(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Intensité(s) : de l'utilisation de la couleur chez Virginia Woolf

André Topia (Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III)

She saw the colour burning on a framework of steel. [1]

La brûlure de l'étau :

Joyce et Virginia Woolf, en dépit d'une préoccupation commune pour ce qu'on pourrait appeler les circuits de l'œil et plus généralement les phénomènes optiques - il y a toute une optique woolfienne, de même qu'il y a une optique joycienne - usent de la couleur de manière fort différente. Les couleurs joyciennes sont marquées par un emblématisme médiéval qui renvoie à Dante et à la liturgie catholique. Les couleurs woolfiennes sont beaucoup plus fluctuantes, et cela aussi bien dans leurs effets visuels que dans leurs valences symboliques. Visuellement, elles contribuent souvent davantage à dissoudre les formes qu'à les préciser. Ainsi, l'évocation de promeneurs dans un parc dans "Kew Gardens" :

[...] yellow and black, pink and snow white, shapes of all these colours, men, women, and children were spotted for a second upon the horizon, and then, seeing the breadth of yellow that lay upon the grass, they wavered and sought shade beneath the trees, dissolving like drops of water in the yellow and green atmosphere, staining it faintly with red and blue. [2]

Quant à accorder un sens aux couleurs woolfiennes, mieux vaut le faire avec une extrême prudence. Il suffit pour s'en persuader de lire un passage du journal, où Woolf évoque un roman qu'est en train d'écrire

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1. To the Lighthouse in Four Great Novels : Jacob's Room, Mrs Dalloway, To the Lighthouse, The Waves. Oxford: Oxford University Press, 1994, p. 303.
2. A Haunted House and Other Short Stories. St Albans: Granada, 1982, 40.

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Marjorie Strachey et en imagine l'histoire par des contrastes de couleur : "My brain at once spins to clothe her story for her, - how happiness is to be represented by a green here; a yellow there." [3] Le contraste chromatique n'est manifestement porteur d'aucun réseau de sens stable.

En fait, plutôt qu'un surgissement du monde, la couleur représente chez Woolf une décharge qui épuise et l'objet, et celui qui le perçoit, creusant une brèche à la fois dans le réel et dans la conscience. C'est une fois passée cette décharge que le monde peut commencer à exister. Dans Mrs Dalloway, le silence qui succède aux exclamations de désespoir de Lucrezia est comparé à l'obscurité qui s'installe, une fois éteinte la lueur aveuglante d'une fusée de feu d'artifice. La disparition de toute couleur donne alors aux choses une existence plus lourde, plus opaque, une espèce de vibration invisible :

But though they are gone, the night is full of them; robbed of colour, blank of windows, they exist more ponderously, give out what the frank daylight fails to transmit - the trouble and suspense of things conglomerated there in the darkness. [4]

On trouve là l'annonce des derniers interludes de The Waves, où l'arrivée de l'ombre rend les choses "ponderous" et "portentous." (TW 528) Un passage du summing up de Bernard explicite d'ailleurs cette absorption de la couleur par la texture des choses : c'est le retour des couleurs après l'éclipse, lors de l'extinction de son moi. On y voit l'espace boire les couleurs comme une éponge :

gradually the fields drink in red, gold, brown. [...] The earth absorbs colour like a sponge slowly drinking water. [5]

C'est cette vibration absorbée par la substance des choses qui fait mystérieusement retour une fois disparue la lumière.

Inversement, les plages colorées apparaissent souvent comme de pures zones d'intensité perceptive, non médiatisées par quelque pattern ou Gestalt, et dont la réception s'apparente à une violence. Ainsi, la vision confuse qu'a Bernard des tableaux à la National Gallery s'apparente à une pure juxtaposition de taches colorées :

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3. The Diary of Virginia Woolf, vol. I-V. Anne Olivier Bell ed. London: The Hogarth Press, 1977-1984 ; 14 Jan.1920 ; D II.
4. Mrs Dalloway, Four Great Novels, 150-151.
5. The Waves, Four Great Novels, 570.

