(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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L'Ecriture féminine selon Virginia Woolf

Jean-Jacques Lecercle (Université Paris X-Nanterre)

1. Un objet impossible.

Ce qui, in extremis, sauve mon titre de la stupidité, c'est le "selon." Si la préposition avait été "chez," ce titre aurait été d'une radicale inanité. Comment l'écriture d'une femme pourrait-elle ne pas être, de quelque façon, ou de toutes, "féminine" ? L'expression "écriture féminine" est alors sottement tautologique : couvrant la totalité du champ de l'écriture par des femmes, elle n'en dit rien, sauf que ce n'est pas l'écriture des hommes, ce qui est trivialement vrai (la réduction de l'écriture au sexe est peu intéressante) et profondément faux (car aucune marque apparente - telle est du moins la doxa de notre profession - ne les distingue).

Passer de "chez Woolf" à "selon Woolf" présente donc deux avantages. En attribuant cette expression controversée à Virginia Woolf, je dégage ma responsabilité : Woolf s'intéresse à l'écriture féminine, et moi je m'intéresse à Woolf, sur qui les discours possibles sont légion. J'ai donc, même si l'expression de mon titre est vide, un objet textuel, le célèbre compte rendu d'un volume de Pilgrimage, de Dorothy Richardson, paru dans le TLS en mai 1923, et souvent reproduit dans des anthologies (celle où je l'ai puisé s'intitule The Feminist Critique of Language : a Reader [1]). Et à partir du moment où j'ai un objet textuel, j'ai de quoi parler, même si mon objet n'a pas de référent, même si c'est un objet impossible, qui n'a pas droit à l'existence. J'avoue, pour des raisons patronymiques, une faiblesse pour les cercles carrés, qui n'existent pas, mais peuvent être dits. Me voici donc disciple d'Alexius Meinong, le philosophe des objets inexistants, des paradoxes qu'ils provoquent, et du quasi-être qui chez eux supplée à l'existence. Nommée par Woolf, l'écriture féminine se voit affectée d'un

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1. Cameron ed. London : Routledge, 1990, p.72-3.

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quasi-être, même si mes collègues m'assurent qu'elle n'existe pas, même si personne n'y croit et nul ne parvient à la décrire.

Cette situation est en réalité familière : c'est celle de la fiction dans la théorie de Searle. [2] Non qu'il nie bien sûr l'existence d'énoncés de fiction. Mais il affirme - et ses déclarations sont fort difficiles à falsifier : j'ai souvent essayé - qu'aucun critère objectif, grammatical, discursif ou narratif, ne distingue l'énoncé de fiction de l'énoncé de non-fiction, si ce n'est la décision subjective du locuteur. Cette affirmation, bien entendu, n'a jamais entravé la recherche frénétique de tels critères ; dans certains cas elle l'a même encouragée : pour Hamburger, le critère est fourni par certains usages de l'imparfait, pour Danon-Boileau, par le dédoublement de l'instance énonciative, pour Genette, par un acte de langage propre à la fiction, et incarné par le "Il était une fois..." des contes de notre enfance. [3] Woolf m'incite alors simplement à faire la même recherche de critères pour l'écriture féminine, ou, si je me range à l'avis de Searle, à remplacer une théorie naturaliste, par trop réductrice (seul le sexe de son auteur détermine l'écriture féminine) par une théorie culturaliste (seule la décision de l'auteur, quel que soit son sexe, détermine l'écriture féminine). Je vous dis cela, et je frémis d'inquiétude, tant il est évident que le terrain est piégé - raison de plus pour m'abriter derrière l'autorité de Virginia Woolf.

