(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)
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L'ondulation dans The Waves
Hubert Teyssandier (Université Paris 3)
Dans son sens le plus évident, l'ondulation désigne le mouvement oscillatoire qui parcourt une masse d'eau sous l'effet du vent. Les particules d'eau se déplacent verticalement, sans bouger de place, en donnant l'illusion d'une propagation horizontale, d'un mouvement du large vers le rivage, là où la vague se cabre, déferle, puis se retire. C'est ce type d'ondulation qui s'inscrit de façon récurrente dans l'écriture de Woolf, perçu entre autres, comme des stries qui viennent rayer, barrer la surface de l'eau dès le premier interlude, ou prélude, de The Waves : "As they neared the shore, each bar rose, heaped itself, broke and swept a thin veil of white water across the sand." La vague prend ici la forme d'un ondoiement ("ripple"), terme récurrent dans The Waves, et le mouvement de la vague, qui fait alterner les crêtes et les creux, fournit le modèle qui structure le roman et son réseau d'images, jusqu'au mouvement de houle qui, à la clôture, s'empare de la conscience de Bernard dans un soulèvement intérieur qui bascule ensuite vers la mort. Ce phénomène oscillatoire, qui fait alterner le plein et le vide, la crête et le creux, mais aussi le jour et la nuit, la lumière et l'ombre, est déjà inscrit dans To the Lighthouse, dont il constitue, comme dans The Waves, la structure unifiante. L'oscillation ne se réduit pas au mouvement de l'eau, pourtant omniprésente dans ces deux romans, mais fonctionne aussi dans le registre métaphorique, et se combine avec tous les mouvements de type pendulaire pour constituer une structure imaginaire totalisante, une poétique de l'Un qui se fait l'écriture d'une organicité humaine et cosmique, dans laquelle le monde se trouve englobé comme dans l'espace-temps einsteinien. __________ 1. The Waves (1931), Four Great Novels. Oxford: Oxford University Press, 1994, 47.
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Si l'on fait retour de la poétique vers la physique, qui s'applique à saisir la même totalité que la poétique woolfienne, on observe qu'il existe d'autres ondes que celles qui soulèvent les masses océaniques, car l'onde désigne plus largement le transfert d'énergie par vibration ou mouvement oscillatoire, telles les ondes qui propagent le son, la lumière et toutes les énergies électromagnétiques, ce qui nous situe au centre des préoccupations de la physique moderne, qui rend compte de la réalité du monde par des mouvements ondulatoires, mais sans pouvoir définir ce qui ondule, c'est-à-dire la nature du milieu dans lequel les ondes se propagent. L'ondoiement des masses d'eau, est, par rapport à l'ensemble des phénomènes ondulatoires, le phénomène le mieux compris, de même que, chez Virginia Woolf, la montée et l'écrasement de la vague constituent une structure simple tant qu'elle ne s'applique qu'au mouvement de la mer, mais cette structure englobe aussi les pulsations du corps, les pulsions et les retraits de la conscience, les rythmes de la vie et les mouvements alternatifs dont le cosmos est animé. Le prélude associe les vibrations de la lumière solaire ("flicker") et l'ondulation des vagues dont la surface d'abord verte est parcourue de chatoiements encore indécis. Aux fluctuations de la lumière et de l'eau vient s'ajouter une onde sonore, perçue et nommée par Rhoda : " 'I hear a sound,' said Rhoda, 'cheep, chirp ; cheep chirp ; going up and down.' " (420) L'inclusion dans le tissu de l'écriture de plusieurs phénomènes ondulatoires constitue une interférence, c'est-à-dire la rencontre de plusieurs ondes qui sont ici mises en phase à l'aube de cette journée saisie dans son commencement. Dans l'écriture poétique de Woolf, les interférences du lumineux, du sonore et du liquide mettent en place la vision unifiée d'un monde qui s'éveille. L'ondulation inclut aussi les rythmes de l'existence corporelle, les battements de coeur, et le souffle alterné de la respiration. Ainsi, dans le prélude, le va-et-vient du souffle d'un dormeur s'inscrit en duplication de l'ondoiement liquide : "The wave paused, and then drew out again, sighing like a sleeper whose breath comes and goes unconsciously." (419) Au delà du mode de connexion employé, qui relève de la comparaison, il s'agit en fait d'un lien organique entre la vague et la respiration humaine. Les rythmes du corps sont indissociables des ondulations de la conscience, qui a ses crêtes et ses creux, ses moments de somnolence et d'hyperactivité. La conscience s'éveille et s'endort, et dans son sommeil elle se ranime, dans un rêve de vagues :