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the ruffled crimson against the green lining; [...] the orange light behind the black. [...] Arrows of sensation strike from my spine, but without order. (TW 500)

Mais précisément parce qu'elle refuse de se laisser ordonner, la couleur brute reste pour lui la seule réalité indéniable, le signe de la présence du peintre sur sa toile. S'interrogeant dans ce même passage sur la différence entre les peintres, qui mènent une vie de "methodical absorption, adding stroke to stroke," et les poètes qui sont des "scapegoats [...] chained to the rock," il voit néanmoins dans l'intensité d'une couleur du Titien la preuve d'un lien entre l'art et la vie : "Yet that crimson must have burnt in Titian's gizzard." (TW 500)

On trouve déjà cette brûlure liée à la couleur dans To the Lighthouse, lorsque Lily Briscoe se heurte à la réalité brutale de deux plages colorées :

looking, straining, till the colour of the wall and the jacmanna beyond burnt into her eyes. (TL 282)

À plusieurs reprises, elle apparaît incapable d'atténuer la violence des couleurs qu'elle perçoit, "the bright violet and the staring white," même si le style à la mode, dont Mr Paunceforte est le représentant, pousse au contraire à voir toutes choses dans des teintes "pale, elegant, semi-transparent." (TL 283) Et lorsqu'on la voit s'attaquer aux blocs informes écrasés sur sa palette dans lesquels elle cherche à injecter la vie, "those mounds of blue and green which seemed to her like clods with no life in them now," (TL 304) on peut avoir l'impression que sa peinture est avant tout faite de couleurs.

Pourtant, les choses sont moins simples qu'il n'y paraît et l'activité picturale de Lily Briscoe s'accompagne d'une distinction entre couleurs et contour. Ces deux éléments de l'espace pictural sont en effet souvent mentionnés séparément. On la voit ainsi "putting a yellow against a purple, a curved shape against a round shape." (TL 344) Elle maintient la même distinction lorsqu'elle s'énerve de la présence de Mr Ramsay : "He changed everything. She could not see the colour ; she could not see the lines." (TL 375) Elle semble ainsi dissocier naturellement la couleur, qui appartiendrait à la surface du réel, et une forme, une structure, qui serait "en-dessous", qui la sous-tendrait en quelque sorte, un peu comme l'armature d'un mannequin soutient le drapé d'un vêtement, ou le squelette d'un corps porte la surface d'une peau : "The jacmanna was

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bright violet; the wall staring white. [...] Then beneath the colour there was the shape." (TL 283) Cette coexistence problématique de la couleur et de la structure, de la surface et du support est résumée par la conjonction du feu et du métal : "She saw the colour burning on a framework of steel." (TL 303)

Les plages colorées semblent ainsi toujours prêtes à basculer et laisser surgir sous leur surface le soubassement d'un monde inhumain. Lorsque Mrs Ramsay et Mr Bankes observent la mer, le spectacle des vagues s'offre à eux en deux temps :

First, the pulse of colour flooded the bay with blue, and the heart expanded with it and the body swam, only the next instant to be checked and chilled by the prickly blackness on the ruffled waves. (TL 284)

La vibration colorée instaure d'abord un lien entre le sujet percevant et le monde, mais le noir des vagues revient en force comme le support incontournable des couleurs, rappelant la persistance d'un irréductible arrière-fond inhumain.

Cette distinction se double d'implications philosophiques lorsque Lily Briscoe évoque les ouvrages de Mr Ramsay, qui réduisent le chatoiement des couleurs du soir "with all their flamingo clouds and blue and silver" à des formes géométriques quasi abstraites, des "angular essences." (TL 286) Mais elle opère elle-même, à sa manière, le même genre de dissociation lorsqu'elle définit la peinture comme un effort pour transmettre à la fois la vibration des surfaces colorées et l'armature géométrique de l'espace :

Beautiful and bright it should be on the surface, feathery and evanescent, one colour melting into another like the colours on a butterfly's wing; but beneath the fabric must be clamped together with bolts of iron. (TL 390)

Cette distinction entre surface et armature semble d'ailleurs être une des catégories de la pensée de Virginia Woolf, car on la retrouve dans son journal, où elle définit ainsi la tension qu'elle admire chez Proust : "he is as tough as catgut & as evanescent as a butterfly's bloom." (8 Avril 1925 ; D III)

On peut s'interroger sur le bien-fondé esthétique de cette distinction entre couleur et forme, entre surface et armature. On pourrait ainsi

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objecter que seul peut raisonner de cette manière quelqu'un qui n'est pas peintre et n'a aucune idée de ce que c'est que peindre. En contraste avec cette image très littéraire de la peinture que nous donne Lily Briscoe, on se contentera de citer quelqu'un qui est bien incapable de distinguer entre couleurs et forme, entre surface et profondeur : Cézanne.