2. Une première tentative de définition de l'écriture féminine.

Mes collègues prétendent ne plus savoir ce qu'est l'écriture féminine, mais les romanciers victoriens, eux, le savaient. Ils savaient qu'elle constitue un jeu de langage spécifique, avec ses contraintes, ses marqueurs, ses conditions de félicité. Bien sûr, c'étaient les romanciers, donc des hommes, qui assuraient posséder ce savoir, et ne manquaient pas de l'étaler à des fins comiques, parfois à longueur d'ouvrage, comme dans Mrs Caudle's Curtain Lectures, de Douglas Jerrold, où une virago impose, sous la couette, à son mari résigné, une logorrhée plus écervelée encore que terroriste. Pour rester au plus près du centre de notre culture, on se contentera de citer la lettre de Becky Sharp, au chapitre huit de Vanity Fair :

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2. Searle, John. "Le statut ontologique des énoncés de fiction", Sens et expression. Paris : Minuit, 1979.
3. Hamburger, K. Logique de la fiction. Paris : Seuil, 1977 ; L. Danon-Boileau, Produire le fictif. Paris : Klincksieck, 1982 ; G. Genette, Fiction et diction. Paris : Seuil, 1991.

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MY DEAREST, SWEETEST AMELIA,

With what mingled joy and sorrow do I take up the pen to write to my dearest friend! Oh what a change between to-day and yesterday! Now I am friendless and alone; yesterday I was at home, in the sweet company of a sister, whom I shall ever, ever cherish!

Tout y est : le soulignement, l'emploi de majuscules, la fréquence des superlatifs et des constructions exclamatives (toutes les phrases se terminent par un point d'exclamation) contribuent tous à rendre manifeste une expressivité exagérée, qui est la caractéristique centrale de l'écriture féminine et l'oppose au laconisme informatif de l'écriture masculine, représentée, au chapitre six, par la lettre de Jos à la même destinataire, laquelle ne contient pas un mot de trop, est aussi plate que la lettre de Becky est ampoulée. Une corrélation s'ébauche, où vous lirez bien sûr l'expression d'un stéréotype phallocrate, danger qui menace toute tentative de définition de l'écriture féminine : expression vs information, exclamation vs assertion, épanchement vs laconisme. Ces oppositions sont trop tranchées pour être honnêtes : il me faudra chercher ailleurs.

Certains linguistes, des femmes en général, savent aussi, et de nos jours, ce qu'est, sinon l'écriture, du moins le langage féminin. Elles savent que c'est un dialecte dominé, reflétant la répression idéologique d'un sexe par l'autre. Elles savent que la langue est phallocrate, tout comme elle est fasciste, c'est à dire non dans les intentions de sens, bonnes ou mauvaises, des locuteurs, mais dans sa structure même. Dans Language and Woman's place, [4] Robin Lakoff indique les neuf caractéristiques de ce dialecte féminin :

1/ Un lexique spécialisé, c'est à dire plus riche que celui des hommes dans certains champs, par exemple les couleurs et les émotions. Que l'on se rassure : les femmes ne sont pas seules dans cette situation, qu'elles partagent, comme dit Robin Lakoff, avec les "academic men."

2/ La fréquence d'adjectifs dits "vides," comme "divine," "charming" ou "cute," le mot "vide" qui les qualifie devant lui-même être compris comme une marque d'expressivité exagérée.

3/ L'utilisation d'une intonation interrogative dans les assertions, ce qui affaiblit l'assertion et semble demander confirmation à l'interlocuteur,

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4. Lakoff, R. Language and Woman's Place. New York : Harper & Row, 1975, p. 53-6.

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même de ce que la locutrice est le mieux placé pour affirmer (dans l'exemple cité par Robin Lakoff, la locutrice donne son nom, comme si elle posait une question).

4/ La pratique constante de ce que les linguistes appellent "hedging," la précaution de langage, autre moyen d'affaiblir l'assertion, technique d'indirection, qui hésite devant l'acte de langage assertif et cherche à le déguiser.

5/ La présence d'un "so" intensif ("he is so cute !"), marque d'émotion exagérée, ou affectée.

6/ L'hypercorrection grammaticale, marque d'obéissance aux autorités, de soumission au fascisme de la langue, au refus d'exploiter les règles ou conventions à des fins, sinon de rébellion, au moins d'expression.