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Les vies et les consciences humaines suivent leur trajectoire à travers le continuum spatio-temporel, jusqu'à leur extinction ultime. Est-ce la vie individuelle qui vient mourir au bout de ce parcours, ou l'oscillation de la vie même qui est promise à l'extinction ? C'est une question que l'on doit poser, mais à laquelle le texte ne peut donner réponse. Dans la poétique de Woolf, l'ondulation affecte la totalité de l'espace-temps, incluant les trains qui gravissent les collines pour ensuite les redescendre, l'alternance des champs et des forêts, celle des rivières bordées de saules et des agglomérations urbaines, de même que celle des saisons, des jours et des nuits. Comme dans le cas de la vague marine, l'espace littéraire implique ici à la fois cyclicité et alternance. 1. Mouvements d'onde La structure de la vague fournit donc le modèle de tous les mouvements ondulatoires ou vibratoires qui parcourent l'ensemble du texte en même temps qu'ils renvoient à la totalité du monde. Toutes les expériences sensorielles sont fondées sur des vibrations, et Neville, le poète, est intensément réceptif à ce phénomène ondulatoire : "It seems as if the whole world were flowing and curving - on the earth the trees, in the sky the clouds." (436) Le modèle de la vague structure l'ensemble du mouvement dans les quatre éléments, eau, terre, lumière et feu. L'air ondule autour des cheminées (421), il fait bouger le store dans l'embrasure de la fenêtre (Prélude), il anime d'un mouvement sinueux les herbes, les arbres et les trouées bleues dans le ciel nuageux (437). Sans doute la voix de Louis n'est-elle pas une voix fiable, mais ici elle semble rejoindre la vision poétique que le texte compose, comme lorsqu'il observe les fleurs qui ondulent à l'extérieur de la fenêtre (447). De même la lumière est figurée par des vibrations, des chatoiements ( 420) ; les rayons brûlants du soleil réverbérés par les vitres de la maison envoient parmi les herbes des fulgurances intermittentes (420) ; des îlots
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de lumière flottent dans l'herbe, à l'ombre des arbres (438) ; des flammes dansent autour des théières ; perçue par Bernard, "the light seems to pant in and out, in and out," (423) au rythme d'une respiration rapide comme celle d'un coureur ou d'un nageur, tandis que les branches des arbres se soulèvent et retombent. La lumière est aussi l'énergie naturelle qui fait frémir et éclore les fleurs (Interlude 2, 431) Dans le domaine des perceptions sonores, le chant des oiseaux, tel que le perçoit Susan, est une double vibration : "Birds are singing, up and out and in and out all around us," (420) et cette vibration double vient donc s'inscrire dans un mouvement circulaire. De ces perceptions sonores, Jinny souligne le caractère physique et l'étendue inouïe des possibilités d'écoute :
Sans doute Jinny définit-elle ici sa propre perception d'elle-même et du monde. Mais à travers la voix prêtée au personnage, le texte parle d'ondes sonores parvenant aux oreilles à travers des distances inaccessibles, et d'une réceptivité auditive qui capterait des sons de provenance lointaine, voire cosmique. L'épisode d'Elvedon offre un exemple intéressant d'interférence poétique qui met en phase le mouvement des vagues marines et le murmure des ondes aériennes, faisant ainsi advenir à l'existence (textuelle et poétique) un élément indéfinissable par lequel s'opère la fusion entre l'air et l'eau (424). Ce qui est ici inexplicable en termes physiques, est le résultat de l'une de ces fusions que seul l'art peut exprimer, et l'expérience est de l'ordre de l'épiphanie - elle est révélation d'un outre-monde en dehors du continuum spatio-temporel. Au bout du compte, la liquidité des vagues océanes se communique à l'obscurité qui se charge des propriétés de l'eau, et, dans la lignée d'une image qui a déjà pris forme dans To the Lighthouse, des vagues de ténèbres s'engouffrent dans les rues de Londres, engloutissant les hommes et les arbres, jusqu'à recouvrir toute l'étendue terrestre du rivage jusqu'aux plus hautes cimes (interlude 9, 544). Comme si cette liquéfaction universelle représentait le destin du monde, dans cet engloutissement dernier qui nous ramène dans l'avant qui précède le premier verset de la Genèse.