J'imagine parfois les couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des êtres de raison pure. Avec qui nous pourrions correspondre. La nature n'est pas en surface, elle est en profondeur. Les couleurs sont l'expression, à cette surface, de cette profondeur. Elles montent des racines du monde. Elles sont la vie, la vie des idées. [6]

Mrs Ramsay offre au contraire un moyen d'échapper à cette alternative entre couleurs et armature, entre la brûlure et l'étau, et qui est la transparence. Lors du dîner, son regard est comparé à "an X-ray photograph," balayant les êtres devenus transparents, comme un rayon de lumière parcourant des étendues sous-marines : "like a light stealing under the water." (TL 342) Cette transparence, si fréquemment évoquée chez Virginia Woolf, peut ainsi apparaître comme une via media entre une pure jouissance des surfaces - le burning de la couleur - et un idéalisme qui essaierait d'entrevoir des essences derrière les surfaces colorées. Elle est la surface devenue profondeur, mais ne livrant nul au-delà derrière elle.

Intensités :

Si l'on passe des couleurs vues par Lily Briscoe à la façon dont elles sont vécues dans les soliloques de The Waves, on entre dans le domaine de la décharge des intensités pures, de l'hallucinatoire, du fantasme. Loin d'être "picturales", les couleurs woolfiennes y apparaissent plutôt comme le sismographe de variations d'intensité - intensité perceptive, mais aussi psychique.

Les premières impressions visuelles des enfants sont souvent limitées à des taches de couleurs, qu'il s'agisse de Susan : "I see a slab of pale yellow spreading away until it meets a purple stripe," (TW 420) de Jinny : "a purple rim runs round the black edge of the textbook," (TW 438) ou de

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6. Conversation avec Joachim Gasquet ; citée dans Hajo Düchting, Paul Cézanne. Cologne: Benedikt Taschen Verlag, 1990, 214.

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Bernard : "there are blue, finger-shaped shadows of leaves beneath the windows." (TW 421) Mais ces plages colorées apparaissent ensuite vulnérables à des modifications quasi hallucinatoires. Dans le mouvement accéléré des années qui glissent de plus en plus vite, un vase rouge devient pour Bernard "a reddish streak in a wave of yellowish green." (TW 517) Et la perception des couleurs par Rhoda est souvent proche de l'onirique : "a slice of green lies behind [the trees], elongated like the blade of a knife seen in dreams." (TW 533)

Mais l'instabilité des plages colorées vient surtout de ce qu'elles mettent en question, comme on aura l'occasion de le voir avec les interludes, le rapport entre surface et contours, entre substance et frontières. C'est ce qui transparaît dans les soliloques avec la tension entre contraste et dégradé. Jinny oppose ainsi deux modes de perception : celle des êtres qui, comme elle, dominés par leur corps, "see with the body's imagination things in outline," (TW 511) percevant le monde sur le mode du contour, de la frontière, de la séparation, et au contraire la perception de ceux qui, comme dans l'ombre d'une caverne, peuvent voir les choses dans leur texture et leur épaisseur. Sensibles aux dégradés de couleurs et aux mélanges qui brouillent les frontières, ils ne perçoivent plus qu'une seule substance qui se monnaie en d'infinies variations : "I cannot take these facts into some cave and, shading my eyes, grade their yellows, blues, umbers into one substance." (TW 511)

Cette transformation insensible de la multiplicité des couleurs en "one substance" nous donne un équivalent chromatique de l'immanence woolfienne qui fait circuler souterrainement une même substance à travers les fragments du visible.

