(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Pour l'amour de Mrs Brown

Michèle Rivoire (Université Jean Monnet - Saint Etienne)

Au-delà de la signification affaiblie qu'elle a prise lorsqu'elle veut dire mobilité, plasticité ou fluidité - autant de prédicats que l'on pourrait associer à la poétique de Virginia Woolf - la métamorphose des fictions modernes s'enracine dans un de nos mythes les plus vivaces. La simple notion de transformation ne suffit pas à rendre compte du terme dans les mythes anciens qui l'illustrent. Ceux-ci formalisent l'ouverture du sujet humain au tout autre, [1] qui lui rend visite sous la forme d'un dieu séducteur, ou à un hors-monde frontalier, dans lequel il vient à se perdre et se dénaturer par une mutation en plante, en animal ou en minéral. La métamorphose mythologique suppose le franchissement d'une limite ordinairement étanche et la rencontre d'une jouissance proprement inhumaine, qui constitue soit un châtiment, soit une récompense, voire l'accès initiatique à un univers mystique. Ainsi chez Apulée, la métamorphose de Lucius participe des mystères d'Isis. En fait, loin d'être une évasion vers un univers purement chimérique régi par une logique aberrante, cette traversée se donne comme une explication du monde et dévoile ou plutôt indique une "extimité" [2] que le langage constitue comme son dehors.

Dans son ouvrage sur les Métamorphoses d'Ovide, Rosalba Galvagno [3] considère ces mythes comme des représentations ou figures du fantasme. Elle distingue trois catégories : la première est illustrée par Narcisse, que la métamorphose réunit en définitive à l'objet de son désir,

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1. Les célèbres Métamorphoses d'Ovide (42 av. J.C. - 18 ap. J.C.) sont probablement inspirées de sources grecques : les Eteroioumena de Nicandre de Colophon en particulier.
2. Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre VII. L'Ethique de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1986. C'est, pour Lacan, un synonyme de la Chose, Das Ding : "Ce qui du réel primordial, dirons-nous, pâtit du signifiant." (S VII 142).
3. Galvagno, Rosalba. Le sacrifice du corps. Frayage du fantasme dans les Métamorphoses d'Ovide. Paris: Panamortis, 1995.

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dans le mirage de la complétude spéculaire. La seconde est exemplifiée par l'histoire de Daphné, qui pour échapper à Phébus se transforme en laurier. Ce destin, commandé par le non-rapport sexuel, pointe l'existence d'une jouissance indicible propre aux femmes, comme "pas-toutes," selon Lacan, c'est-à-dire pas entièrement incluses dans la fonction phallique. La dernière classe concerne l'inceste. Ainsi la métamorphose de Byblis en fontaine témoignerait d'une position sacrificielle résultant de son amour coupable pour son frère. En revanche, se changer en arbre permet à Myrrha de se soustraire à l'inceste redouté et désiré avec son père.

Annie Bonnafé remarque que chez les grecs, les mythes de métamorphose sont presque tous de type "étiologique," c'est-à-dire indiquant la cause première (aitia), de quelque chose. [4] De toute évidence il ne s'agit pas de donner des raisons, de justifier, d'expliquer. Il n'y a pas de rapport entre Daphné et le laurier, Philomèle et le rossignol, Niobé et son rocher. Il y a au contraire un fossé entre la métamorphose et sa cause, la première n'étant nullement déterminée par la seconde selon une loi. La métamorphose relève donc de la tuché aristotélicienne, une cause par accident, qui en outre n'a pas de finalité propre, sinon celle de soustraire le sujet à une douleur pointant une jouissance irréductible aux affects qu'elle provoque pourtant. Lacan se réfère à Aristote pour définir, à partir de cette cause indéterminée, la "béance" [5] structurelle qui ordonne à sa "clocherie" le rapport du sujet à l'Autre et au réel.