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Les vibrations sont également constitutives de toutes les vives humaines. Ce qui vaut d'abord pour la vie collective de la métropole londonienne : "London heaves and surges [...] ; there is a mast among the spires," comme si la métropole était un navire en haute mer, secoué par les vagues (432). Ce tumulte océanique est aussi ce que perçoit Neville, lorsque, à son arrivée à Londres, il se sent secoué comme par une énorme houle : "The huge uproar is in my ears. It sounds and resounds, under this glass roof like the surge of a sea. We are cast down on the platform with our handbags. We are whirled asunder." (454) Louis, qui rêve d'une mer calme et voudrait être recouvert par les vagues protectrices d'une existence ordinaire (466), ce qui est aussi le désir d'une sérénité dernière dans les profondeurs liquides, doit subir, dans son restaurant habituel, les assauts d'un mouvement incessant. Les chapeaux des passants défilent de l'autre côté de la vitre ("hats bob up and down," 466), la porte s'ouvre et se ferme, l'agitation tourbillonnante ressemble à un rythme de valse, "eddying in and out, round and round," tout est pris dans le mouvement à la fois cyclique et alternatif d'une agitation qui pourtant semble désordonnée, et Louis rêve de la réduire et de la contrôler : "Yes ; I will reduce you to order." (466) Et, parlant du mugissement de Londres, Louis formule explicitement l'image d'un navire qui gagne la haute mer (488). Les frémissements, les frissons, les spasmes du désir ou le tumulte des passions parcourent chaque corps et chaque conscience individuelle. Jinny fait alternativement l'expérience du feu et du frisson du désir ("I burn, I shiver [...] out of this sun, into this shadow," (421) et elle perçoit son coeur qui bat, tandis qu'un ondoiement lui parcourt le corps lorsqu'elle dépose un baiser sur le visage de Louis (422). Toute sa vie est représentée comme l'expérience alternée de l'ardeur du désir et du frisson de la solitude. Il s'y ajoute l'alternance de l'amour et de la haine, formulée dès le stade de l'enfance, par la voix de Susan : "I am a child [...], I love and I hate." (423) L'expérience de l'amour et de la haine est parfois simultanée, dans des instants de grande intensité affective : " 'It is love, it is hate,' said Jinny, 'it is hate [...] But our hatred is almost indistinguishable from our love'." (489) A Hampton Court, la violence de l'affect fait resurgir l'image d'une houle déchaînée, portée par la voix de Louis : "Now passions that lay in wait down there in the dark weeds which grow at the bottom rise and pound us with their waves." (492)
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L'expérience humaine du temps est aussi celle d'une onde qui fluctue, du jour à la nuit et de la nuit au jour : " 'I hate darkness and sleep and night,' said Jinny, 'and lie longing for the day to come. I long that the week should be all one day without divisions'." (445) A chaque aube nouvelle, Jinny perçoit une accélération des battements de son coeur. Dans le monologue final, la voix de Bernard dit le rythme du temps qui passe, et la succession des jours trace une courbe qui amorce la figure du cercle :