On note ainsi un tropisme constant de la perception vers l'invisible, ou plutôt vers un mode mystérieux qui serait le non-visuel et qui peut osciller entre une fuite vers l'abstraction et l'invasion du moi par des intensités pures. Lorsque Bernard entre à la National Gallery peu après la mort de Percival, il demande paradoxalement aux tableaux de lui offrir "something unvisual beneath," des images sans rapport avec la réalité douloureuse du moment et qui puissent "lay to rest the incessant activity of the mind's eye." (TW 499) Inversement le non-visuel est pour Jinny la perception de pures vagues d'intensités brutales, sans la médiation d'un objet ou d'un contour. Lors de la poursuite amoureuse dans la forêt, la couleur des fleurs invisibles est perçue sur le même mode que leur parfum, hors du

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visible, comme pure sensation : "I smell roses; I smell violets. I see red and blue just hidden." (TW 511)

D'où aussi une tension entre profondeur et transparence. Car paradoxalement, la transparence peut être ce qui déchire le tissu même de la perception. Ainsi Bernard, tout en comparant certains de ses moments épiphaniques à une "transparency", plaque colorée qui modifie tout ce devant quoi elle s'interpose, y voit aussi une brèche, une déchirure qui troue l'intégrité de la conscience : "a hole had been knocked in my mind, one of those sudden transparencies through which one sees everything." (TW 546)

On retrouve cette image de la plaque colorée transparente lorsque Bernard évoque sa première révélation amoureuse : "A purple slide is slipped over the day." (TW 551) Mais elle prend alors l'aspect d'une viscosité gluante, comme poisseuse, qui enveloppe l'être et colle à lui :

Moving oneself in this radiant yet gummy atmosphere, how conscious one is of every moment - something adheres, something sticks to one's hands. (TW 551)

Ce glissement par lequel la couleur passe d'une luminosité impalpable à un engluement de l'être nous rappelle à quel point la couleur chez Virginia Woolf est souvent liée à une texture, à un "film" dont la transparence peut être impalpable, comme sur les objets qui, dans le quatrième interlude, semblent sortis de l'eau, "filmed with red, orange, purple, like the bloom on the skin of a ripe fruit," (TW 475) mais peut aussi devenir une couche de "lacquer," "polish," "varnish," comme c'est le cas dans les sixième et septième interludes. (TW 505, 514)

On retrouve ce problème dans le summing up de Bernard, lorsqu'il s'interroge sur le moyen de percevoir le monde après l'extinction de son moi : "There are no words. Blue, red - even they distract, even they hide with thickness instead of letting the light through." (TW 570) Toute l'ambiguïté du statut de la couleur est dans cette tension entre opacité et transparence, entre matière et lumière. D'une part, les couleurs appartiennent à la texture de la matière, elles en sont la surface visible, elles y "collent" en quelque sorte - on l'a vu avec l'image du "gummy." Mais d'autre part, elles sont fondamentalement relatives, dépendant de l'intensité de la lumière qui peut les dissoudre ou les exaspérer, mais qui en est constitutive : "It [the sun] gave to everything its exact measure of colour." (TW 495)

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Fluctuations :

C'est donc vers cette lumière qu'il nous faut à présent revenir, car elle met en jeu dans ses fluctuations non seulement l'existence des plages colorées, mais les intermittences mêmes de l'identité des êtres.

Dès les premiers soliloques de The Waves, l'espace des enfants se compose ou se décompose selon des fluctuations lumineuses. Bernard voit un anneau qui "quivers and hangs in a loop of light" (TW 420) et les gouttes qui pendent à la toile d'araignée lui apparaissent comme des "drops of white light." (TW 420) Rhoda voit des "Islands of light [...] swimming on the grass" (TW 420) et Louis des "burning lights" qui "flash in and out on the grasses." (TW 420) L'architecture même des lieux est structurée ou perturbée par la lumière. Bernard se représente les pièces de l'appartement du Dr Crane "united by a bridge of rosy light" (TW 442) et Neville voit un rayon du soleil couchant modifier tout l'ordonnancement d'une maison : "a crack of light kneels on the wall, making the chair legs look broken." (TW 428) C'est cette fluidité de la lumière qui permet l'oscillation constante entre espace solide et liquidité des vagues. Louis voit les fleurs "swim like fish made of light upon the dark, green waters," (TW 421) et Bernard, allongé sur son lit, s'imagine dans une sorte de bain lumineux, "afloat in the shallow light which is like a film of water drawn over my eyes by a wave." (TW 429)

