(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)
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Du vent dans les branches de l'orme
Barbara Lambert (Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines)
La métamorphose pose la question du sujet dans l'objet, ou plus spécifiquement de la conservation du sujet dans l'objet. La métamorphose, nous dit Ovide, ne défait pas l'intégrité de l'âme, elle la conserve pleine et entière en dépit de la transformation qu'elle lui fait subir :
En laissant de côté la question de l'âme et en ne considérant la métamorphose que sous l'angle de la relation sujet-objet, on pourrait dire que la métamorphose réalise l'union parfaite du sujet et de l'objet. Si le sujet métamorphosé "change de forme," il n'en demeure pas moins lui-même sous une autre forme. En l'autre, il ne cesse d'être ce qu'il a toujours été. Pour reprendre l'image de la "cire malléable" employée par Ovide, la métamorphose "conserve le même dans l'autre." Qu'importe la forme, l'autre reste le même, l'autre est toujours le même, "la cire est toujours bien la même cire." Coïncidence ? L'image ovidienne de la cire malléable apparaît dans The Waves qui, quoique légèrement modifiée, ne laisse pas moins percer l'idée que nous abritons sous des dehors divers un seul et même principe : __________ 1. Ovide, Les Métamorphoses, Livre III. Paris: Les Belles Lettres, 1988, p. 126.
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"The wax," dit Bernard, "- the virginal wax that coats the spine melted in different patches for each of us." [2] Si la "cire virginale," en coulant, épouse à chaque fois des formes différentes, elle est, précise Woolf, enveloppe : elle recouvre la colonne vertébrale qui est en chacun de nous et nous sert à tous de support premier. Sous la pellicule de cire qui, dirait Ovide, "change sans cesse de forme," la colonne vertébrale demeure qui "est toujours la même." Si la transcription woolfienne de l'image ovidienne fait apparaître la nécessité de trouer la couche de cire pour retrouver la colonne vertébrale qui me fait "même que l'autre," elle témoigne cependant d'une croyance en la possibilité de ré-unir le même et l'autre, le sujet et l'objet, sans que ceux-ci ne s'aliènent mutuellement. Sous les images de la cire malléable et de la cire virginale affleure cette idée qu'on trouve notamment dans la doctrine chrétienne de la transsubstantiation d'après laquelle les mondes naturel, humain et divin seraient tout un. [3] Si l'oeuvre woolfienne paraît résolument imperméable à une croyance en une quelconque transcendance divine, elle n'en laisse pas moins filtrer un désir acharné - parce que désespéré - de croire en une forme de transcendance. J'en veux pour exemple la "théorie transcendentale" de Clarissa Dalloway dont la romancière ne manque pas de souligner qu'elle a sa source dans "son horreur de la mort" :
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2. Woolf, Virginia. The Waves. London: Penguin Books (1931) 1992,
pp. 185-6.
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Lorsque Ovide évoque la métamorphose et la conservation de l'âme à travers des formes différentes, c'est précisément afin de convaincre les hommes que la mort est un accident de la vie et partant, qu'il est inutile de la craindre :
"Tout change, rien ne périt," on touche ici au principe même de la métamorphose. Non seulement le sujet métamorphosé demeure malgré sa transformation, mais il demeure précisément du fait qu'il a été transformé, qu'il a changé. Par le changement, le sujet demeure, il survit. Ainsi, parallèlement à l'idée que la métamorphose est agent de continuité entre le même et l'autre, se dégage l'idée que la métamorphose assure une continuité entre la vie et la mort. Les deux idées, du reste, se recoupent : l'on sait les liens qui unissent l'autre et la mort. Comme l'a joliment résumé Maurice Blanchot, "La mort, nous n'y sommes pas habitués." [5] La mort est ce grand autre, cet autre inconnaissable où le sujet s'abîme et se dissout. L'on saisit ici en quoi l'argument développé par le poète latin est susceptible d'apaiser la crainte de Mrs Dalloway. Entre les deux passages, les échos sont nombreux, même si Ovide affirme ce que Woolf ne peut exprimer autrement que sur le mode d'un désir par défaut, d'un désir contraint par la hantise d'une mort que Clarissa voudrait ne pas voir comme définitive. Il est au reste symptômatique que la romancière évoque non pas la "survie de l'âme" mais la survie de cette "partie de nous" qui, enfouie, souterraine, demeure éternellement obscure. Entre cette chose ensevelie qui, jamais, ne remonte à la lumière du "visible" et cette chose "à dire" qui, toujours, reste en-deçà de la parole, il est tentant de jeter un pont. L'on sent pointer derrière la crainte de la mort __________ 5. Blanchot, Maurice. Le pas au-delà. Paris : Gallimard, 1973, p. 7.
