(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Récit de métamorphoses, métamorphoses du récit dans "The Shooting Party"

Christine Reynier (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

La première trace que l'on trouve de "The Shooting Party," [1] nouvelle sybilline et rarement citée, est un manuscrit daté du 19 Janvier 1932. La nouvelle s'intitulait alors "Country House Life," commençait par "Chk', said Miss Antonia, pinching her glasses on her nose," ce qui est actuellement le début du deuxième paragraphe, et se terminait par "And then, King Edward in the silver frame slid, toppled and fell too." Ce n'est que cinq ans plus tard que l'auteur rajouta le premier et les deux derniers paragraphes et c'est sous cette forme que la nouvelle, rebaptisée "The Shooting Party," fut publiée pour la première fois dans le Harper's Bazaar, à New York et à Londres, en Mars 1938, avant d'être reprise dans le recueil posthume A Haunted House and Other Stories. [2]

La genèse de cette nouvelle a le mérite de mettre en relief la méthode de l'auteur ainsi que le feuilleté de son écriture. La première version, "Country House Life," peut se lire comme une caricature et ce, selon le désir de l'auteur puisque Virginia Woolf l'avait incluse, avec "The Royal Navy" et "The Great Jeweller," dans une liste de caricatures qu'elle projetait d'écrire :

I could write a book of caricatures. Christabel's story of the Hall Caines suggested a caricature of Country House Life, with the red-brown pheasants. [3]

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1. Virginia Woolf. The Complete Shorter Fiction. Susan Dick ed. London: Grafton Books, 1991.
2. London: The Hogarth Press, 1943.
3. The Diary of Virginia Woolf, Vol. IV, 1931-1935. London: The Hogarth Press, 1982, 29 Décembre 1931. Voir à ce sujet Susan Dick, p. 315-316.

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Cependant, le récit, peut-être aux dépens de son auteur, dépasse largement les limites de la caricature ; il verse dans le fantastique, évoque des métamorphoses qui acquièrent au fil des pages une dimension métaphorique et inscrivent l'indicible au coeur du texte. L'ajout ultime du récit-cadre métamorphose à son tour le récit, le faisant basculer du côté de l'abîme et laissant entrevoir le monde secret de l'écriture.

La caricature

En apparence, cette nouvelle évoque, comme l'indique le titre, une partie de chasse, thème traditionnel s'il en est, maintes fois abordé en littérature et en peinture. La partie de chasse apparaît une première fois en un contrepoint ironique à l'évocation des Rashleigh par Miss Antonia, la soeur cadette, comme une race d'aventuriers. Puis, dans un deuxième temps, les poules faisanes tuées par le Squire font leur entrée dans la maison, sont jetées sur le carrelage de la pièce à gibier, avant de se retrouver sur la table des deux soeurs. Pendant le repas, les coups de fusil se font entendre au loin ; une sorte de suspense s'installe, les soeurs écoutant avec appréhension les coups de fusil puis les pas du Squire qui se rapprochent. La peur grandit jusqu'à ce que le Squire lui-même fasse son entrée dans la salle, interrompant les bavardages de ces deux femmes et que, dans un mouvement d'une brutalité inouïe, il y mette un terme définitif.

La chasse est présentée ici à la fois comme l'occupation traditionnelle de l'aristocratie terrienne et comme celle de l'homme, deux axes que suivra la caricature. Et en effet, pénétrer dans la demeure des Rashleigh, c'est entrer dans un véritable musée des horreurs. La soeur aînée, Miss Rashleigh, est sourde, claudicante et chauve. La soeur cadette, Miss Antonia, est comparée tantôt à une poule, tantôt à un chien ; incapable de sourire, elle grimace ou aboie. Quant au frère, le Squire, il a un visage rougeaud, un pas traînant et une voix blanche. Au grotesque du portrait physique, qui emprunte beaucoup à la fable animalière, s'ajoutent les jeux de l'onomastique qui finissent de transformer ces personnages en "stock-characters."