Sur l'image de l'ondoiement ("ripple") vient ici se greffer celle du tronc d'arbre sectionné, dont les anneaux disent le temps à travers une figure de circularité, de structure identique à celle des ondes concentriques qui se dessinent dans l'eau, autour du point où la surface a reçu le choc d'un objet - autre façon de figurer à la fois l'alternance et la circularité. C'est la figure de l'ondulation qui reste cependant la plus récurrente, et embrassant dans un vaste regard rétrospectif toute l'expérience d'une vie, Bernard y voit une succession de vaguelettes auxquelles il associe son activité narrative, une histoire / une vague conduisant à la suivante, jusqu'au frémissement dernier, dont on ne saurait dire s'il marque l'aboutissement ultime : "Should this be the end of the story ? a kind of sigh ? a last ripple of the wave ? A trickle of water to some gutter where, burbling, it dies away ?' "(560) Cette voix qui vient mourir en bordure du rivage se représente aussi comme celle d'un corps individuel, intégré dans la vaste cyclicité des saisons et de la vie végétale. Mais le rythme du cosmos est en même temps celui de la vague qui tour à tour se soulève et retombe. Cette vision poétique intègre son double ironique, construit autour de Dr Crane - ou de l'Amiral Crane, l'illustre marin qu'il aurait pu être, tanguant et roulant, suivi de tous ses officiers, comme un bâtiment sur la mer :
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Il monte en chaire / en passerelle de la même démarche titubante, puis regagne sa place comme un marin ivre (435), et avant de se coucher, il regarde, les bretelles ballantes, les branches des châtaigniers qui, dans la tempête, sont secouées comme une mâture (443). Ces vacillements associés au Dr Crane et à son environnement viennent ici faire écho, dans une tonalité plus corrosive, à la démarche titubante de Mrs McNab lorsque, dans To the Lighthouse, elle vogue dans la maison déserte pour y réintroduire le mouvement de la vie. [2] 2. L'ondulation de la conscience. L'ondulation dans The Waves est aussi celle des consciences / de la conscience, ce qui renvoie à la question de l'identité, de ses frontières, de sa stabilité. Le sujet, chez Virginia Woolf, apparaît comme une entité aux contours flous, indécis, mouvants. Qui suis-je ? Combien de personnes suis-je ? Cette problématique du sujet est déjà contenue dans la poésie de Walt Whitman ("I am large, I contain multitudes" ) qui, dans son amplitude lyrique, englobe la totalité du vivant, dans une danse universelle : "I am a dance - play up there ! the fit is whirling me fast !". Le sujet woolfien s'affirme avec moins d'assurance, et la conscience individuelle (par quoi j'entends aussi, comme pour "consciousness" chez Henry James, la conscience de soi et l'inconscient) est une entité instable, qu'affectent différentes formes d'ondulation et de fluctuation. Susan se perçoit comme une individualité aux prolongements cosmiques, en relation avec tous les grands cycles de la vie naturelle. Elle est celle à travers qui se perpétue une tradition rurale, et le monde de ses origines comme de sa vie présente est celui des rythmes naturels, de l'eau qui court, de la germination :
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2. "As she lurched (for she rolled like a ship at sea) [...], as she clutched
the banisters and hauled herself upstairs and rolled from room to room, she
sang." To the Lighthouse (1927), Four Great Novels, 360.