En résumé, la métamorphose, des grecs à Ovide et Apulée et de Caroll à Kafka met en scène les extravagantes solutions inventées par le sujet humain pour inscrire, dans un récit, l'énigme d'une perte d'être qu'il lui a fallu consentir pour entrer dans l'ordre de la parole : abandon de bouts de son corps désormais investis d'une jouissance impossible à nommer, qui constitue la faille causale où s'ancre le fantasme. La métamorphose est une construction poétique qui donne forme à la

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4. Maritan, Claude. Pulsions de mort et tragiques grecs. Paris: L'Harmattan, 1996, p. 223. Annie Bonnafé ajoute : "Ce n'est pas le passage d'une forme à une autre, la métamorphose en train de s'accomplir, qui retient leur attention, mais le pourquoi de cette métamorphose, l'histoire purement humaine qui prélude à la transformation.[...] La métamorphose apparaît donc comme une issue, le seul moyen d'échapper au malheur et de l'oublier".
5.Lacan parle de "la béance que, depuis toujours, la fonction de la cause offre à toute saisie conceptuelle." Et plus loin : "Il n'y a de cause que de ce qui cloche." C'est là qu'il situe l'inconscient. (Sémin XI 24)

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structure subjective, en tant qu'elle est articulée au tout autre d'une cause indéterminée, présentifiée par la mutation animale, végétale ou minérale.

Tels sont, en bref, les repères à partir desquels j'ai essayé d'interroger quelques unes des mutations que Virginia Woolf fait subir au roman, composant des fictions qui jouent de plus en plus sur les ressources de la lettre poétique, sans jamais renoncer à la forme romanesque. En effet, tandis que l'intrigue s'amenuise, le personnage domine et évolue devenant "stream of consciousness," selon l'expression consacrée, "persona" artistique, voix engagée dans des monologues narratifs ou des soliloques d'où il émerge comme effet de cette énonciation dans The Waves, sujet bissexué de l'énoncé dans Orlando, metteur en scène d'un événement où le travestissement théâtral sert de pré-texte à une métamorphose beaucoup plus radicale qui a lieu "entre les actes." Chez Woolf l'identité des personnages perd la stabilité que leur assurent, dans le roman dit réaliste, les contraintes de l'intrigue organisée selon une causalité logico-temporelle et une vocation mimétique. En s'éloignant des romans orientés par la mise en série de causes efficientes (sociales, psychologiques, philosophiques ou idéologiques) la romancière interroge, dans la langue, une cause qui constitue la res de ses personnages et que l'on peut qualifier d'indéterminée, parce que si la blessure infligée par le Logos en est l'origine, il ne fournit ni sa raison, ni les mots pour l'exprimer.

The lady in the corner

Bien qu'ayant annoncé la ruine de tous les ingrédients traditionnels du roman au profit d'une conception esthétique de la fiction, [6] Virginia Woolf ne trahit jamais sa fidélité au personnage, qu'il s'agit au contraire de secourir pour sauver le genre.

My Mrs Brown, that vision to which I cling though I know no way of imparting it to you. [7]

Ainsi qu'en témoignent ces mots de "Mr Bennett and Mrs Brown," on pourrait appliquer aux personnages de Virginia Woolf le jugement suivant de J. Kristeva (156) à propos des personnages proustiens : "ils sont serviteurs d'une vision au sens d'une apparition en volume vrai, d'un character

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6. "But then the story might wobble; the plot might crumble; the ruin might seize upon the characters. The novel in short might become a work of art," "The Art of Fiction", A Woman's Essay. London: Penguin Books, 1992, p. 125.
7. "Mr Bennett and Mrs Brown," A Woman's Essay, p. 82.

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adéquat à sa res." [8] Les personnages woolfiens se dégagent poïétiquement de la langue et du style - matière phonique, rythmique et logique. Selon une technique de soustraction plus proche de celle de la sculpture, "per via di levare," que de celle de la peinture, "per via di porre," [9] la narration les dépouille le plus possible d'éléments ornementaux ou environnementaux. Elle les saisit en outre dans une série d'instants prélevés sur le continuum d'une temporalité répétitive scandée par les vagues, les bruits de la ville ou les refrains et le chuintement d'un gramophone. Citons aussi, en saluant la belle étude de Paul Ricoeur sur Mrs Dalloway, [10] le "temps monumental," celui de la loi et de l'autorité, rythmé par Big Ben et déchiré par l'effraction du suicide de Septimus.