Le Squire n'a en effet d'autre nom que son titre, qui est d'ailleurs toujours écrit avec une majuscule, tout comme la femme de charge porte un nom banal, Milly Masters, qui reflète sa fonction et son appartenance au maître (Master's). Seule Miss Antonia est individualisée et constitue un

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personnage plus complexe que les autres, sur lequel nous reviendrons. Miss Rashleigh, quant à elle, n'a pas de prénom et apparaît ainsi comme l'emblème de la famille, ces propriétaires terriens qui jadis furent riches. S'ils ont toujours un majordome, un valet de pied, un garde-chasse et une femme de charge, les Rashleigh sont à présent en pleine décadence : leur propre décrépitude physique, l'état de délabrement de la maison et la maigreur des domestiques ("lean men," 255) qui semblent sous-alimentés par un maître avare et ruiné, en sont les signes patents.

Avec une ironie mordante, Virginia Woolf dépeint le déclin et la mort d'une classe emblématique d'une époque. Et rapprocher le portrait caricatural de Miss Rashleigh de la description de la photo du roi Edouard que celle-ci possède permet de voir que ce personnage est à l'image du roi et de la fragilité de la monarchie de l'époque :

Now (her eye) rested on a silver frame ; on a photograph, on an egg-shaped baldish head, on a lip that stuck out under the moustache ; and the name 'Edward' written with a flourish beneath. (255)

Lorsqu'à la fin de la nouvelle, Miss Rashleigh tombe, elle entraîne avec elle le blason de la famille et la photo du roi : "And then, King Edward, in the silver frame, slid, toppled, and fell too." (260) La chute de ce corps de femme apparaît alors comme une représentation allégorique de celle d' Edouard VII et marque la fin d'une ère et d'une civilisation.

Le deuxième volet de la caricature est suggéré par la structure binaire du texte, l'oscillation entre scènes de chasse et scènes d'intérieur, ainsi que par l'opposition forcée entre l'homme qui chasse et la femme qui coud au coin du feu. La chasse est en outre présentée comme un sport violent et destructeur qui a entraîné la mort de plusieurs membres de la famille. Et la brutalité qui sature la nouvelle est le moteur de la caricature : c'est la brutalité du chasseur à l'égard des poules faisanes, la brutalité du Squire envers ses soeurs, la brutalité de Miss Antonia à l'égard de Miss Rashleigh, la brutalité des Rashleigh envers Milly Masters ; c'est la violence léguée en héritage par les ancêtres flibustiers et aventuriers. Le chasseur est dépeint comme le mâle qui impose sa loi aux faibles femmes, les terrorise et les maltraite et dans cette perspective, la partie de chasse devient prétexte à une dénonciation de l'ordre patriarcal.

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Si cette lecture, guidée par le désir de l'auteur, s'impose, elle est loin de rendre compte de l'ensemble de la nouvelle et ne fait même que l'effleurer.

Récit de métamorphoses

"The Shooting Party," que l'auteur l'ait voulu ou non, va bien au-delà de la caricature d'une classe et de cette dénonciation de l'ordre patriarcal qui serait un peu simpliste. Par son opacité-même et par sa densité, le récit révèle un sens métaphorique autre. Au coeur du récit, le corps des deux personnages féminins se transforme en corps animal, corps animal devient à la fois masque et révélateur du corps humain et de ses tribulations. On entre alors dans le monde du fantastique, à moins que ce ne soit celui du fantasme, et trois scènes - la partie de chasse, le repas et la chute finale- semblent à même de donner la clé du récit.

La première, la chasse aux faisans, est évoquée en trois temps. Dans le premier tableau, les poules faisanes sont décrites ainsi :

a cart stood, laid already with soft warm bodies ... The birds seemed alive still, but swooning under their rich damp feathers. They looked relaxed and comfortable. (255)

Dans le second, "the warm damp bodies, still languid and soft, as if in a swoon, were bunched together." (256) Les faisans qui viennent juste d'être tués ont un corps tiède et humide, détendu et alangui ; ils semblent être en train de s'évanouir plutôt que de mourir. Cette douceur et ce bien-être contrastent avec la violence du chasseur qui ne cesse de jurer et tire des coups de fusil qui éclatent comme les aboiements d'un chien ("The guns barked," 256). Enfin, dans le dernier gros plan sur les faisans, "The birds were dead now ... The pheasants looked smaller now, as if their bodies had shrunk together." (257)