7/ l'hyper-politesse qui en découle : dans le langage féminin, le tact, l'euphémisme sont rois. Cette tactique est celle de l'effacement de soi, de ce que Leech appelle le principe de politesse, [5] et qu'il propose d'ajouter au principe de coopération gricien. Sa formulation est simple : faites passer les intérêts conversationnels de l'interlocuteur avant les vôtres.

8/ Le refus de l'humour, de l'histoire drôle. Ici, Lakoff exagère dans sa description de la femme comme linguistiquement dominée. Car je ne vois pas en quoi la tension du désir narratif, la suite suspens-climax-chute seraient typiquement masculins. A moins qu'elle ne vise une attitude diffé-rente vis à vis du tabou : l'histoire grivoise est en effet un signe de reconnaissance phallocrate.

9/ L'abondance d'italiques dans la correspondance. Contrairement aux apparences, cette marque d'assertion emphatique ne contredit pas les caractéristiques 3, 4 et 7 : elles ont fonction plus expressive qu'assertive, manifestent un souci de convaincre, mais aussi la conviction que, venant d'une femme, une simple assertion ne suffira pas.

Cette analyse de la langue féminine est restreinte à "l'American middle class," et doit donc être repérée géographiquement et historiquement. Ce qui me frappe, c'est a/ qu'elle peut servir à décrire la lettre de Becky Sharp ; b/ que celle-ci ne se contente pas d'exemplifier, comme dit Nelson Goodman, la position linguistiquement dominée qui est celle de la femme, mais qu'elle l'exploite ; c/ que la plupart de ces caractéristiques décrivent

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5. Leech, G. Principles of Pragmatics. London : Longman, 1983.

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n'importe quelle position dominée, et pas seulement celle d'une femme, par exemple celle du suspect qui, dans un roman policier, veut éviter d'irriter l'inspecteur qui l'interroge ; d/ que même si ces caractéristiques esquissent une conception non triviale du langage (où l'émotion l'emporte sur la raison, l'expression sur la communication), elles ne sortent pas l'écriture féminine du stéréotype phallocrate ; enfin, e/ qu'elles ne disent rien sur l'écriture féminine selon Woolf. Il est temps que je me souvienne de mon propos.

3. Virginia Woolf et la phrase féminine.

La première constatation, lorsqu'on relit le compte-rendu de Pilgrimage, c'est que Woolf déplace la question telle que la tradition la pose : elle ne parle pas de langage féminin ni d'écriture féminine, mais de phrase fémi-nine, "the psychological sentence of the feminine gender." Ce déplacement a deux avantages : a/ il nous ramène à la matérialité du langage et à son organisation sémiotique, nous contraint, plus encore que chez Robin Lakoff, à penser en termes linguistiques ; b/ en utilisant un complément de nom, "of the feminine gender," qui hésite entre deux interprétations, l'une subjective, l'autre objective - et le contexte suggère que le sens dominant est l'objectif : cette phrase est la mieux adaptée à la psychologie du sexe féminin - elle rompt le lien expressif entre la phrase en question et le sexe de son auteur.

Ce texte est à tous égards fascinant. C'est un texte en abyme, qui exemplifie ce qu'il décrit - it shows as it tells. La "phrase féminine," c'est à la fois une description du style de Richardson, une intuition de la façon dont son esprit ressent les choses, ou plutôt "life itself," et la phrase même que Woolf utilise pour nous faire percevoir cette intuition. C'est aussi un texte délibérément aporétique, la "phrase féminine" étant précisément celle qui est "à la hauteur de l'aporie." Phrase qui n'a pas encore de nom, dont la dénomination est proposée par une critique qui, n'étant qu'un intermittent student n'a pas vraiment le droit à la parole (mais ces intermittences sont celles du coeur, ce battement entre le nommé et l'innommable est celui du paradoxe). Cette tentativeness de l'aporie, où Robin Lakoff verrait une caractéristique essentielle du langage féminin, déconstruit ce que le texte a d'assertif, les généralisations psychologistes sur "la vie même," sur les recoins de la psyché féminine. Même si dans l'expression complète qui nomme notre objet, "the psychological sentence of the feminine gender," l'adjectif "psychological" nous pousse à interpréter préférentiellement