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Dans la continuité de cet infini renouvellement, Susan inscrit sa propre existence, et sa parole englobe l'univers qui l'entoure. Quelle que soit la saison, elle berce l'enfant couché, et son chant, associé au murmure de la mer par l'image du coquillage abandonné sur le rivage, épouse le mouvement de la vague dans son agencement prosodique :
Le mouvement de la vague est toujours associé à Susan, littéralement, ou par une métaphore organique qui l'intègre à la totalité du monde. Pendant que s'écoulent les jours de classe, elle se remémore le balancement des foins autour de la ferme de son père, et le mugissement des vagues à proximité du lieu de sa naissance : "At home the waves are a mile long. On winter nights we hear them booming." (439) De retour à la ferme, elle perçoit les blés qui ondulent du même mouvement que celui des vagues et des jours : "The day waves yellow with all its crops." (468) Dans la conscience de Susan, ce mouvement alternatif et cyclique est aussi celui qui parcourt le monde : "I am the seasons [...]. I can be tossed about, or float gently, or mix with other people." (468) Autant d'affirmations qui interviennent en réponse à la question identitaire formulée au début du passage : "But who am I ?" La réponse inclut tout à la fois le mouvement circulaire du chien qui renifle le sol, la lumière qui éclaire le portail, les saisons et la succession des mois, et Susan refuse, comme Whitman, l'idée d'une identité individuelle restrictive : "I am not a woman." (468) Ses enfants sont l'océan qui la portent et la soulèvent (486). Ainsi s'inscrit-elle dans les mouvements des éléments qui l'environnent, tout en gardant ses racines dans la terre où elle vit :
Et les vies des autres autour d'elle sont animées d'un mouvement qui tourbillonne comme l'eau près des piles d'un pont, tandis que, dans un geste qui reproduit une fois encore le va-et-vient de la vague, elle pousse
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et tire son aiguille, qui entre, pour en ressortir aussitôt, dans l'étoffe qu'elle coud ("in and out," 519). Cet enracinement dans la terre qui marque un point fixe dans cette mouvance est ce qui fait défaut chez Rhoda et Jinny, dont les consciences liquides ne s'immobilisent jamais. Rhoda, "la nymphe de la fontaine toujours humide;" (564) fait onduler l'eau de la cuvette sur laquelle flottent des pétales qui bougent, oscillent, au rythme des mouvements qu'elle leur imprime : "Here is Rhoda on the path rocking petals to and fro in her brown basin." (425) Ces premiers frémissements sont les prémisses des secousses plus violentes qui leur font suite pendant les années d'école : "I am rocked from side to side by the violence of my emotion." (439) Dans sa solitude, Rhoda ondule au bord du monde, à la lisière du néant : "Alone, I often fall into nothingness. I must push my foot stealthily lest I should fall off the edge of the world into nothingness." (439) Le rien, l'anéantissement de l'être, sont représentés par ces profondeurs liquides où l'on voit Rhoda s'engloutir : "Rolling me over the waves will shoulder me under. Everything falls in a tremendous shower, dissolving me." (527) Conscience fluctuante ("quivering," "shivering," 445-446), Rhoda s'identifie à un arbre dont les branches frémissent au dessus d'elle. Après s'être vue, dans un rêve, en impératrice russe (445), elle se retrouve frissonnante, comme un arbre de papier. Puis son corps se liquéfie, et s'épand comme une vaste marée. Jinny, bougeant la tête, voit son corps parcouru d'un mouvement d'onde, secoué comme une herbe par le vent, en même temps qu'il est pris dans le tourbillon d'une danse :
L'oscillation des vagues, les mouvements d'un navire ou d'une barque sur l'eau sont intériorisés par la conscience de Jinny, et la robe qu'elle porte est parcouru de grandes lames : "[...] I sit, with my dress like a veil billowing round me on the gilt chair." (491) Le corps et la conscience liquéfiés, Jinny flotte, deçà, delà, au gré des vagues qui l'emportent, des hommes qui l'abordent et la quittent, mais elle garde, comme une espérance,