Le choix des mots n'est pas innocent. La description des poules faisanes pourrait être celle d'une femme après l'acte sexuel, comme les adjectifs 'warm', 'damp', 'languid', 'swooning', 'relaxed' et 'comfortable' le suggèrent assez clairement. La chasse semble fonctionner comme une métaphore de l'acte sexuel. Les faisans sont les victimes que le Squire poursuit avec impatience ("eagerly,"255), qu'il attaque avec ses chiens puis qu'il jette sur la charrette. Les termes utilisés suggèrent son désir mêlé à une violence certaine, lisible essentiellement dans celle des chiens

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et des fusils, figures métonymiques du chasseur. Les faisans, quant à eux, volent dans le bleu du ciel, "faint blue, pure blue ... the innocent air" (256) ; l'hypallage souligne l'innocence des faisans et les place du côté des victimes. Pourtant, ils ont un corps doux et alangui, et des yeux brillants ; présentés de manière très ambiguë, ils apparaissent comme des victimes sacrificielles, certes, mais des victimes consentantes.

Ceci est à relier à un épisode décrit un peu plus loin dans la nouvelle, celui du repas. En effet, au cours du repas où les deux soeurs, Miss Rashleigh et Miss Antonia, consomment, en l'absence de leur frère, le faisan qu'il a tué et alors qu'elles boivent un verre de porto, on assiste à la métamorphose progressive des deux femmes en faisans au corps alangui : "And their laces and their flounces seemed to quiver, as if their bodies were warm and languid underneath their feathers as they drank." (258)

Puis, en même temps que les coups de fusil du Squire et les aboiements de ses chiens se rapprochent, les deux soeurs voient leur corps se raidir : "And their hands gripped their hands like the claws of dead birds gripping nothing." (259) Cette métamorphose est décrite avec les mêmes termes que ceux utilisés quelques pages plus haut pour évoquer les poules faisanes que chasse le frère.

Que les femmes soient transformées en faisans nous permet de dire que la chasse fonctionne en fait comme une métaphore de la relation incestueuse existant entre le frère et les deux soeurs ; le Squire a d'ailleurs un "visage coupable et souillé" ("the hang-dog, purple-stained face," 255). Les femmes-faisans sont tuées en plein vol par les balles du chasseur au moment où leur corps innocent s'éveillait et s'épanouissait. Sous l'effet des balles ou si l'on préfère, du sadisme du frère, leur corps se recroqueville pour devenir le corps abîmé et mutilé de la victime.

En même temps, le plaisir suggéré par les termes "languid" et surtout "swooning" est incontestable - car si le mot "swooning" [4] offre une image de dissolution, il n'en suggère pas moins le plaisir ; les soeurs sont les victimes consentantes du bourreau. La relation évoquée est en fin de compte une relation sado-masochiste extrêmement trouble.

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4. La définition du dictionnaire marque bien l'ambivalence du terme ;'to swoon : to faint ; to become ecstatic.'

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L'effacement de la frontière entre bourreau et victime se lit encore dans la représentation ambiguè de certains personnages, ambiguïté qui est à l'image de celle du texte. Et là, le personnage de Miss Antonia est le plus intéressant. Alors que Miss Rashleigh et le Squire sont dépeints de manière nettement tranchée, les dichotomies s'effacent chez Miss Antonia.