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le complément de nom dans son sens objectif, l'aporie m'incite à impulser au texte un mouvement tropique, à l'occasion à rebrousse texte, pour donner une traduction/interprétation/lecture par grammaticalisation. Il s'agira d'être fidèle au champ sémantique de "sentence," celui de la grammaire, et de lui faire contaminer, par une méprise délibérée, mais que j'espère productive, le reste du texte, à commencer par le mot "gender," que l'on prendra ici dans son acception grammaticale.

Alors émergent du texte un certain nombre de propositions, qui en constituent les éléments de base, dont mon interprétation va construire la syntaxe. Je prends l'abyme du texte au sérieux, et traite celui-ci comme une phrase, lui appliquant l'opération sémiotique primordiale de l'analyse en constituants immédiats. Cette opération de sélection comporte bien entendu une part d'aléatoire, de risque - la part du jugement herméneutique - puisqu'elle laisse un reste, ce que ma sélection considère comme non pertinent. Je présente neuf propositions, sans allusion trop précise aux neuf caractéristiques de Robin Lakoff. La phrase féminine selon Virginia Woolf est donc :

1/ "more elastic [...], capable of stretching to the extreme."
2/ "suspending the frailest particles."
3/ "enveloping the vaguest shapes."
4/ "descend(ing) to the depths and investigat(ing) the crannies of [...] consciousness."
5/ "concerned with states of being and not with states of doing."
6/ "aware [...] of the atmosphere of the table rather than of the table."
7/ "aware [...] of the silence rather than of the sound."
8/ "the accent upon the emotions has shifted. What was emphatic is smoothed away."
9/ "the heart is not [...] a stationary body, but a body which moves perpetually, and is thus always standing in a new relation to the emotions that are the same."

Prises ensemble, ces propositions décrivent ce que depuis Raymond Williams on appelle une nouvelle "structure of feeling" - la phrase féminine est en effet explicitement historicisée par Woolf : "what was important to Maggie Tulliver no longer matters to Myriam Henderson." Cette "structure of feeling" est plus proche de l'émotion que de l'action, de l'atmosphère que de l'objet, du détail métonymique que de l'impression globale. A ce titre, elle va plus profond dans la psyché féminine, touche ce réel que Woolf ose nommer "life itself," mais seulement entre guillemets, et qui

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permet au roman de continuer à vivre, au contact de "real men and women." Ce sont là de hautes qualités, mais de peu d'intérêt. Cette précision, cette sensibilité, cette sincérité de l'engagement, cette aptitude à accueillir le réel, je pourrais aussi bien les attribuer, sans effort ni hypocrisie, à Hardy, ou déjà à George Eliot. En réalité, je préférerais les attribuer à Hardy ou George Eliot, plutôt qu'à Dorothy Richardson. Il me faut donc aller plus loin dans mon mouvement interprétatif, et donner au trope de la grammaticalisation son sens littéral. Cela implique, naturellement, une traduction, par réduction et/ou méprise, de mes neuf propositions.

Proposition 1. Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas tant le "stretching to the extremes," qui pourrait être une bonne description de la phrase de James ou de Proust, sans parler de la nouvelle de Donald Barthelme, "Sentence," où ces extrémités doivent être entendues littéralement, [6] c'est plutôt l'adjectif "elastic." La phrase féminine n'est pas nécessairement une phrase qui cherche à exprimer, à petite échelle, la tension téléologique désirante qui caractérise la narration dans son ensemble (vous reconnaîtrez ici un écho de Peter Brooks [7] ), c'est plutôt une phrase dont l'élasticité lui permet de s'affranchir des contraintes de l'arbitraire du signe. En un mot, c'est une phrase iconique, dont la forme même épouse la forme du réel, comme dans la "picture theory of language" du premier Wittgenstein. [8] Par exemple sous la forme de ce qu'on appelle parfois des "métaphores syntaxiques," du type "closeness is strength," par lesquelles la phrase n'est pas conçue comme une organisation simplement formelle, mais devient une écriture, c'est-à-dire un espace matériel pour le déploiement de l'affect.