"The Art of Fiction" (121) commence par la déclaration suivante :

That fiction is a lady and a lady who has somehow got herself into trouble is a thought that must often have struck her admirers.

La boutade n'est pas insignifiante ; elle me fait penser à la déclaration d'amour qu'Alcibiade fait à Socrate dans le Banquet, révélant ainsi la nature de l'objet qu'il entend recevoir du philosophe en gage de son amour : un agalma, [11] autrement dit un signe auquel il accorde une fonction de fétiche, un objet vide paré du seul éclat que lui conférerait ce statut de signe du désir. On peut voir dans cette femme qui, pour Virginia Woolf, allégorise le roman, l'écrin d'un agalma, enjeu d'une quête esthétique et épistémique inlassable, dont le personnage reste la figure privilégiée. Continuons à lire ce que la romancière écrit dans son célèbre essai, "Mr Bennett and Mrs Brown," concernant cette héroïne archétypale :

You should insist that she is an old lady of unlimited capacity and infinite variety, capable of appearing in any place ; wearing any

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8. Kristeva, Julia. Le temps sensible. Paris : Gallimard, 1994. J. Kristeva continue : " 'Le style est une vision', écrit Proust, conjuguant dans cette formule son souci d'exactitude (capter les 'idées') et d'ivresse (traverser les apparences techniques jusqu'aux aberrations perçues)."
9. Cette métaphore vient également de Kristeva, qui décrit "le destin statuaire" du personnage romanesque, le comparant à la statue chantante de Memnon. Les characters woolfiens n'ont peut-être pas le côté monumental de ceux de Proust, ils partagent cependant avec eux le "style-chant du créateur".
10. Ricoeur, Paul. Temps et récit II. La configuration du temps dans les récits de fiction. Paris: Seuil, 1964.
11. Voir l'étude de Lacan sur l'agalma, cette idole dont il fait la métaphore de l'objet en cause dans l'amour. Il écrit : "Pour les Anciens, l'agalma, c'est aussi quelque chose autour de quoi l'on peut, en somme, attraper l'attention divine." (Sémin VII. 163-178).

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dress; saying anything and doing heaven knows what. But the things she says and the things she does and her eyes and her nose and her speech and her silence have an overwhelming fascination, for she is, of course, the spirit we live by, life itself. (BB 87)

On ne peut mieux dire l'attrait agalmatique qui centre la fonction du personnage : "life itself." L'indétermination de cette expression, brandie comme un programme et pour contrer la mimesis exécrée des auteurs edouardiens, concentre les feux mats d'une ferveur aux accents idolâtres. En fait la vacuité du signifiant souligne l'hétérogénéité radicale du réel qu'il indexe et qui est la visée de la poétique woolfienne ; celui-ci peut et doit être articulé dans un récit de type métamorphose, comme cause indéterminée. Voilà le corollaire de notre postulat initial. "Catch me if you can. My name is Brown. Catch me if you can." (BB 69)

'Tel est l'appel daphnéen que Virginia Woolf reçoit de celle qu'elle conçoit comme une compagne de voyage commune au lecteur et au romancier. Il s'agit de la poursuivre jusqu'à sa transformation en laurier, quitte à ce que, tel Actéon, l'instance narrative finisse par se faire dévorer par les chiens de ses propres fantasmagories, selon une réversibilité des statuts de proie et de chasseur, caractéristique de la chasse mythique. C'est ce qui se produit au dénouement de la nouvelle "An Unwritten Novel". Lorsque le train dans lequel elle voyage arrive à destination, Minnie Marsh - "an old lady in the corner" comme Mrs Brown - disparaît au bras de son fils venu l'accueillir. Cet événement prend au dépourvu la narratrice, qui, assise en face d'elle, s'était employée à essayer de déchiffrer un hypothétique secret dans son regard désespéré et lui avait imaginé des destins comico-dramatiques. Déroutée, dessaisie de sa toute-puissance imaginaire, celle-ci se trouve alors délogée du fantasme narcissique qui anime son propre désir. Elle s'écrie :

Miss Marsh! - I don't know though. There's something queer in her cloak as it blows. Oh, but its untrue, it's indecent [...] Who am I? Life's bare as a bone. (UN 26) [12]

Ainsi le coup de théâtre final met en scène une métamorphose qui dénonce la position démiurgique d'une narratrice placée en vis-à-vis de son

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12. "An Unwritten Novel", A Haunted House and Other Stories. London: Grafton Books (1944) 1982, p. 26.