Miss Rashleigh et le Squire sont respectivement tantôt faisan, tantôt chien, tantôt épagneul, tantôt molosse et sont liés l'un à la couleur blanc-bleuté, couleur de l'innocence, l'autre au rouge, couleur de la violence, du sang et de la mort. Miss Rashleigh entre précédée de son petit épagneul ("A little dog trotted in, a spaniel nosing nimbly," 256) alors que les chiens de son frère sont des molosses ("three great hounds," 259) [5] qui, dans la scène finale, se jettent sur l'épagneul en une sorte de curée en même temps que le Squire injurie ses soeurs et tue Miss Rashleigh d'un coup de fouet. Miss Rashleigh, qui est à la fois faisan et épagneul, se situe doublement du côté des victimes. Elle est en effet à la fois victime de son frère et de sa soeur et sa claudication peut être lue comme le signe de sa persécution. Quant au Squire, violent et cruel, il est nettement du côté des molosses et du bourreau -même s'il s'agit d'un bourreau vieillissant et affaibli, comme l'indiquent son pas traînant ("slouching"), et sa voix qui est à la fois tonitruante et blanche ("loud yet so weak," 260).

En revanche, Miss Antonia est à la fois victime, puisque faisan, et bourreau parce qu'associée à la couleur rouge et parce qu'elle aboie avec la même férocité que les fusils des chasseurs. Elle aboie quand elle s'adresse à sa soeur qui est dure d'oreille et est décrite dès le début de la nouvelle cousant au coin du feu "star(ing) ... as a dog stares at a flame"(255). L'ambivalence de ce personnage apparaît également dans la représentation de son corps qui n'est autre que celui d'une sirène : "There she was, all scales from the tail to the waist" (255) ; le symbolisme est évident. Miss Antonia est mi-femme, mi-poisson, associée à l'air comme à l'eau. Cette ambiguïté sexuelle est en outre soulignée par la représen-tation anthropomorphique de l'espace dans lequel évolue le personnage : les feuilles qui tombent devant sa fenêtre ont des formes de poisson, l'air qui court sous le tapis est comparé à un serpent et elle est associée au doigt du soleil plutôt qu'à la lune. Enfin les armoiries de la famille de Miss Antonia réprésentent des pampres, une sirène et des lances. Ce blason cristallise toute l'ambivalence du personnage : les pampres, image de

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5. L'épagneul a cependant lui aussi un statut ambigu puisque les chiens de chasse lui ressemblent beaucoup : "the busy little dogs ran nosing nimbly over the fields", 67.

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fécondité, et les lances, symbole phallique, illustrent la coexistence en elle des principes féminin et masculin. Le jeu de miroir entre le monde cosmique et le personnage renvoie l'image d'un corps androgyne, d'une identité floue et réversible et inscrit le personnage dans l'univers baroque, où règnent vertige et réversibilité.

Si le caractère androgyne du personnage est l'expression de sa propre ambiguïté sexuelle, il est également celle de l'ambiguïté textuelle de la nouvelle, particulièrement sensible dans l'évocation des relations existant entre le frère et ses soeurs. C'est ce qui apparaît dans le deuxième épisode-clé, la scène du repas, au cours duquel les deux femmes consomment le faisan.

Ce repas est présenté comme une fête ("a feast," 257) et un rituel ; Miss Antonia découpe le faisan avec la dextérité que confère l'habitude et la précision des gestes est extrême :

She drew her knife down the other side of the breast. She added potatoes and gravy, Brussels sprouts and bread sauce methodically in a circle round the slices on her plate ... methodically they cleaned the bird. (257)

Ce repas où la chair des faisans et le porto remplacent le pain et le vin peut se lire comme une parodie de l'eucharistie. Le corps des femmes est changé en corps de faisans en une sorte de transsubstantiation fantasma-gorique. A cela s'ajoutent d'autres allusions irrévérencieuses à la religion chrétienne, à travers la récurrence des couleurs blanches et rouges, du chiffre trois, ne serait-ce que les trois chrysanthèmes qui ornent la table, et la représentation caricaturale de la Sainte Trinité par ces deux horribles soeurs [6] et leur brute de frère. Le faisan lui-même pourrait alors être perçu comme une représentation parodique de la colombe. Dans cette optique, le tout pourrait se lire comme une scène au cours de laquelle les deux soeurs, coupables de transgression, tenteraient de racheter leur péché.