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qu'éprouve Mrs Dalloway la peur d'une autre mort, celle des mots que l'écrivain en général et l'écrivain moderne en particulier cherchent obstinément à soustraire au travail du temps. Derrière l'espoir que caresse Clarissa de survivre, de "demeurer" sous une forme autre, se cache l'espoir qu'a l'écrivain de faire oeuvre durable, d'opérer l'union du sujet et de l'objet. Si donc la métamorphose est susceptible de dissiper la crainte des vivants face à la mort, elle est aussi susceptible d'un rapprochement avec le geste même de l'écriture. Car la métamorphose qui conserve le même dans l'autre "réalise" le stable à partir de l'instable : pour qu'il y ait stabilité, il faut qu'il y ait eu changement. Or l'instable, le fluctuant et le mouvant, est précisément ce à quoi l'artiste est condamné à donner forme. Dans la métamorphose, le permanent s'édifie à partir du changeant, le mobile crée l'immobile. Il est intéressant de noter que l'idée va à l'encontre du principe selon lequel Dieu, parfait et donc immobile, aurait créé l'univers, associé, lui, au mobile. Comme le rappelle Dante au "Chant I" du Paradis :
L'Empyrée, le séjour de Dieu, est immobile "parce qu'il a en soi, et dans toutes ses parties ce que réclame sa nature, à savoir le Bien suprême." Au cÏur de l'Empyrée "évolue le plus ardent des cieux" qui "se roule à l'intérieur de lui, avec une vitesse fougueuse, née du désir qu'éprouve chacune de ses parties de participer de son mieux au Bien suprême." [7] Si l'ordre divin installe le mobile au coeur de l'immobile, ce n'est que pour mieux marquer la primauté de l'immobile. Le principe métamorphique fait au contraire du mobile la condition de réalisation de l'immobile. Le principe métamorphique d'après lequel le stable passerait par le mouvement, par un mouvement perpétuel, souligne Ovide, fait songer à la nature et à ses cycles. La nature qui se renouvelle sans cesse survit, elle demeure précisément par le changement. Comme l'écrit Spenser dans ses Mutabilitie Cantoes, si les éléments naturels changent incessamment, ce n'est que pour "se changer en eux-mêmes" : __________
6. Dante, La Divine Comédie.Paris: Librairie Garnier (1966)
1982, trad. Henri Longnon, Le Paradis, Chant I, p. 366.
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L'on retrouve ici les deux principes conjoints que nous avons reconnus à la métamorphose, à savoir la conservation du même dans l'autre et l'affirmation de la stabilité par le changement. Que les éléments fassent un seul et même corps - "Yet all are in one body, and as one appeare" - se perpétuant de lui-même par un changement perpétuel, implique l'existence d'un ordre parallèle et donc distinct de l'ordre divin. Comme l'a indiqué Northrop Frye qui, d'ailleurs, balance la vision des Mutabilitie Cantoes avec celle qui est à l'oeuvre dans Le Paradis de Dante, Spenser ne confond pas l'ordre naturel et l'ordre divin, il les juxtapose. [9] Modèle d'ordre, la nature est le lieu d'une transcendance dont le principe s'oppose au principe de la transcendance divine. Elle est le lieu d'une transcendance réglée par le mouvement, d'une transcendance reposant sur un "principe métamorphique." Si, comme je l'ai avancé, l'oeuvre woolfienne est perméable à une forme de transcendance indépendante de la transcendance divine, alors celle-ci s'apparenterait à la transcendance que donne à voir la nature qui fait du mobile, du mouvant et du fluctuant, la condition de réalisation de l'immobile, du permanent. Partant, on peut imaginer que Woolf, reconnais-sant dans le principe régissant l'économie naturelle un agent d'ordre et de permanence, y ait en même temps reconnu le principe de l'écriture qui, à partir du mobile, réalise l'union accomplie du sujet et de l'objet à laquelle on juge la solidité d'une oeuvre, son "immobilité." __________
8. The Penguin Book of English Verse. ed. by John Hayward. Hardmondsworth:
Penguin Books (1956) 1985, pp. 20-21.