Mais surtout, la plupart des événements cruciaux vécus par les six personnages - révélation, extase, traumatisme, hallucination - s'accompagnent de variations d'intensité lumineuse. Déjà, dans To the Lighthouse, lorsque Paul Ramsay voit les lumières de la ville s'éclairer peu à peu, il y perçoit comme un signe d'émotions à venir : "like things that were going to happen to him." (TL 323) Cette fixation sur la lumière est chez lui si intense qu'on le voit marcher dans l'obscurité en répétant le mot "lights" comme une incantation, comme tournant et retournant un secret dont il ne mesure pas la portée : "he said to himself childishly, as he walked up the drive, Lights, lights, lights, and repeated in a dazed way, lights, lights, lights." (TL 323-24)

Dans les soliloques de The Waves, ce lien entre lumière et affect est constant. Lors de la rencontre amoureuse de Jinny, le plaisir irradie en une lumière qui se projette autour d'elle : "The chair, the cup, the table - nothing remains unlit." (TW 491) Et c'est par une image de

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phosphorescence que s'exprime le commerce privilégié de Bernard avec les mots : "I am wrapped round with phrases, like damp straw: I glow, phosphorescent." (TW 533) Plus profondément, lorsque Bernard s'interroge sur l'incapacité du langage courant à traduire l'intensité de certains moments de souffrance, il évoque comme forme ultime d'expression le passage de lueurs blanches : "But for pain words are lacking. There should be cries, cracks, fissures, whiteness passing over chintz covers." (TW 558)

Ce sont peut-être ces mêmes lueurs blanches qu'on retrouve dans le journal de Virginia Woolf lorsqu'elle évoque une soirée de crise, de "intensity of feeling" : "Reality, so I thought, was unveiled. [...] Then cold white lights went over the fields ; & went out." (15 Oct.1923 ; D II)

Lors de l'attente de l'arrivée de Percival avant le repas précédant son départ pour l'Inde, Neville ressent ce moment de suspens comme une étrange lumière déformante qui perturbe la normalité du monde sensible :

And every moment he seems to pump into this room this prickly light, this intensity of being, so that things have lost their normal uses - this knife-blade is only a flash of light, not a thing to cut with. (TW 480)

Au contraire, une fois Percival arrivé, Rhoda voit la lumière se transformer et les surfaces colorées prendre une profondeur soudaine, cessant d'être des écrans et pouvant désormais être traversés par le regard :

Look how the light becomes richer, second by second [...] ; and our eyes, [...] seem to push through curtains of colour, red, orange, umber and queer ambiguous tints, which yield like veils and close behind them, and one thing melts into another. (TW 488)

La lumière est en outre une des métaphores centrales pour la perception et le regard. [7] Déjà dans To the Lighthouse, le rayon intermittent du phare apparaît comme "the eye opening and shutting" (TL 400). Les interludes de The Waves mettent constamment en parallèle les rayons du soleil et un regard, évoquant par exemple "the level stare of

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7. Sur ce point, voir André Topia, "The Waves : L'oeil et le monde", Études Anglaises XLVIII, 4 (octobre-décembre 1995).

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the sun" (TW 495). À plusieurs reprises un rayon de lumière est utilisé pour figurer le point de vue de tel ou tel personnage sur le monde. Le regard de Louis apparaît à Neville comme un "malevolent yet searching light" (TW 465) et Rhoda imagine le rire de Susan "light up unsparingly my shabby dress." (TW 481)