Proposition 2. Ici, je vais tricher, de façon plus flagrante encore que précédemment. Je vais interpréter, ou plutôt traduire par faux-sens, ces "frailest particles," dont il ne m'échappe pas qu'elles doivent désigner (vaguement) des particules de matière en suspension dans un médium, comme les atomes de Démocrite avant le clinamen, comme s'il s'agissait de "dangling particles," c'est-à-dire de postpositions, ou de prépositions, dont la suspension en fin de phrase est une des joies de l'anglais moderne ("what did you send the man I agreed to put up with away for ?"). Ainsi lue, la phrase féminine devient le lieu privilégié de la thématisation expressive, faisant passer la logique émotive de l'information avant la logique arbitraire

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6. Barthelme, D. "Sentence", Forty Stories. London : Secker & Warburg, 1987.
7. Brooks, P. Reading for the Plot. Harvard : Harvard University Press, 1984.
8. Wittgenstein, L. Tractatus Logico-Philosophicus. London : Routledge, 1961.

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de la grammaire. La langue française est, de ce point de vue, plus élastique que l'anglais, et je ne résiste pas au plaisir de vous citer une phrase féminine prononcée par un homme dans le métro : "Moi, madame, votre chien, si ça continue, ce n'est pas dans son cul à lui que je vais le mettre le mien, de pied."

Proposition 3. M'intéresse ici l'adjectif "vague." Je suis en effet convain-cu, en tant que linguiste, que la possibilité d'une expression vague est une caractéristique fondamentale des langues naturelles. Cela fait longtemps que les linguistes décrivent ce que les logiciens et les philosophes découvrent, l'existence de ce que l'anglais dénomme "fuzzy objects" ou "fuzzy rules." [10] Pour rester dans le domaine de la pragmatique, l'expression vague est celle qui par excellence autorise les calculs d'implicature, et insiste sur la distance entre sens de l'énoncé et sens du locuteur. Les avantages conversationnels du vague sont innombrables : limiter la responsabilité du locuteur, respecter les susceptibilités de l'interlocuteur, etc. Ses avantages littéraires sont également bien connus, il suffit d'ouvrir un roman d'Ann Radcliffe pour s'en rendre compte - le suspens est à ce prix. Mais il ne s'agit pas ici du spectacle d'horreur jamais dite qui afflige de façon récurrente Emily au château d'Udolphe, il s'agit de la phrase féminine, de son tact, de son refus d'assertion brutale, de son respect pour le travail d'interprétation du lecteur. Alors le hedging systématique, cette caractéristique féminine pour Robin Lakoff, prend un sens stylistique autrement plus intéressant.

Proposition 4. Cette descente vers les profondeurs, vers les recoins de la conscience, il n'est pas besoin de l'interpréter en termes de psychologie des profondeurs. La métalepse, ce concept rhétorique que Lyotard em-prunte à Genette et développe dans Le Différend, [11] suffira. Ce qui intéresse en effet le linguiste, c'est la succession des emboîtements, et la chaîne de glissement-identification qu'ils impliquent. Alors l'énonciateur est une autre instance que le locuteur, qui appartient à une strate narrative et/ou ontologique différente ; et pourtant les distinctions se brouillent. La phrase féminine est celle qui, multipliant les niveaux de locution, pour donner la parole à toutes les voix, même celles qui sont enfouies au plus profond de la conscience d'un personnage, nous donne le spectacle d'une énonciation feuilletée, c'est à dire pas seulement polyphonique, mais à la

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10. Channell, J. Vague Language. Oxford : OUP, 1994 ; T.Williamson, Vagueness. London : Routledge, 1994 ; B. Kosko, Fuzzy Thinking. London: Hyperion, 1993.
11. Paris : Minuit, I983.