Sans se référer nécessairement à la religion chrétienne, on peut lire cet épisode simplement comme la mise en scène d'un sacrifice -ce qui n'est pas contradictoire étant donné que la communion chrétienne dérive de rituels beaucoup plus anciens. [7] Au cours de ce repas sacrificiel, les

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6. Selon Jean-Jacques Lecercle, elles évoquent aussi les sorcières de Macbeth.
7. Dans Totem et tabou (Paris: Gallimard, 1993), Freud, à la suite de Frazer, le montre bien : "Notre regard suit à travers le cours des âges l'identité du repas totémique avec le sacrifice animal, avec le sacrifice humain théanthropique et avec l'eucharistie chrétienne." (p. 308) Mais au lieu de lier ce repas au crime du père, V.Woolf le lie ici à l'inceste, péché qui, de toute manière, exige d'être expié.

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deux soeurs consomment le faisan et se métamorphosent en faisan, ce qui est au fond une métaphore de leur identification à l'oiseau-victime. Le faisan est d'ailleurs présenté aux convives "the thighs tightly pressed to its side," dans l'attitude défensive d'une femme menacée dans son intégrité physique et psychique.

On peut également remarquer que dans cette scène les faisans mangent le faisan, les femmes se consomment en quelque sorte elles-mêmes : le repas devient alors une scène de cannibalisme, et plus exactement, d'auto-dévoration, ce qui ne peut aboutir qu'à la disparition et l'engloutissement des convives, le suicide sacrificiel étant la seule issue possible face au bourreau. Cette mort symbolique se lit dans le silence qui entoure le repas ainsi que dans le raidissement des corps, réification des personnages qui n'est qu'un prélude à leur disparition complète : "It was the last toast, the last drop ; she drank it off." ( 259)

Les deux soeurs tentent certes de différer leur mort, mais en vain. Face au bourreau, elles se désintègrent et le terme "swooning" devient alors uniquement image de dissolution. Enfin les couleurs qui, du blanc-bleuté virent au rouge puis au gris, soulignent le passage de l'innocence à la violence puis à la mort et constituent un autre accompagnement métaphorique à la dissolution de l'être.

Cette mort symbolique deviendra mort réelle pour Miss Rashleigh dans la dernière scène où la violence du Squire se déchaîne ; d'un coup de fouet, il lacère la joue de sa soeur, entraînant ainsi sa chute et sa mort : "With one lash he curled to the ground the vase of chrysanthemums. Another caught old Miss Rashleigh on the cheek." (260)

Ceci peut se lire au premier degré ou comme une répétition de l'acte de violence sexuelle dont Miss Rashleigh fut initialement victime. Cette blessure ressemble aussi beaucoup à la cicatrice que Milly Masters porte sur la joue - image chaste de la blessure sexuelle qui lui a été infligée par l'un des frères Rashleigh. [8] Ce troisième épisode, la chute finale de Miss Rashleigh, redit la même dissolution, la même désintégration du moi.

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8. Un fils est d'ailleurs né de leur union illégitime et, comble d'ironie, c'est lui qui est responsable de la propreté de l'Eglise. Il a en quelque sorte choisi de racheter quotidiennement le péché de ses parents en nettoyant l'Eglise !

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A travers ces trois épisodes, l'auteur convoque les trois interdits fondamentaux - inceste, cannibalisme et meurtre - et redit, dans chacune de ces scènes, la violence dont ces femmes sont victimes. La première fois, avec ambiguïté, la souffrance se mêlant à la jouissance, la seconde fois, la scène de dévoration dit la désintégration de ces personnages, leur dissolution et leur retour au silence, ce que confirme la dernière scène où la violence entraînant la mort, est sans équivoque. Le moi se dissout au contact de la violence, de l'altérité fondamentalement différente.