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modèle comme un oeil vorace. C'est incontestablement un "instant de vision" qui révèle la béance originelle expliquant pourquoi le roman ne sera jamais écrit : la fissure où, pour la représentante de Virginia Woolf, gît le mirage de la Mère archaïque, resurgissant alors sous la forme d'un couple mère-fils. L'apparition est évanouissante et nous laisse sur le bord interdit où Narcisse parvient enfin à étreindre son reflet, mais au prix de son humanité. Nous, lecteurs, demeurerons profanes - étymologiquement, hors du temple - l'épiphanie se dérobant à nos yeux comme à celui de la narratrice :

Wherever I go, mysterious figures, I see you, turning the corner, mothers and sons; you, you, you. I hasten, I follow. This, I fancy must be the sea. Grey is the landscape; dim as ashes; the water murmurs and moves. (UN 26)

Admirons dans ces quelques lignes, le passage du narratif au poétique. Le mot "sea" sert, par homophonie, de transition entre la disparition qui clôt le récit et l'harmonie phonique par laquelle la poésie vient suppléer le manque (notons en particulier les consonances en /m/ et /s/ ou /z/).

"Mr Bennett and Mrs Brown" et la nouvelle "An Unwritten Novel" sont presque contemporains. Le premier esquisse une poétique romanesque transformée par la seconde en un acte manqué, où une romancière voit son personnage échapper à sa traque. La rencontre finale de la narratrice avec quelque chose qu'elle donne comme l'équivalent de la jouissance proscrite par le langage, c'est l'esquisse matricielle des retrouvailles impossibles qui aimantent le récit woolfien : une destination originairement manquée, qui inscrit l'arrivée de Minnie comme le hors-temps s'ouvrant au-delà du limen où se tient la narratrice. Pour que le roman puisse s'écrire, il faudrait passer outre à la déroute, trouver des mots inédits, inventer des codes nouveaux permettant de tracer des limes capables de contenir l'hémorragie libidinale provoquée par la tuché. C'est le défi auquel se mesure constamment Virginia Woolf. On peut y reconnaître une stratégie sublimatoire visant à inhiber les effets destructeurs d'un deuil toujours à refaire, en donnant existence à l'impensable sans lequel il ne saurait y avoir d'écriture. La plupart des aventures prêtées par sa compagne à Minnie Marsh parodient les récits des écrivains édouardiens que critique Virginia Woolf. Une très belle séquence introduit déjà la métaphore de la phalène, ici confrontée au regard prédateur d'un faucon

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représentant le désir de la narratrice. La scène finale constitue un de ces apex qui scandent les textes de Virginia Woolf et en ordonnent les mouvements de flux et reflux selon une circularité exemplifiée par The Waves, dans sa micro et sa macro-structure. C'est l'instant où se voit et se constate une absence radicale. Cela suppose un certain désêtre élevé au statut d'une quasi-extase dans les dernières lignes de "An Unwritten Novel," lorsque l'héroïne se prosterne et, orante impénitente, invoque l'Objet perdu pour le faire advenir au lieu où son manque rend l'Autre inconsistant :

If I fall on my knees, if I go through the ancient antics, it's you, unknown figures, you I adore; if I open my arms, it's you I embrace, you I draw to me - adorable world! (UN 26-27)

En fait le dénouement de "An Unwritten Novel" représente le moment où l'objet qui soutient un fantasme se trouve destitué par la rencontre du vide dont cet objet est un reste. Dans les premières lignes "la vie" apparaît comme un savoir inscrit dans les yeux :

Life's what you see in people's eyes; life's what they learn, and having learnt it, never, though they seek to hide it, cease to be aware of - what? that life's like that, it seems. (UN 14)