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fois hypersubjective, par dissémination des consciences représentées, et a-subjective, par brouillage et indifférenciation. Le style propre de Virginia Woolf présente, comme l'on sait, cette caractéristique au plus haut point.

Proposition 5. Préférer l'état à l'action, le résultatif à l'événementiel, c'est opérer un choix grammatical et stylistique. La théorie de l'événement de Croft [12] distingue, dans le champ sémantique couvert par un verbe d'événement, trois états ou étapes : cause, changement, résultat (ainsi "kill" est analysé sémantiquement en "cause to become dead"). Il apparaît donc que la phrase féminine préfère le résultat au changement, ou le verbe d'état au verbe d'action - qu'elle s'intéresse au procès dénoté par le verbe dans ses stases et non dans ses mouvements catastrophiques.

Proposition 6. Préférer l'atmosphère, l'aura de l'objet à l'objet lui-même, c'est pratiquer l'indirection, qui est aussi une propriété fondamentale des langues naturelles, l'existence d'actes de langage indirects étant ce qui nous rappelle que la distance entre énonciation et énoncé, sens de l'énonciation et sens de phrase n'est pas un échec contingent mais une nécessité constitutive de l'énoncé. C'est placer radicalement l'opération de dénotation, ce qu'on appelle communément la référence, à la merci du mouvement tropique de la métonymie, ce qu'on appelle communément la connotation, qui ne désignera pas directement l'objet, mais l'évoquera à travers son alentour, son horizon.

Proposition 7. Une conception structurale du langage fera du silence un élément pertinent, mais par pure négativité : le manque (l'article zéro par exemple) est signifiant, mais par absence. La phrase féminine, en préférant le silence au son, le re-matérialise. Alors ce silence se fait lourd de significations multiples, plusieurs silences apparaissent, qui vont du silen-ce de l'idiotie, qui est l'étape ultime du bavardage heidegerrien (Gerede) au silence de la communion, celui qui s'entend après la dernière note du mouvement lent de l'avant-dernière sonate de Schubert, et qui est la forme paroxystique de la parole heidegerrienne (Rede). En musicalisant le silence, la phrase féminine remet au centre de l'écriture la fonction poétique du langage, mais de façon paradoxale, puisque le signifiant ainsi focalisé est un signifiant zéro (pas complètement : le silence a une longueur).

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12. Croft, W. Syntactic Categories and Grammatical Relations. Chicago : The university of Chicago Press, 1991.

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Proposition 8. La phrase féminine n'est pas tant centrée sur la fonction émotive-expressive du langage, par opposition à sa fonction dénotative et communicative, que sur le refus de l'assertion brutale. Contrairement à ce que le stéréotype phallocrate dit du soulignement féminin, la phrase féminine refuse l'emphase. A ce titre, elle est à l'opposé de ce que Clément Rosset appelle la grandiloquence, [13] qui pour lui est représentée canoniquement par l'illusion performative, la croyance qu'il est possible de faire en disant.

Proposition 9. Ce mouvement perpétuel du coeur est bien sûr un mouvement tropique. Par quoi il ne faut pas seulement entendre l'exploi-tation systématique de la dérive métaphorique au niveau des mots (méta-phores lexicales), mais aussi au niveau de la syntaxe et de ses marqueurs (métaphores syntaxiques et grammaticales). Ce qui induit un brouillage du "qui parle ?" et une multiplication de points de vue. On retrouve ici la subjectivité non-subjective de la phrase féminine, qui n'est pas simplement une phrase émotive.