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L'idée selon laquelle Woolf, écrivain moderne s'il en est, reconnaîtrait en la nature un modèle d'ordre et de stabilité ne laisse pas pourtant de paraître singulièrement anachronique. En 1884, déjà, Huysmans, par la voix de Des Esseintes, raillait dans A Rebours "cette sempiternelle radoteuse" - la nature - qui, disait-il, avait "usé la débonnaire admiration des vrais artistes," qui, en un mot, avait "fait son temps." [10] En 1927, quand To the Lighthouse paraît, la position de l'artiste face à la nature est plus radicale encore, qui lui prête un caractère d'insensibilité, voire d'agressivité inconnu jusqu'alors. Comme l'écrit Malcolm Bradbury, "[...] nature seemed an aggression against the self, and the self seemed to be able to discover only defacement, despair and defeat." [11] Après la Révolution Industrielle, la Grande Guerre a passé en effet, qui, en rougis-sant la terre du sang des hommes, a vicié la perception de la nature : entre le monde intérieur de l'artiste et le spectacle du monde, une fracture s'est opérée, qui semble irréductible. Réduire la fracture, c'est bien de cela qu'il s'agit dans To the Lighthouse. Réduire la fracture ou relier l'île au phare, relier, pour reprendre l'image de Lily Briscoe, "la masse de droite et la masse de gauche" [12] ou, comme dirait Mr Ramsay, relier "le sujet et l'objet." Il y a, je crois, matière à penser que To the Lighthouse ne narre pas autre chose que l'histoire de la fracture qui sépare le sujet de l'objet [13] et qui ordonne l'opération d'un travail de "réduction." La critique a souligné, au reste, la post-modernité de l'oeuvre romanesque woolfienne. [14] Par-delà l'histoire du divorce du sujet et de l'objet, telle est ici mon hypothèse de travail, To The Lighthouse raconterait l'effondrement du modèle naturel qui est à l'origine de cette fracture et, à travers lui, l'effondrement du principe de création que donne à voir la nature, de ce principe métamorphique qui permet de créer l'immobile. __________
10. Huysmans, J. K. A Rebours. Paris: Gallimard (1884) 1977, p. 103.
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Si j'ai choisi d'étudier la métamorphose de Mrs Ramsay en un orme immobile environné par le vent, [15] c'est parce que l'image figure à la perfection l'immobile au cÏur du mobile, le stable au centre de l'instable. C'est aussi parce que l'équation "Subject and object and the nature of reality" est associée à une table que Lily Briscoe voit apparaître "dans la fourche d'un poirier" - "in the fork of a pear tree," (28) ce qui laisse entendre une relation entre l'arbre et la résolution de cette équation. C'est enfin parce que la métamorphose de Mrs Ramsay dont on sait le pouvoir "créateur" montre le lien qu'il faut faire entre la capacité du personnage à "opérer l'immobile" et sa pénétration du principe qui règle l'économie naturelle. La saisie de ce principe passe par le regard, elle passe par le visible, ce qui ne fait que mettre en relief la primauté du mobile sur l'immobile. Comme si elle était tout entière acquise à l'idée que le visible ouvre à l'invisible, le mouvant au permanent, Mrs Ramsay implore son très scientifique mari de "regarder" et de "sentir" : "Well, look then, feel then," (43) "Well, then, look tonight," (74) ne cesse-t-elle de lui répéter. En vain, Mr Ramsay qui ne connaît que les lois du baromètre et du gyromètre - "the barometer falling and the wind due west," (37) demeure "aveugle, sourd et muet aux choses ordinaires" :
Que la capacité de métamorphose de Mrs Ramsay passe par le regard apparaît clairement dans le fait qu'elle reconnaît en lui le moyen d'accomplir l'union parfaite du sujet et de l'objet. Non seulement le regard permet à Mrs Ramsay de "devenir la chose qu'elle regarde" : "Often she found herself sitting and looking, sitting and looking, with her work in her hands until she became the thing she looked at." (70) Mais, grâce au regard, par le regard, l'objet lui-même se meut et se fond dans le sujet :
__________ 15. La métamorphose de Mrs Ramsay en un arbre porteur de fruits et de fleurs (44) a fait l'objet de nombreux commentaires. Le pouvoir métamorphique du personnage ne se limite pas à l'arbre. Il lui pousse tour à tour des pétales (44, 129), une coquille (44) et des antennes (116). Lisant de la poésie, elle sautille d'un vers à l'autre (129) comme "Joseph and Mary", les corneilles qu'elle observe de la fenêtre de sa chambre (88).