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un point d'ancrage, telle une plante enracinée dans le fond d'une rivière : "I ripple. I stream like a plant in the river, flowing this way, flowing that way, but rooted, so that he may come to me." (471) Un désir de fixité, de permanence, se maintient comme un rêve dans cette conscience tout aussi liquide que celle de Rhoda. Par rapport aux autres consciences représentées, Bernard apparaît comme une conscience en expansion, qui en vient, tel le sujet whitmanien, à englober toutes les autres. En opposition à Neville ("I am one person - myself" 463), Bernard, tel que le voit Neville, est, ou a été, "Tolstoy's young man," "Byron's young man," et peut-être deviendra-t-il "Meredith's young man," (463) identité plurielle qui inclut au passage des identités fictionnelles. Bernard revendique cette pluralité : "[...] I am Bernard, I am Byron ; I am this, that and the other [...] For I am more selves than Neville thinks." (464) L'imagination tournée vers l'avenir, il se représente ses fils et ses filles comme l'amorce d'une chaîne de recommencements infinis : "My daughters shall come here, in other summers ; my sons shall turn new fields." (478) Puis, tourné vers le passé, en vieil homme qui parcourt du regard la totalité d'une vie qui semble sur le point de s'achever, s'adressant à une présence désincarnée assise à la même table que lui, et qui pourrait être son double silencieux, il se duplique à l'infini dans toutes les vies dont le cours a rencontré celui de sa propre existence :
Comme chaque vague est la duplication d'une autre, en même temps qu'elle est autre, l'identité mouvante de Bernard devient tour à tour celle de tous ceux qu'il a connus, aussi bien que de ceux qui lui restent inconnus, comme son interlocuteur muet, mais en même temps, à l'instar du locuteur whitmanien, cette conscience aux frontières aussi indécises qu'illimitées englobe dans son immensité océane la totalité des consciences individuelles.
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3. L'écriture de l'unité. Aboutissant à la conscience multiple de Bernard, représenté, à la clôture du roman, face à la vastitude et au néant que figure la totalité sans limites des vagues qui ondulent, le texte compose, à travers toutes les ondes qui le parcourent, l'écriture de l'unité, dans l'interconnexion universelle, par la mise en réseau de toutes les consciences. De ce réseau poétique qui structure le monde, le réseau économique ou financier dans lequel Louis s'applique à contenir et enserrer le monde apparaît, à l'intérieur du texte, comme le double ironique ou parodique de la totalité que construit l'écriture des ondes. Comme Bernard le formule avec humour, Louis essaie de parvenir à une vaste somme en additionnant des entrées insignifiantes dont le total, dans ce système de comptabilisation, a toutes les chances de demeurer dans le rouge (465). Ces entrées qu'il additionne ne renvoient pourtant pas à des quantités nulles, car ce sont les six (ou sept) personnages qu'il inscrit dans la colonne des crédits (ou des débits), "adding us up." Le déficit fatal dans cette colonne comptable peut s'interpréter comme l'impossibilité de chiffrer des contenus de conscience, à la différence des profits commerciaux encaissés par Louis, de sorte que, intraduisibles en termes arithmétiques, les consciences ne peuvent être, une fois converties en écriture comptable, que des quantités nulles ou voisines de zéro ("insignificant items"), plongeant dans le rouge par rapport à la somme chiffrée de tous les gains enregistrés par Louis. L'homme d'affaires a en effet des visées planétaires, exprimées en un langage qui fait écho à la voix totalisante de Bernard le rassembleur : "But there is a chain whirling round, round in a steel-blue circle beneath." (489) Le bleu acier qui la colore fait percevoir l'ironie d'une entreprise, ou d'une visée, que figure dans la sixième section le vaste réseau de relations commerciales lisible sur la carte affichée dans le bureau de Louis :
Tout le système de relations qui, tracé par Louis, l'a rendu "immensément respectable," (523) met en oeuvre des liens d'une autre nature que ceux qui s'établissent entre les consciences, et, comme le dit