De cette opération filée de grammaticalisation de mes neuf propositions, une conception non triviale du langage émerge : c'est une conception que l'on définira négativement par rapport à la doxa comme non-instrumentale, non-communicative et non-assertive. Elle présente, pour aller vite, les caractéristiques suivantes : 1/ Le contrôle exercé par l'énonciateur et/ou le narrateur sur l'énoncé est mis en crise. 2/ L'arbitraire du signe est mis en crise, par iconicité, remotivation ou brouillage de la référence. 3/ La fonction informative-communicative est détournée au profit d'une forme d'expressivité qui accueille l'affect mais n'est pas simple émo-tivité (c'est ce que j'ai appelé la subjectivité non subjective). 4/ La fonction de dénotation est brouillée par le vague du langage, et le recours systématique à la connotation. 5/ La transparence du langage est mise en crise par l'indirection et le calcul d'implicite. 6/ L'assertivité est délibérément affaiblie, par déplacement tropique vers le résultat, ou vers l'aura qui entoure l'objet évoqué.

Cette conception du langage a le mérite de la cohérence - celle d'une opposition systématique à la doxa dominante. L'aspect dominé/rebelle de l'écriture féminine est ici déplacé vers son champ véritable d'application, qui est la langue et non le sexe ou les relations sociales.

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13. Le Réel, traité de l'idiotie. Paris : Minuit, 1977.

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4. Quelques conséquences, en forme d'apories, de cette analyse.

Je pourrais décrire la philosophie du langage implicite dans la phrase féminine selon Virginia Woolf dans les termes de diverses théories, qui la rendraient plus explicite, la développeraient dans des directions nouvelles, et la récupéreraient. J'en cite brièvement quatre.

1/ La phrase féminine présente certains caractères du figural selon Lyotard [14] - elle vise à capturer le réel, au delà du discours, dans l'émergence de la figure (d'où son attachement à l'iconicité). On pourrait donc tenter de l'expliquer selon la corrélation discours/figure, opposition/diffé-rence, et tout ce qui s'ensuit.

2/ La phrase féminine pourrait être décrite dans les termes de ce que Derrida appelle le monolinguisme de l'autre, [15] c'est-à-dire le monolinguisme paradoxal de celui qui perçoit sa langue "maternelle" comme autre, mais ne possède pas d'autre langue (ce paradoxe a chez Derrida une origine biographique). Avec la phrase féminine, le paradoxe est redoublé, puisque la théorie conduit à dire que la phrase féminine est écrite dans une langue qui ne peut être maternelle.

4/ La phrase féminine possède toutes les caractéristiques du sens deleuzien. [16] La phrase masculine à laquelle elle s'oppose est en effet caractérisée par la doxa, c'est-à-dire le bon sens et le sens commun, c'est à dire l'utilisation droite et normée de la manifestation (d'un sujet maître de son langage), de la désignation (d'un objet dénoté par référence directe) et de la signification (d'un code arbitraire mais régulier). Si je devais choisir, je choisirais ce langage-là, comme d'habitude.

Mais là n'est pas ce qui importe. Je préfère laisser l'intuition de Woolf en l'état, et essayer de la faire fonctionner. Ici, l'aporie est inévitable, tant les contre-exemples sont nombreux. Mais, bien que ceux-ci encombrent l'horizon, deux convictions me restent.

1/ La phrase féminine doit être historicisée, dans le plus extrême détail. Ce n'est pas la phrase-Radcliffe, ce n'est pas la phrase-George Eliot, ce n'est pas non plus la phrase-Richardson : c'est la phrase-Woolf. Une analyse comparée des incipit de Pilgrimage et de To the Lighthouse montrerait

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14. Discours, figure. Paris : Klincksieck, 1971.
15. Le Monolinguisme de l'autre. Paris : Galilée, 1996.
16. Deleuze, G. Logique du sens. Paris : Minuit, 1969.

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que l'analyse de Woolf, quelle que soit la lecture qu'on en donne, s'applique plus facilement à Woolf qu'à Richardson.