Rien à faire en fait pour déchiffrer ce vide érigé en agalma. "An Unwritten Novel" démontre en outre, avec beaucoup d'humour, que dans le champ scopique ce qui importe ce n'est pas l'opposition visible - invisible, mais la faille entre l'oeil et le regard. [13] La tuché - la touche - qui captive la narratrice est un tic spasmodique agitant Minnie régulièrement :

She shuddered, twitched her arm queerly to the middle of her back and shook her head. [...] As if some spot between the shoulders burnt or itched. (UN 14-15 et 16)

Le stigmate invisible stimule la passion avec laquelle la narratrice scrute le mal-être qu'exprime, non sans impudeur, cette mécanique à gratter. De toute évidence, la marque qu'elle imagine dans le dos de Minnie et la brûlure ardente dont il est le siège, sont une tache aveugle où achoppe son désir de voir, parce que cette tache la regarde, elle, littéralement. Elle relève d'une jouissance offerte en pâture à son oeil pour se dérober à sa vision ; quelque chose qui, exilé de son propre corps dans celui de l'autre,

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13. Ce que Lacan nomme "schise de l'oeil et du regard". (Sémin IX 65).

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fait retour dans son regard pour le tourmenter. Il y a donc une double articulation : d'une part entre le vide désespéré des yeux de Minnie Marsh et l'appareil à jouir qui consume son dos ; d'autre part, entre l'oeil inquisiteur de sa voisine et la macule imaginaire. On doit interpréter ce stigmate comme un reste où, dans l'autre femme, la romancière novice cherche sa propre cause.

Silence

Par conséquent, la vision est étayée par du vide ; non pas celui de l'invisible mais celui de l'Autre, d'où émerge une "voyure" qui organise le désir scopique et sans laquelle la "chair du monde" de Merleau Ponty ne saurait se constituer. Ce regard est insituable et surgit simultanément à celui du sujet. L'écriture de Virginia Woolf est une grammato-logique qui articule, dans une scansion, ce vide habité par la jouissance spéculaire. La poétique woolfienne est, en effet, d'abord un rythme et une vocalisation du silence, comme dans le passage suivant de Between the Acts :

The gramophone gurgled. Unity. Dispersity. It gurgled. Un... Dis... And ceased. [14]

La scansion de la différence s'instaure envers et contre le continuum létal qui menace de figer le sujet dans l'immuabilité de la mort et du non-désir.

Where do I wander ? [...] Where the eyeless wind blows? And there grows nothing for the eye. No rose. To issue where? In some harvestless dim field where no evening lets fall her mantle; nor sun rises. Change is not; nor the mutable and lovable; nor greetings nor partings; nor furtive findings and feelings, where hand seeks hand and eye seeks shelter from the eye. (BA 113)

Simultanément, l'écriture sculpte dans la langue une place d'articulation pour cette négativité absolue et une autre pour accueillir la contingence d'une extase qui pourrait être l'effet de la stase phonique et syntaxique. La métamorphose revêt ainsi deux aspects : dans l'intrigue elle est instant de voir ; dans la poétique, scansion et vocalisation

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14. Between the Acts. London: Grafton Books (1941) 1978, p. 146.

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aménageant aporétique-ment le retour du tout autre, qui s'y repère dans la fonction du vide, du silence et de la répétition :

Empty, empty ; empty ; silent, silent. The room was a shell, singing of what was before time was ; a vase stood in the heart of the house, alabaster, smooth, cold, holding the still, distilled essence of emptiness, silence. (BA 31)

Adolphe Haberer [15] envisage cette citation comme un "objet trouvé" formulant "miraculeusement" ce que représente pour lui le sonnet. Elle illustrera ici ma compréhension du rôle que joue le poétique dans le récit woolfien, où il suspend les fantasmagories fictionnelles au hors temps de la cause indéterminée.

Une étoffe élimée

On peut se demander si, en définitive, la temporalité que j'essaie de définir comme celle de la métamorphose n'est pas la structure temporelle archétypale de tout récit (y compris celle du déploiement par le névrosé de son roman privé en analyse). N'est-elle pas aussi antique que le désir de raconter et celui d'écouter des histoires ? C'est en puisant à cette source intarissable que Virginia Woolf inventa les réponses que constitue chacun de ses romans au dilemme posé dans "The Art of Fiction" concernant le rapport entre "life" et "art."