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Par le regard de Mrs Ramsay, le sujet et l'objet ne font plus qu'un : l'autre et le même sont un, l'autre est le même. L'autre en lequel se fond Mrs Ramsay, il convient de le noter, est "inanimé" et revêt la forme d'éléments naturels - "des arbres, des rivières, des fleurs." A travers cette indication se marque le rejet du principe de la transcendance divine et la reconnaissance du principe de la transcendance naturelle. Pour Mrs Ramsay, le mobile est premier, qui a en lui la faculté de créer l'immobile. Que Mrs Ramsay repousse, comme son mari (224) et même Nancy (83), la possibilité d'une quelconque existence divine - "How could any Lord have made this world, she asked" (71) - ne fait au reste que conforter cette idée. La reconnaissance de l'ordre naturel et la nécessité de faire sien le principe qui y préside apparaissent clairement dans la scène où, déstabilisée par l'éparpillement des convives unis pendant le dîner, Mrs Ramsay "assure sa position" en prenant appui sur "les branches de l'orme" :
Le personnage, soumis à la loi du mouvement et du changement, "rectifie," redresse, réordonne son monde à partir du modèle naturel. Car la nature fait bien "modèle." La nature fournit un modèle d'ordre sur lequel Mrs Ramsay règle sa conduite : agitées par le vent, les branches, toujours, s'immobilisent, le mouvement, toujours, fait place au repos, selon le principe même qui régit l'économie naturelle, selon le principe à l'oeuvre dans la métamorphose. La démarche de Mrs Ramsay laisse entendre que le personnage se reconnaît en la nature, qu'entre son monde et le monde naturel, il y a prolongement, continuité, complémentarité : comme les branches dans le vent, Mrs Ramsay est agitée. La démarche met en lumière l'opération du regard qui, jetant un pont entre Mrs Ramsay et la nature, produit le stable. On le voit ici, le lien est ténu entre le principe naturel et le principe du
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regard qui ont en commun d'opérer l'immobile à partir du mobile. La mise à jour d'un tel lien n'est pas indifférente dans la mesure où elle marque la relation qu'il faut faire entre le principe de la représentation et le principe par lequel la nature "se transforme en elle-même" : comme le principe métamorphique qui garantit l'ordre naturel - sa pérennité, le regard de l'artiste, qui est à la croisée du sujet et de l'objet, opère le stable en "métamorphosant" le sujet, en le fondant dans l'objet. Que Mrs Ramsay soit pénétrée du principe qui règle l'économie naturelle, qu'elle soit pénétrée du "principe de regard," transparaît clairement dans le fait qu'elle parvient, après avoir pris appui sur les branches de l'orme, à se métamorphoser. Sa métamorphose est une fois encore commandée par l'expérience du mouvement, elle est commandée par l'expérience d'un "trouble" lié à l'obsession de gloire qui agite constamment Mr Ramsay - "He was always uneasy about himself. That troubled her," (128) ce qui laisse entendre un lien entre le professeur de philosophie et le vent. J'y reviendrai plus loin. Troublée, agitée comme l'orme dans le vent, Mrs Ramsay parvient à "s'immobiliser comme un arbre quand la brise tombe" : "she grew still like a tree which has been tossing and quivering and now, when the breeze falls, settles, leaf by leaf, into quiet." (128) On le voit bien ici, le calme, l'immobile, est second par rapport au mobile : Mrs Ramsay "devient" immobile - "she grew still." Elle "devient immobile comme un arbre qui s'enfonce dans le calme" - "settles [...] into quiet" - "quand la brise tombe" - "when the breeze falls." A chaque fois, le mouvement prélude au repos. En prenant appui sur les branches de l'orme, Mrs Ramsay s'est bel et bien pénétrée du principe qui opère le stable à partir de l'instable : elle s'est métamorphosée, elle s'est immobilisée. Fort du principe qui coule en l'arbre, le personnage est en mesure d'accomplir une métamorphose, il est doué du pouvoir de créer l'immobile. La scène dans la "nursery" est particulièrement intéressante, qui montre que la faculté de Mrs Ramsay à opérer l'immobile repose tout entière sur sa maîtrise du principe métamorphique à l'oeuvre dans la nature. Dans cette scène, en effet, il n'est pas question d'autre chose que d'opérer le passage du mobile à l'immobile : Mrs Ramsay qui, lorsqu'elle pénètre dans leur chambre, trouve "James parfaitement éveillé" et Cam "assise toute droite" sur son lit (123), transporte ses enfants de l'état de veille à l'état de sommeil. Agités, les enfants s'apaisent et s'endorment, ils s'immobilisent comme les branches de l'orme à la tombée du vent.