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Bernard, le conteur tisserand : "[Louis] was without those simple attachments by which one is connected with another." (548) Ces attaches relèvent d'une autre mise en réseau, constituée à partir des vibrations des corps et des consciences qui se lient les unes aux autres dans la sympathie, des oscillations physiques et affectives qui se propagent du sujet vers les autres. La mise en réseau que le texte écrit passe par les relations individuelles, et correspond à un besoin d'autant plus profondément ressenti par Rhoda qu'elle se sent frustrée d'être "outside the loop" (426) - image d'une boucle qui apparaît dès la première section, comme l'image connexe du désert que Bernard reprendra dans la dernière section en l'associant à Rhoda, solitaire comme une colonne au bord d'une oasis (552). Les deux images sont complémentaires : Rhoda est exclue de l'anneau de la boucle, en même temps qu'elle est environnée de solitude. La voix de Rhoda formule son exclusion et son isolement en lui associant la double image qui lui apparaît tandis qu'elle fixe le cadran de l'horloge et suit le cheminement des deux aiguilles (426). Tandis que l'horloge égrène les secondes, la grande aiguille a pris de l'avance pour aller trouver l'eau d'une oasis, mais la petite aiguille avance péniblement dans la pierraille brûlante du désert :
Rhoda dessine la boucle de son propre enfermement, en même temps qu'elle prend conscience de sa propre solitude, et au moment de s'endormir, elle est animée par le désir de devenir, d'être Susan et Jinny, puis en rêve elle se voit engloutie dans l'eau profonde, forme impersonnelle d'intégration dans l'Un ou dans le néant, dans la liquéfaction universelle. Le désir qu'éprouve Jinny de se relier au réseau des consciences passe par la conscience de son propre corps, qui vibre au contact d'autres corps, corps d'hommes attendus, désirés, un instant retenus : "Our bodies communicate. This is my calling. This is my world." (470) Ce désir d'unité s'exprime par de brèves étreintes dans lesquelles les corps se rencontrent puis se séparent, dans un perpétuel mouvement d'oscillation. Et l'oscillation se traduit en images liquides, comme celle de la plante dans l'eau, entraînée d'un côté, puis de l'autre, par le courant du
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fleuve ou par la vague, images associées au mouvement d'une dance qui entraîne les corps dans l'extase d'un tourbillon éphémère, le temps d'une musique (471). Bernard, quel que puisse être par ailleurs son échec à s'affirmer comme artiste, ou comme romancier (et non comme conteur d'histoires), est ici la figure par qui s'opère la mise en réseau des consciences, et qui semble opérer l'unité, bien qu'il dévalue ce qu'il effectue. Il est celui qui ressent et exprime les vibrations de la sympathie humaine, qui passe, une fois encore, par des images d'ondulation : " 'I see a ring', said Bernard, 'hanging above me. It quivers and hangs in a loop of light'." (421) Au seuil de la première section, la voix de Bernard est la première à se faire entendre, et c'est aussi la dernière voix que l'on entend, avant la coda. A l'incipit, il associe des images d'ondes et de cercles, et à Londres il apparaît comme une conscience mobile, dont la vocation est d'englober toutes les autres dans des mouvements ondulatoires dont il apparaît comme la source :
Chaque conscience n'est animée que d'un souffle éphémère, mais Bernard croit, par intermittence, à la mise en réseau de toutes les consciences, à leur fusion dans l'Un : "The clock ticks ; the woman sneezes ; the waiter comes - there is a gradual coming together, running into one, acceleration and unification." (573) Cette parole obscurément épiphanique, qui dévalue ce qu'elle fait apparaître et rend dérisoire l'unité qu'elle paraît annoncer, est chargée d'une insurmontable ambivalence. Bernard est l'annonciateur de l'Un, mais aussi celui qui exprime les souffrances de la séparation et de l'espoir inaccompli d'englober les sept personnages dans une figure d'unité : "We exist not only separately but in undifferentiated blobs of matter," (549) et l'indifférencié est aussi de l'informe, très en deçà d'une forme totalisante. A la même page, Bernard introduit l'image d'une mosaïque disjointe, qui n'est pas encore assemblée, et qui ne semble pas devoir l'être jamais.