Il serait illégitime de prétendre que la logique des romans pré-modernistes ne fait aucune part à la causalité indéterminée. Toutefois, il s'agit d'abord dans ces fictions de tisser un réseau narratif chrono-biographique suffisamment cohérent pour exclure celle-ci. Je pense par exemple au rôle de Nelly dans Wuthering Heights, à son bon sens raisonneur et à l'oblitération du tragique par un dénouement de type comique, qui clôture la brèche ouverte par l'intrusion de Heathcliff. La ruine du sujet transcendantal et l'invention de l'inconscient par Freud ont dés-ordonné les causes psychologiques à l'indétermination d'un savoir faillé. La cassure, la fragmentation appartiennent au canon du moder-nisme, qui privilégie les configurations temporelles dans lesquelles l'émergence d'une cause fait coupure, voire non-sens, comme dans la métamorphose antique. En ce qui concerne Virginia Woolf, elle s'efforce de réparer ou,

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15. Haberer, Adolphe. "Propos sur le sonnet et la limite". Colloque du CERAN : "La poésie : écriture de la limite, écriture à la limite". Université Lumière Lyon 2, 13-14 décembre 1996.

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selon une isotopie très woolfienne, de raccommoder la déchirure causale : "stitch" ... "the itch" and "the twitch," comme dans "An Unwritten Novel". Dans The Waves, il s'agit de capturer "la nageoire" - "the fin in a waste of waters" - dans le tissu d'une parole poétique. Mais l'étoffe élimée se fend toujours aux endroits où la ravaudeuse concentre ses efforts.

Ainsi on peut considérer que The Waves, le "play-poem," tente de coudre dans la langue la faille identitaire et celle du désir de mort, en saturant la lettre de ce qui prétendument déchire les sujets fictionnels, c'est-à-dire du non-sens qu'est la jouissance innommable, perdue dans les corps. La béance de la métamorphose s'inscrit, au niveau du tissu esthétique, dans l'irréductibilité des "interludes" aux voix des personnages et le silence qui infiltre les uns et les autres. Autrement dit la structure de The Waves est écartelée entre : d'une part des voix qui soliloquent dans l'ombre de la femme qui, assise entre deux fenêtres, écrit illisiblement ; d'autre part, le trop-plein visuel et phonique des interludes. Des effets d'uncanny surgissent, qui sont dus à l'absence de ce qui caractérise le discours poétique : une adresse, voire une invocation qui donne existence à l'Autre comme lieu de la parole. Le temps des interludes est celui des récits mythiques ; leur lieu, une scène excentrée, dont la femme d'Elvedon figure une survivance. Les voix désincarnées du sextet sont évidées par le mutisme de Percival, présentifiant l'inconsistance que rencontre dans l'Autre la question : "who am ?" Après la disparition du héros silencieux cette vacance devient celle d'où la mort régit le désir des survivants et fait échec au discours fictionnel, qu'elle fait tourner en rond. La coda : "The waves broke on the shore," répète ainsi la brisure originaire qui oriente le texte entre nécessité et impossibilité de devenir "the voice of the sea," son projet fondateur.

Les trouées de la métamorphose poétique

En résumé, la métamorphose woolfienne, c'est le temps de la tuché. Entendons par là une temporalité qui donne pour fin à la fiction de configurer poétiquement les apories de la cause subjective, c'est-à-dire la rencontre déjà manquée de quelque chose qui revient de la béance causale dans celles creusées par le récit. Cette fin est à la fois une destination et une finalité. Parfois ce qui resurgit est une ombre, le spectre d'une plénitude jamais éprouvée que sous la forme du dés-être des "crises" dépressives, ou celle d'une "extase" liée au souvenir de quelques

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moments d'enfance, [16] la visée impossible de l'écriture. Dans les textes, ces fantômes ont parfois un nom : Mrs Ramsay ou Percival par exemple. En Septimus, son double, Clarissa reconnaît la mort même [17] et, comme le fait remarquer Paul Ricoeur :