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L'immobilisation de Cam et de James passe significativement par l'opération d'une métamorphose : Mrs Ramsay métamorphose le crâne accroché au mur de la chambre en un paysage naturel, ce qui, par parenthèse, conforte l'idée que le personnage reconnaît en la nature un agent d'ordre et de stabilité. Le rythme du passage qui abonde en répétitions et en récurrences sonores [16] montre l'importance attachée au mouvement, que soulignent au reste les déplacements de Mrs Ramsay à travers la pièce, le geste de sa main qui se saisit vivement du châle et l'enroule autour du crâne et les inflexions de sa voix. Le mouvement est indispensable à l'opération du repos. L'immobile passe par le mobile. Comme pour mieux marquer la primauté du mobile sur l'immobile, l'auteur juge bon de signaler que le vent souffle au-dehors tandis qu'au-dedans Mrs Ramsay immobilise Cam et James : "For it was windy (she stood a moment to look out)," nous dit-on juste avant que le personnage n'entre dans la chambre des enfants (122-123). L'immobile est au centre du mobile : le vent, le mobile, ne s'enroule pas à l'intérieur de l'immobile, il l'entoure. L'image de l'Empyrée de Dante est inversée. Mais Woolf ne se contente pas de signaler la présence du vent, qui précise encore que Mrs Ramsay "entend le vent" et, fait plus remarquable, qu'elle "frissonne" (125). Mrs Ramsay et l'orme ne font qu'un. La métamorphose a pleinement opéré qui, fondant le personnage et l'arbre l'un en l'autre, "réalise" l'immobile. Le lien qui unit Mrs Ramsay et l'arbre se confirme dans "Time Passes" où, quelques lignes seulement avant l'annonce de la mort du personnage (140), des arbres qui ressemblent à des "dalles funéraires en morceaux" apparaissent "ravagés" : __________ 16. " 'Well then,' said Mrs Ramsay, 'we will cover it up,' and they all watched her go to the chest of drawers, and open the little drawers quickly one after another, and not seeing anything that would do, she quickly took her own shawl off and wound it round and round and round, and then she came back to Cam and laid her head almost flat on the pillow beside Cam's and said how lovely it looked now; how the fairies would love it ; it was like a bird's nest ; it was like a beautiful mountain such as she had seen abroad, with valleys and flowers and bells ringing and birds singing and little goats and antelopes ... She could see the words echoing as she spoke them rhythmically in Cam's mind, and Cam was repeating after her how it was like a mountain, a bird's nest, a garden, and there were little antelopes, and her eyes were opening and shutting, and Mrs Ramsay went on saying still more monotonously, and more rhythmically and more nonsensically, how she must shut her eyes and go to sleep and dream of mountains and valleys and stars falling and parrots and antelopes and gardens, and everything lovely, she said, raising her head very slowly and speaking more and more mechanically, until she sat upright and saw that Cam was asleep", pp. 124-5.
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Le parallèle tracé entre les "arbres ravagés" et les "dalles funéraires en morceaux" ne rend que plus évidente la relation qu'il faut faire entre la défunte et l'arbre. Sous l'image des "arbres tombeaux" affleure l'image de la dépouille de Mrs Ramsay déposée dans le corps de l'arbre. Comme si la peau flétrie du personnage et l'écorce meurtrie des arbres ne faisaient qu'un. L'état de délabrement des dalles pointe en effet en direction de l'état de corruption qui fait son oeuvre dans le corps de Mrs Ramsay et ronge les arbres que le vent fait ployer et dépouille de leurs feuilles :
Le vent interdit tout repos aux arbres. Le mouvement ne permet plus d'atteindre le repos, au contraire, il l'anéantit, le "détruit." Le couple "wind and destruction" nous renvoie au couple formé par "les arbres ravagés" et "les dalles en morceaux." Or les dalles, précise Woolf, sont gravées de récits de mort sur les champs de bataille - "where gold letters on marble pages describe death in battle." Se tisse ainsi presque imperceptiblement, souterrainement, [17] pourrait-on dire, un lien entre la guerre et le vent "destructeur" qui ravage les arbres et partant, entre la guerre et l'impossi-bilité d'atteindre l'immobile. L'image du vent de la guerre qui, au lieu d'opérer le repos, empêche les arbres de toucher à l'immobilité rend au reste parfaitement compte de la responsabilité de la guerre dans la corruption du principe qui règle l'ordre naturel. Entre le mobile et l'immobile, nous dit l'auteur, le lien est rompu : "Night after night, summer and winter, the torment of storms, the arrow-like stillness of fine weather, held their court without interference." (146) __________ 17. L'étude des différentes versions de "Time Passes" a montré comment Virginia Woolf s'était efforcée de gommer la présence de la Grande Guerre du corps de son texte, qui occupait au départ une place infiniment plus importante que celle qu'elle tient dans la version qui nous est parvenue. Voir James M. Haule, "To the Lighthouse and the Great War. The Evidence of Virginia Woolf's Revisions of 'Time Passes' ", Virginia Woolf and War. Fiction, Reality and Myth. Mark Hussey ed. Syracuse: Syracuse University Press, 1991, p.164-179.