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Ainsi pose-t-il l'achèvement problématique du processus auquel il semble croire, mais fugitivement : "We saw for a moment laid out among us the body of the complete human being whom we have failed to be, but at the same time cannot forget. [...] The moment was all ; the moment was enough." (565) La mémoire préserve l'image de la forme qui n'a jamais abouti, la totalité : "We became six people at a table in Hampton." De six à sept, il s'en faut de beaucoup plus d'une unité, et, jamais présent autrement que sur le mode du silence, de l'absence, du manque, Perceval rend impossible l'achèvement désiré. Il reste que l'Unité est posée comme la finalité de l'art, doublement représenté par l'écriture de Woolf et la poésie de Neville. Neville le poète est la figure de l'artiste dans le roman en opposition à Bernard qui ne peut que conter, relater (ce qui reste en deçà de "relate"). Mais dans sa conviction, Neville lui aussi oscille entre le doute et la certitude : "Yet it is incredible that I should not be a great poet. What did I write last night if it was not good poetry ? Am I too fast, too facile ? I do not know." (460) Peut-être lui manque-t-il un supplément d'être : "Neville mixed with somebody - with whom ? - with Bernard ?" (461) Pourtant, sur fond de doute, il croit à son identité d'artiste, à son existence distincte : "I am one person - myself. I do not impersonate Catullus, whom I adore." (463) Et Bernard reconnaît le pouvoir de celui qui lui a donné un sonnet, et exprime ce pouvoir dans une image de vague, de lame déferlante : "Like a long wave, like a roll of heavy waters, he went over me, his devastating presence - dragging me open, laying bare the pebbles on the shore of my soul." L'image renvoie aussi aux Sonnets de Shakespeare dans son érotisme presque explicite, et notamment au Sonnet 60 qui aurait pu servir d'épigraphe au texte de Woolf ("Like as the waves ... "), et le poème de Neville renvoie aussi au roman dans lequel il se trouve enchâssé, dans le blanc. Comme le texte le fait dire à Bernard, à propos du poème de Neville : "If life, he thinks could wear that permanence, if life could have that order [...]." (464) Ce qui revient à dire que l'ordre et la permanence appartiennent à l'art, et à l'art seulement. La clôture du roman fonctionne à deux niveaux, et apporte une double fin. Au niveau de la vie de Bernard, et de toutes les vies individuelles que sa conscience englobe, le roman s'achève dans la mort, après la mort de
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Rhoda, et comme en surimpression à la mort de Perceval, qui vient pour un instant se réincarner en Bernard pour mourir une deuxième fois. Mais l'ondulation se poursuit, visible dans l'ultime inscription, qui vide de tout contenu autre que typographique, la présence du mot "FIN" : "The waves broke on the shore." En même temps vient s'inscrire, non l'achèvement, mais l'infinitude de ce phénomène ondulatoire qui affecte à la fois la vie et l'art : les vibrations des corps et des consciences, les oscillations de la plume ou du pinceau engagé dans l'acte d'écrire ou de peindre, comme le mouvement rythmique du pinceau dans la main de Lily Briscoe, comme le geste d'écrire jamais interrompu de la dame d'Elvedon, au dessous des branches, au dessous des vagues. La clôture réaffirme le souffle primordial qui surgit dans le texte d'ouverture, réverbérant la Genèse et inscrivant comme une parabole de la création.
Ouvrages cités :
Whitman, Walt. Leaves of Grass. New York & London (1891-1892) 1973. Woolf, Virginia. Four Great Novels. Oxford: Oxford University Press, 1994.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)