De quelque façon il meurt à sa place. Quant à elle, elle rachète sa mort en contribuant à vivre. (166)

Différer la mort, prolonger la vie au-delà de la tentation de mourir, voilà en somme ce que Virginia Woolf demande au récit fictionnel. Il appartient à l'écriture poétique de fixer en outre, dans la volupté des phonèmes et du rythme, le non-sens et l'effet de trouée produits par l'événement d'un semblant de la Chose : phare, rose, nageoire etc. Ainsi Bernard se souvient d'un pigeon :

Then a wood-pigeon flew out of the trees. And being in love for the first time, I made a phrase - a poem about a wood-pigeon, a simple phrase, for a hole had been knocked in my mind, one of those sudden transparencies through which one sees everything. (TW 546)

Je ne suis pas sûre qu'on ait raison de dire, comme on le fait parfois, que l'écriture permit à Virginia Woolf de faire front à la tentation récurrente du désir de mort. Elle l'autorisait néanmoins à canaliser les résurgences hémorragiques d'une jouissance fossile immaîtrisable et à aménager le temps de la rencontre en différant celle-ci. La temporalité de la métamorphose s'inscrit comme cette expérience. La pièce d'Edna O'Brien campe sa Virginia dans l'exil intérieur d'une solitude peuplée de réminiscences qui sont périodiquement désarrimées de la réalité extérieure et du quotidien ; une détresse jamais jugulée par le succès littéraire ou mondain, l'amour partagé ou les flambées du désir sexuel. En fait la dilatation de l'instant des retrouvailles impossibles en un "moment" résurrectionnel - ou "mystique" selon le terme choisi par Virginia Woolf - un moment de beauté poétique offert à d'autres s'alimente à ces survivances. Il a la mort pour horizon, comme l'indique le commentaire de Clarissa sur le suicide de Septimus :

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16. Voici un de ces souvenirs, tel qu'il nous est conté dans Moments of Being : "It is of lying and hearing this splash and seeing the light, and feeling, it is almost impossible that I should be here ; of feeling the pure ecstasy I can conceive." Moments of Being, Jeanne Schulkind ed. London: Grafton Books (1976) p. 64-65.
17. "Oh ! thought Clarissa, in the middle of my party, here's death, she thought." Mrs Dalloway, Four Great Novels. Ox ford: Oxford University Press, p. 257.

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Death was an attempt to communicate, people feeling the impossibility of reaching the centre which, mystically, evaded them; closeness drew apart; rapture faded; one was alone. There was an embrace in death. (MD 258)

Les textes de Virginia Woolf, celui d'Edna O'Brien, font apparaître la cassure entre le présent actuel et un passé virtuellement toujours présent, entre la vie et une rencontre immémoriale avec la mort. Les écrivains en savent plus long là-dessus que nous lecteurs ou spectateurs. Toutefois ces statuts font appel à ce que nous voulons bien reconnaître en nous de cette solitude, celle de tout un chacun au regard de la béance causale où s'origine son mode d'être.

Ouvrages cités :

Galvagno, Rosalba. Le sacrifice du corps. Frayage du fantasme dans les Métamorphoses d'Ovide. Paris: Panamortis, 1995.

Kristeva, Julia. Le temps sensible. Paris: Gallimard, 1994.

Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre VII. L'Ethique de la psychanalyse. Paris: Seuil, 1986.

Maritan, Claude. Pulsions de mort et tragiques grecs. Paris: L'Harmattan, 1996.

Ricoeur, Paul. Temps et récit II. La configuration du temps dans les récits de fiction. Paris: Seuil, 1964.

Woolf, Virginia. Four Great Novels. Jacob's Room, Mrs Dalloway, To the Lighthouse, The Waves. Ox ford: Oxford University Press, 1994.

Orlando. London: Penguin Books (1928 ) 1992.
Between the Acts. London: Grafton Books (1941) 1978.
A Haunted House and Other Stories. London: Grafton Books (1944) 1982.
Moments of Being, Jeanne Schulkind ed. London: Grafton Books (1976) 1978.
A Woman's Essay. London: Penguin Books, 1992.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)