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Le mobile et l'immobile ne se rejoignent plus. L'impossibilité de recouvrer le repos par le mouvement transparaît dans l'image des "dormeurs éveillés" qui, ne pouvant trouver le sommeil, ne cessent tout au long de "Time Passes" d'arpenter la plage où ils cherchent "une réponse à leurs doutes." (140) L'image des dormeurs éveillés, significativement, apparaît pour la première fois dans le passage où est annoncée la mort de Mrs Ramsay et où les arbres battus par le vent sont comparés à des dalles funéraires (139-140). Plus les dormeurs parcourent la plage et plus l'espoir de trouver le repos s'amenuise, plus "la beauté extérieure" s'écarte de "la beauté intérieure" : "It was difficult [...] to continue, as one walked by the sea, to marvel how beauty outside mirrored beauty within." (146) Entre "la beauté extérieure" et "la beauté intérieure," entre l'objet et le sujet, une fracture se dessine qui se creuse à mesure que se confirme l'absence de relation - "d'interférence" - entre le mobile et l'immobile. Or, le texte le fait apparaître on ne peut plus clairement, cette fracture est l'effet de la guerre qui, en déposant ses stigmates sur la nature, abîme le regard :
Au sein de l'ordre naturel, le chaos de la guerre arrête, déroute et finit par perdre le regard ; les stigmates de la guerre font comme une entaille dans le regard qui ne peut plus embrasser le spectacle de la nature pérenne sans y saisir en même temps le spectacle de la mortalité humaine. Le regard se brise sur un obstacle qu'il est impossible d'ignorer. Il se fige. Le mobile se fige. Le mobile est comme pétrifié, le regard comme "médusé." Le regard s'abîme dans le spectacle de l'immobile qui lui est devenu étranger : "to pace the beach was impossible ; contemplation was unendurable ; the mirror was broken." (146)
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La syntaxe et la ponctuation de la phrase rendent parfaitement compte de la nécessité de relier les trois segments qui la constituent. Si le miroir est brisé, si la "beauté extérieure" ne reflète plus la "beauté intérieure," c'est parce que le mobile et l'immobile sont disjoints, parce que le mobile ne se reconnaît plus dans l'immobile. Si "l'impossibilité d'arpenter la plage" traduit l'impossibilité des dormeurs à trouver le repos par le mouvement, le caractère "insoutenable" de "la contemplation" marque la souffrance attachée à l'impossibilité de recouvrer un regard apaisé, de relier le mobile et l'immobile. A travers le terme "unendurable," on touche au reste à la fois à l'insoutenable et au "non-durable." La guerre a ouvert une brèche dans le regard qui ne peut plus s'accommoder à l'immobile. L'artiste est "interdit de repos." L'image du réveil douloureux de Lily Briscoe sur laquelle se referme "Time Passes" est on ne peut plus éloquente :
Il faudra à Lily tout l'acharnement des modernes à combattre la faillite du regard pour parvenir à la "vision" sur laquelle se clôt le roman. La nature du travail fourni par la peintre, pour être pleinement appréciée, demande à être mesurée à l'aune du travail accompli dix ans plus tôt par Mrs Ramsay, avant que n'éclate la guerre. Entre l'oeuvre achevée par la défunte et l'oeuvre à faire naître, il n'est, selon Lily, qu'une différence de "sphère." Comme Mrs Ramsay, la peintre cherche à "faire du moment quelque chose de permanent" :
Comme Mrs Ramsay, Lily cherche à créer l'immobile à partir du mobile. Comme Mrs Ramsay, la peintre rejette le principe d'après lequel l'immobile serait premier, le mobile second, elle "croit" en la capacité du mobile à créer l'immobile : "In the midst of chaos there was shape ; this eternal passing and flowing (she looked at the clouds going and the leaves shaking) was struck into stability." (176) Entre Mrs Ramsay et Lily, un lien de filiation apparaît, comme si la défunte continuait de vivre en la peintre, comme si Lily Briscoe abritait,