Il est frappant de constater que le récit dit par trois fois la même chose. Fondé sur la répétition en même temps que sur la variation, il fait passer d'une violence mêlée à une violence sans partage, d'une dissolution de l'identité en partie acceptée et goûtée à une dissolution douloureuse. Répétition et variation aboutissent à une amplification du thème. Ainsi cette nouvelle révèle la méthode de l'auteur encore plus sûrement que ne le font ses romans. En préparant la nouvelle pour la publication, le 19 Octobre 1937, Virginia Woolf avait d'ailleurs écrit dans son journal :

It came over me suddenly last night as I was reading The Shooting Party (sic) ... that I saw the form of a new novel. Its to be first the statement of the theme : then the restatement : and soon : repeating the same story : singling out this and then that : until the central idea is stated. (D, V, 114)

Si le texte est fondé sur la répétition, il est aussi fondé sur l'ambiguïté, ambiguïté essentielle dans la mesure où c'est elle qui fait que le texte résiste. Souvent très allusif, troué de points de suspension, [9] le texte semble s'écrire malgré l'auteur, ce qui donne la mesure de la part d'inavouable qu'il contient. Ce qui se lit entre les lignes et dans les circonvolutions métaphoriques de cette nouvelle écrite en 1932, l'auteur ne l'avouera que beaucoup plus tard dans "A Sketch of the Past," commencé en 1939 et publié pour la première fois en 1976. [10]

Cette lecture qui donne "The Shooting Party" comme une métaphore de l'indicible n'est peut-être pas fausse mais ce n'est en tout cas pas celle que l'auteur a voulu privilégier au moment de la publication de la nouvelle, moment où elle rajoute le récit-cadre.

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9. Voir en particulier, le dialogue entre les deux soeurs, p. 258.
10. Moments of Being. J. Schulkind ed. London: Chatto & Windus, 1976.

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Métamorphoses du récit

En insérant l'histoire des Rashleigh dans un cadre, Virginia Woolf attire notre attention sur sa nature fictive et désamorce ainsi toute lecture autobiographique. En faisant basculer le réel du côté de l'imaginaire, elle inverse la perspective - ce qui est une autre façon de brouiller les pistes. En même temps, l'addition du récit-cadre permet un regard sur la fiction et ses mécanismes. Trois paragraphes suffisent à métamorphoser la nou-velle en une sorte de manifeste de la littérature moderniste, ancré dans un moment-clé, 1910. [11] L'art est ce qui demeure "when the reality is buried" (260), réalité qui, de toute manière, est nue et vide :

And of course in the full blaze of the station lamps it was plain -she was quite an ordinary rather elderly woman, travelling to London on some quite ordinary piece of business - something connected with a cat or a horse or a dog. (260)

Ces dernières lignes font écho à celles qui terminent "An Unwritten Novel" (121) ou "The Lady in the Looking-Glass" (225) et signent, comme le fait plus explicitement "An Unwritten Novel," la mort du référent : "Whether you did, or what you did, I don't mind; it's not the thing I want." (115) Dans le sillage de "A Mark on the Wall" ou de "Modern Fiction," "The Shooting Party" affirme le pouvoir infini de l'imagination [12] et situe la création loin du mimétique.

Le récit-cadre met en scène un narrateur(trice)-observateur anonyme qui, dans un compartiment de train, regarde une passagère qui lui fait face. Laissant libre cours à son imagination, le narrateur invente la vie de cette femme dont il ne connaît que les initiales, M.M. M.M. prend bientôt le relais de la narration, "telling the story" (254), s'insinuant dans la demeure des Rashleigh pour les écouter et écouter en particulier Miss Antonia qui devient à son tour narratrice. Trois voix se relaient et se mêlent l'une à l'autre, la voix anonyme commentant les dires des deux autres narrateurs - à moins que ce ne soit la voix de M.M. qui le fasse dans le récit inséré. Trois voix et trois regards qui se posent tour à tour sur le compartiment de train où est assise M.M., sur la pièce où est assise Miss Antonia puis sur

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11. La référence à la fin de l'ère édouardienne se charge alors d'un sens nouveau, proche de ce que V. Woolf énonce dans "Mr Bennett and Mrs Brown" : "In or about December 1910 human character changed". Collected Essays, vol. I. London: The Hogarth Press (1950)1968, p.320.
12 . Ainsi le processus créatif, un instant interrompu par le frottement avec le réel, est, comme dans "An Unwritten Novel", relancé : "But did she, all the same, as she opened the carriage door and stepped out, murmur, 'Chk. Chk.' as she passed ?" (260)