2/ La phrase féminine n'est pas un concept inutile. Les contre-exemples abondent, mais les exemples aussi. En voici deux, deux incipit, écrits par des hommes, dont le premier est caricaturalement masculin, et le second caricaturalement féminin :

I met Jack Kennedy in November, 1946. We were both war-heroes, and both of us had just been elected to Congress. We went out one night on a double date and it turned out to be a fair evening for me. I seduced a girl who would have been bored by a diamond as big as the Ritz. [17]
If you really want to hear about it, the first things you'll probably want to know is where I was born, and what my lousy childhood was like, and how my parents were occupied, and all before they had me, and all that David Copperfield kind of crap... [18]

Une analyse plus détaillée montrerait que l'incipit de The Catcher in the Rye possède certaines caractéristiques de la phrase féminine, mais que par exemple, la subjectivité affirmée de Holden n'a pas le même statut que la subjectivité vague et vagabonde du début de To the Lighthouse.

Il est temps que j'annonce quelques conclusions. Ce que j'ai trouvé dans le texte de Woolf, ce n'est pas une réduction du texte au sexe de son auteur, ni une réduction du texte à une théorie, c'est une polarité stylistique, qui a potentiellement une valeur politique de subversion, et qu'il vaut donc la peine de dénommer masculin/féminin. Soit deux façons, non exclusives, et rarement pures, de faire les noeuds textuels, et que j'exprimerai en filant les deux métaphores du filage et du tissage. Il ne m'échappe pas qu'en choisissant ces métaphores, je fais de l'activité littéraire une activité féminine. Mais si Freud, dans un de ses célèbres passages misogynes, reconnaît aux femmes une seule invention, c'est celle du tissage, et donc du texte (l'écriture, qui trouve son origine dans la divination, est un lieu de pouvoir, donc une activité masculine). On opposera donc, par ironie, le filage de la phrase masculine au tissage de la phrase féminine. L'activité de filage est unidirectionnelle, discrète (je ne peux intervenir sur le fil que par séparation brusque d'un avant et d'un après : coupure ou noeud), monologique (le fil est unique) et téléologique (le fil est suspendu

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17. Mailer, N. An American Dream. New York : Dell, 1964, p.9.
18. Salinger, J.D. The Catcher in the Rye. Harmondsworth : Penguin, 1958, p. 5.

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au geste final de la coupure, son destin est déterminé par les Parques). Au contraire, le tissage est pluridirectionnel (comme un plan par rapport à une ligne), non-discret (je peux trouer un tissu sans le rompre), polyphonique (le tissu s'accommode bien du patchwork) et sans destin (l'interruption du tissage n'est pas une coupure, et Pénélope reprendra au matin l'ouvrage défait pendant la nuit). Bref, filer n'est pas tisser - il y a bien quelque chose comme une phrase féminine, qui n'est pas seulement l'image en miroir caricaturale de l'assertion masculine.

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Ouvrages cités :

Barthelme, Donald. Forty Stories. London : Secker & Warburg, 1987.

Brooks, P. Reading for the Plot. Harvard : Harvard University Press, 1984.

Cameron, D. ed. The Feminist Critique of Language : a Reader. London : Routledge, 1990.

Channell, J. Vague Language. Oxford : OUP, 1994.

Croft, W. Syntactic Categories and Grammatical Relations. Chicago : The university of Chicago Press, 1991.

Danon-Boileau, Laurent. Produire le fictif. Paris : Klincksieck, 1982.

Deleuze, Gilles. Logique du sens. Paris : Minuit, 1969.

Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l'autre. Paris : Galilée, 1996.

Genette, Gérard. Fiction et diction. Paris : Seuil, 1991.

Hamburger, Kate. Logique de la fiction. Paris : Seuil, 1977.

Kosko, B. Fuzzy Thinking. London : Hyperion, 1993.

Lakoff, Robin. Language and Woman's Place. New York : Harper & Row, 1975.

Leech, G. Principles of Pragmatics. London : Longman, 1983.

Lyotard, Jean-François. Discours, figure. Paris : Klincksieck, 1971.

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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)