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non pas l'âme chère à Ovide, mais, pour reprendre les termes de Clarissa Dalloway, "la partie invisible" de Mrs Ramsay. La partie invisible de Mrs Ramsay est "révélée" à Lily Briscoe, elle remonte à la surface du visible, comme si la "couche de cire virginale" percée, la "colonne vertébrale" de la défunte apparaissait soudain, qui est bien "la même" que celle de la peintre : comme Mrs Ramsay, Lily Briscoe cherche à "faire du moment quelque chose de permanent." On voit ici que la partie invisible de Mrs Ramsay qui survit en Lily Briscoe et qui fait que la défunte et la peintre sont "une" est bel et bien reliée, comme je l'ai avancé plus haut, au geste artistique qui, à partir du mobile, crée l'immobile. Ainsi, Mrs Ramsay se serait "métamorphosée" en Lily Briscoe. La métamorphose n'a pourtant pas opéré comme elle aurait dû le faire. Lily Briscoe est "habitée" par Mrs Ramsay : le spectre de la défunte hante la peintre, et avec lui, le spectre de "la beauté du monde," de cette "beauté extérieure" qui, depuis la guerre et la fracture du regard, se refuse à refléter la "beauté intérieure." L'espace d'un instant, Lily Briscoe cède au fol espoir de parvenir, avec l'aide de Mr Carmichael, à ressusciter la beauté et Mrs Ramsay :
Entre l'explication qu'exige Lily et la réponse que les dormeurs de "Time Passes" avaient vainement cherchée sur la plage, la distance est faible, pour ne pas dire nulle. Ici comme là, la mort fait obstacle, qui empêche de saisir le pérenne et le durable, qui interdit de contempler l'immobile. A travers la mort de Mrs Ramsay, c'est la mort d'un principe de représentation que pleure Lily Briscoe, de ce principe métamorphique à l'oeuvre dans la nature que l'artiste endeuillé a perdu avec la guerre. L'immobile est un spectre. Tel une vapeur ou une fumée, l'immobile se dilate et se disperse chaque fois que l'on croit enfin le tenir. Le désir de l'immobile n'en demeure pas moins là. L'immobile poursuit et tourmente l'artiste moderne dont le "regard" n'opère plus. Habitée par le spectre de Mrs Ramsay, Lily Briscoe
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est habitée par le spectre de l'immobile qui l'abîme et qui la ronge. Son regard brisé embrasse le vide :
Le mobile étreint le vide. L'immobile a disparu. Comme pour mieux marquer la relation qu'il faut faire entre la disparition de l'immobile et la caducité du modèle naturel corrompu par la guerre, Woolf souligne l'artificialité, la vacuité, de l'oeuvre naturelle : la "vague," le "murmure du jardin" dessinent des "courbes" et des "arabesques" qui "fleurissent autour du vide." Artificiel, vide, l'art de la "beauté du monde" est mort, et avec lui, l'art de l'immobile dont il reste à faire le deuil. Car le spectre de l'immobile menace d'engloutir Lily Briscoe qui s'absorbe et se consume lentement dans l'objet de sa perte, qui cherche désespérément à "faire revenir la beauté et Mrs Ramsay." On conçoit dès lors que l'achèvement du tableau de Lily revête les allures d'un véritable travail de deuil. Entre Lily, le "lys," et la thématique du deuil, le lien nous est au reste familie : les Grecs, on le sait, associaient la fleur aux cérémonies qu'ils consacraient à leurs morts, cérémonies indispensables à l'effectuation du deuil. Comme l'endeuillé qui s'abîme dans la mélancolie, Lily a "introjecté" l'objet perdu : hantée par le fantôme de Mrs Ramsay, habitée par le spectre de l'immobile, la peintre est obsédée par l'idée que son tableau "finira au grenier." (173, 195) L'idée, pourtant, fait son chemin, qu'elle finit par accepter : "It would be hung in the attics, she thought ; it would be destroyed. But what did that matter ? she asked herself, taking up her brush again." (225-6) Que Lily envisage sereinement la mort de son oeuvre au moment précis où elle achève son tableau montre que le travail de deuil a pleinement opéré : non seulement la peintre a admis l'impossibilité de créer l'immobile, mais elle a en outre accepté que son oeuvre puisse être mobile.