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la fenêtre ou le feu de cheminée qui font face à cette dernière. Compartiment, pièce, espaces clos - doublement clos puisque enveloppés dans l'opacité du brouillard - métaphores du moi créateur ; fenêtre-miroir qui renvoie à Miss Antonia sa propre image, chaleur douillette du coin du feu, flamme qui danse comme la lueur dans l'oeil. Ces images sont à rappro-cher de l'insistance sur les yeux de la passagère, dans l'avant-dernier paragraphe, qui rappelle le jeu sur les homonymes 'eye' et 'I' explicité dans "An Unwritten Novel," ou qui rappelle encore le rôle que joue le miroir dans "The Lady in the Looking-Glass."

Ces métaphores en chaîne et l'emboîtement des différents niveaux narratifs donnent à voir la nature à la fois introspective et réflexive de l'écriture woolfienne et la partie de chasse, métaphore de l'indicible, se métamorphose alors en métaphore de l'origine de l'écriture. Les strates supplémentaires du texte donnent finalement et paradoxalement à voir la genèse de l'écriture : le "Chk. Chk." que fait entendre M.M. est un glousse-ment qui, à la manière de la sensation de démangeaison dans "An Unwritten Novel," métaphorise le déclenchement du processus créatif [13] et la cicatrice qui barre sa joue donne à voir le lieu d'où surgit l'écriture : ("M.M. ... was handsome ... but scarred on the jaw" 254) ; ces deux élé-ments nous renvoient à la scène du repas ou à la partie de chasse et aux poules faisanes. 'The scar', tout comme 'the spot' qui, dans "An Unwritten Novel," devient 'the sin', 'the crime', 'the stigma', 'the secret', 'sex'' (115), apparaît ici comme une sorte de Lettre Ecarlate, signe visible de ce qui est

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13. Au cours du colloque, Adolphe Haberer suggère que ce "Chk.Chk." fait écho au "Jug, jug, jug" que l'on entend dans le monologue de Jinny dans The Waves ( "Jug, jug, jug, I sing like the nightingale whose melody is crowded in the too narrow passage of her throat", 126). Ce "jug, jug, jug" est une réminiscence d'un passage de The Waste Land ("The change of Philomel, by the barbarous king/ So rudely forced ; yet there the nightingale/ filled all the desert with inviolable voice/ And still she cried, and still the world pursues,/ 'Jug Jug' to dirty ears.") lui-même inspiré du Livre VI des Métamorphoses d'Ovide qui relate le viol de Philomèle par son beau-frère et sa transformation en rossignol. Ces strates intertextuelles confirmeraient la lecture proposée de la scène de chasse dans le récit inséré.
On trouve d'ailleurs d'autres échos de la légende de Procné et Philomèle dans "The Shooting Party". Les deux soeurs, Miss Antonia et Miss Rashleigh, sont victimes du Squire comme Procné et Philomèle de Térée. Le tissu blanc que coud Miss Antonia et la cicatrice que sa soeur porte sur la joue évoquent l'ouvrage de Philomèle : "elle tisse à travers ses fils blancs des lettres de pourpre qui dénoncent le crime." (212) Les armoiries de Miss Antonia rappellent le costume en usage dans le culte de Bacchus (pampres, lance et feuilles de lierre) que revêt Procné pour aller délivrer sa soeur. Enfin le repas au cours duquel les femmes-faisans s'auto-dévorent fait penser à la vengeance terrible de Procné qui fait manger à Térée les membres de son propre fils : "Térée consomme ce repas et engloutit sa propre chair de ses entrailles." (214)
"The Shooting Party" est donc aussi une métamorphose des Métamorphoses d'Ovide.

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enfoui dans les replis du corps et de la mémoire. Trace du passé, méta-phore d'un traumatisme, blessure symbolique, elle marque l'origine à la fois refoulée et inlassablement mise à nue de l'écriture.