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Le travail de deuil s'accomplit en deux temps, qui s'ordonne autour d'une prise de conscience puis d'une mise à distance. Quand, contemplant à nouveau le vide laissé par la défunte, Lily constate que celui-ci n'a plus aucun effet sur elle, la "monotonie" de la "beauté" de Mrs Ramsay frappe la peintre :
Si la saisie du vide n'a plus prise sur Lily, si la peintre "n'a plus besoin de Mrs Ramsay," c'est parce qu'elle a pris conscience du pouvoir aliénant de la défunte, parce qu'elle a compris que "la beauté offense les gens," qu'elle anéantit l'objet : la beauté est "toujours la même." L'on voit ici comment le principe métamorphique qui conserve le même dans l'autre, qui fait que l'autre est "toujours le même," fige, tue, l'autre. Fondant le sujet dans l'objet, le principe métamorphique déforme, pétrifie l'objet. Il assujettit l'objet, il le tue. Le rejet de Mrs Ramsay marque le triomphe de Lily, de cet objet mort qui, se dégageant de l'emprise du sujet qui l'avait anéanti, redevient sujet, revient à la vie. Revenant à la vie, la peintre se tourne vers le "vivace," vers le mobile. Elle se tourne vers Mr Ramsay. A peine est-elle en effet parvenue à se défaire des liens qui l'attachaient à la défunte que Lily se sent irrésistiblement attirée vers le bateau qui avance dans la baie. Lily "a besoin de Mr Ramsay" : "Where was that boat now? Mr Ramsay? She wanted him." (219) Que l'élan de Lily pour Mr Ramsay traduise la tension de l'artiste vers le mobile transparaît clairement dans le fait que Mr Ramsay est, d'un bout à l'autre du roman, associé au vent. En se détournant de Mrs Ramsay et en se tournant vers son mari, Lily Briscoe se détourne de l'immobile pour se tourner vers le mobile, elle se détourne du modèle de l'arbre pour se tourner vers le modèle du vent. Si Lily a tant besoin du mobile, si elle a tant besoin de Mr Ramsay, c'est parce que celui-ci va lui permettre de prendre ses distances par rapport à Mrs Ramsay, parce qu'il va lui permettre de se détacher de l'immobile. |
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"Distance had an extraordinary power," constate-t-elle en se tournant vers le bateau (204). Le vent qui pousse le bateau loin du rivage de l'île va pousser la peintre loin du rivage de l'immobile. On comprend dès lors que la vision de Lily se produise au moment-même où Mr Ramsay atteint le phare. Pour que la vision opère, la peintre a dû étirer "son corps et son esprit" (225) jusqu'au phare, elle a dû s'éloigner de l'île, de l'immobile. Entre l'immobile et la vision, comme entre l'île et le phare, il y a le vent, le mobile. La vision est un "instant d'immobilité." Elle dure l'espace d'une seconde - "she saw it clear for a second." (226) La vision est un immobile distancié, un immobile qui n'ex-clue pas le mobile, qui l'intègre, l'admet. Lily Briscoe a fait son deuil. Saisissant son pinceau, elle trace au centre de la toile, non pas l'arbre qu'au cours du dîner elle avait résolu de "mettre plus au milieu" - "I shall put the tree further in the middle," (92) mais "une ligne," une figure abstraite, distanciée de l'arbre. Par cette ligne, Lily relie la "masse de droite" et la "masse de gauche," elle relie le sujet et l'objet. Le tableau achevé figure abstraitement l'arbre où était apparue la table représentant l'équation "Subject and object and the nature of reality," cette même table aux deux extrémités de laquelle Lily se souvient avoir vu Mr et Mrs Ramsay : "[...] there they were, he at one end of the table, she at the other, as usual." (217) Par la ligne, la peintre relie Mr et Mrs Ramsay, elle relie le mobile et l'immobile et saisit du même coup la "nature de la réalité." Lily Briscoe, "soulagée" à la pensée qu'elle est "finalement parvenue à donner à Mr Ramsay ce qu'elle voulait" - "Ah, but she was relieved. What-ever she had wanted to give him, [...] she had given him at last," (225) a résolu l'équation sur laquelle avait buté le professeur de philosophie. Elle a réduit la fracture. Au reste, la réduction de la fracture ne pouvait être opérée que par Lily qui, en faisant le deuil de Mrs Ramsay, en prenant ses distances par rapport à l'immobile, est parvenue à la vision, à "la nature de la réalité." Car la réalité n'est pas immobile, elle est à la croisée de l'immobile et du mobile, qui se laisse saisir de loin et fugacement.
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Ouvrages cités : Blanchot, Maurice. Le pas au-delà. Paris: Gallimard, 1973. Bradbury, Malcolm. The Modern World. Ten Great Writers. London: Penguin Books, 1988. Caughie, Pamela L. Virginia Woolf and Postmodernism. Literature in Quest and Question of Itself. Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 1991. Dante. La Divine Comédie. Paris: Librairie Garnier (1966) 1982, trad. Henri Longnon. Frye, Northrop. Anatomy of Criticism. Princeton: Princeton University Press (1957) 1973. Hussey, Mark ed. Virginia Woolf and War. Fiction, Reality and Myth. Syracuse: Syracuse University Press, 1991. Hussey, Mark & Neverow-Turk, Vara ed. Virginia Woolf Miscellanies. Proceedings of the First Annual Conference on Virginia Woolf. New York: Pace University Press, 1992. Huysmans, J. K. A Rebours. Paris: Gallimard (1884) 1977. Ovide. Les Métamorphoses . Paris: Les Belles Lettres, 1988. Woolf, Virginia. Mrs Dalloway. London: Grafton Books (1925) 1988. To the Lighthouse. London: Penguin Books (1927) 1992.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)