Le statut changeant des personnages qui d'objet deviennent sujet de la narration peut certes se lire comme une mise en scène de l'instabilité des codes de la narration mais aboutit surtout à un brouillage des catégories du sujet et de l'objet. A cela s'ajoute un brouillage des niveaux narratifs. En effet, M.M., narrateur intradiégétique, porte les mêmes initiales que Minnie Marsh dans "An Unwritten Novel," et est ainsi indirectement dési-gnée comme le double du narrateur extradiégétique. Elle porte également les mêmes initiales que Milly Masters, personnage qui appartient au niveau hypodiégétique. M.M. a d'autre part des caractéristiques physiques - la cicatrice et les gloussements de poule - qui la font ressembler à la fois à Miss Rashleigh et Miss Antonia. M.M., narrateur intradiégétique, con-centre tous les attributs des instances narratives et des personnages appartenant aux niveaux extra et hypodiégétique. L'addition du récit-cadre aboutit ainsi à une démultiplication en même temps qu'à une réduction des jeux de miroirs et de doubles. Cette stratégie de la dilatation et de la compression, caractéristique du fantastique et de la mise en abyme, procède à la fois du voilement et du dévoilement.

Toute la stratégie narrative tourne autour de ce désir de montrer pour mieux cacher ou de cacher pour mieux révéler l'origine de l'écriture. Désir ambivalent que réitère encore la métaphore du tricot et de la couture qui parcourt le texte. Tricot et couture, pratiquées par M.M. et Miss Antonia, deux personnages en position de créateur, apparaissent ici comme des métaphores de l'écriture et de la cicatrisation. Miss Antonia recoud ("she stitched on" [255]) l'hymen déchiré, le "flimsy white tuff," "the film of white." Cependant, telle une poule, "[she] pecked at the flimsy white stuff... as a hen pecks nervously rapidly at a piece of white bread" (254), déchirant ce qu'elle vient de coudre. Toute l'ambivalence de la création est ainsi suggé-rée. Déchirure et suture, l'écriture n'apporte qu'une catharsis illusoire qui ne peut être que réitérée. Rouvrant et recousant inlassablement la plaie, elle se situe entre auto-dévoration et cicatrisation.

Cette nouvelle se lit finalement comme une variation sur le thème de la perte - ici, inceste, ailleurs folie ou deuil - et son rôle dans la création littéraire. Elliptique et répétitif, le récit condense en quelques pages ce qui est présenté de manière plus diluée dans des romans comme The Waves et résume les tensions qui parcourent l'oeuvre de Virginia Woolf.

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En outre, si ce texte résiste à la lecture, c'est non seulement parce qu'il concentre tant de caractéristiques de l'oeuvre woolfienne mais aussi parce qu'il se présente, par le choix final du genre fantastique et d'une stratégie narrative perverse, comme une réécriture de The Turn of the Screw et un hommage ironique à Henry James. La métamorphose du récit donne tout son sens à une phrase tout d'abord anodine : "the sun moved and pointed a finger as if in mockery at a hole in the carpet." (255) "Hole" ou "whole," figure de la béance ou de la totalité de l'oeuvre, "the figure in the carpet" est cette figure de l'abîme où l'être se perd et l'écriture se forge.

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Ouvrages cités :

Eliot, T. S. The Complete Poems and Plays of T.S. Eliot. London: Faber & Faber (1969) 1978.

Freud, Sigmund. Totem et Tabou. Paris: Gallimard (1973) 1993.

James, Henry. The Turn of the Screw. London: Penguin (1898) 1986.

Ovide. Les Métamorphoses. Paris: Gallimard, 1992.

Woolf, Virginia. The Waves. London: The Hogarth Press (1931) 1980.

A Haunted House and Other Stories. London: The Hogarth Press, 1943.

The Complete Shorter Fiction, Susan Dick ed. London: Grafton Books, 1991.

Moments of Being. J. Schulkind ed. London: Chatto & Windus, 1976.

Collected Essays. Vol. 1-4. London: The Hogarth Press (1950)1968.

The Diary of Virginia Woolf. Vol. 1-5. Anne Olivier Bell ed. London: The Hogarth Press, 1977-1984.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)