Le traumatisme qu'est pour Susan la vision de Jinny embrassant Louis se traduit par une zone de lumière aveuglante : "she is blind after the light," (TW 423) lumière qu'elle cherche alors à fuir : "She is making for the beech woods out of the light." (TW 423) La zone d'ombre qu'elle recherche alors sous les arbres offre un espace où la lumière, ayant perdu son intensité, est au contraire "fitful," agitée de battements semblables à ceux du corps : "where the light seems to pant in and out, in and out." (TW 423) À la brutalité du traumatisme lumineux s'oppose une vacillation intermittente du désir modelée sur les sautes d'intensité de la lumière : "your desire", lui dit Bernard, "must waver, like the light in and out of the beech leaves." (TW 423)

On voit souvent les modifications des êtres se mesurer aux fluctuations des intensités lumineuses. Déjà dans To the Lighthouse, le passé de l'enfance, dans lequel plonge James par le souvenir, alors qu'il est sur la barque qui va vers le phare, lui apparaît comme un jeu d'ombres et de lumières : "the heart of that forest where light and shade so chequer each other that all shape is distorted." (TL 399) Dans cette marche tâtonnante, les moments de cécité sont ceux où s'arrête la vibration du lumineux et de l'obscur par disparition de l'un ou l'autre pôle : "one blunders, now with the sun in one's eyes, now with a dark shadow." (TL 399) Dans The Waves, ce sont des entrecroisements de lumières qui donnent au monde de Louis son mystère et font de lui un étranger : "Different lights fall, making the ordinary leopard-spotted and strange." (TW 534) Et Susan semble encore porter sur son corps la trace des mystérieuses lueurs émanant du monde imaginaire enfantin d'Elvedon : "The changing travelling lights wandered over me." (TW 532)

Dans les premières pages du roman, les fluctuations lumineuses mesurent la construction problématique de l'identité des enfants. Le passage de la lumière à l'obscurité est ainsi vécu par Jinny comme une série discontinue de sensations : "I burn, I shiver, out of this sun, into this shadow." (TW 421) Plus tard, les corps des enfants cachés sous les groseilliers sont tachetés par les mouvements de la lumière passant à

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travers les feuilles, signe de leur nature encore amorphe et ouverte à toutes les métamorphoses :

every time the breeze stirs we are mottled all over. My hand is like a snake's skin. My knees are pink floating islands. Your face is like an apple tree netted under. (TW 427)

Lorsqu'on saisit plus tard dans les interludes à quel point s'opposent le tranchant de la clarté solaire et la fermentation de l'ombre végétale, pôle de l'intellect et pôle du corps, mais peut-être aussi pôle paternel et pôle maternel, on peut percevoir rétrospectivement dans ce filet d'ombre et de lumière qui joue sur les corps des enfants un réseau où se dessinent déjà des oppositions qui conditionneront toute leur vie.

On retrouve ce lien entre constitution de l'identité et fluctuations lumineuses dans une figure utilisée par Louis, qui combine l'image de la plaque photographique exposée à des intensités de lumière différentes et celle de l'acide répandu inégalement sur une même plaque de métal :

Exposed to all these different lights, what we had in us [...] came intermittently, in violent patches, spaced by blank voids, to the surface as if some acid had dropped unequally on the plate. (TW 483)

L'analogie entre lumière et acide fait de ces deux substances, comme c'était le cas avec la "transparency", à la fois un révélateur et une violence qui vient trouer l'enveloppe de l'être. Aux "violent patches" des moments épiphaniques s'opposent les "blank voids" obscurs. Quant à l'adverbe "intermittently," lié au vacillement de la lumière, il renvoie à cette discontinuité woolfienne que sont les intermittences de l'être.

Le centre et la fuite :

La tension entre substance et contours, qui est peut-être la grande énigme des interludes, s'y exaspère dans le combat entre lumière et ombre tout au long du cycle solaire, mais c'est sur le mode plus pictural d'une opposition entre surface colorée et lignes.

Un des points communs qu'ont les interludes avec les soliloques est qu'ils sont comme eux sous le signe de la "fuite", et on prendra le mot "fuite" à la fois comme ce qui s'échappe du centre vers la périphérie, et au sens d'un récipient qui "fuit". Tout en accusant les contours des choses, la

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lumière déclenche une fuite et un décentrement de l'objet qui se met à couler de son enveloppe comme par des trous.

On voit s'opérer deux processus apparemment contradictoires : solidification des contours et liquéfaction des substances. Ainsi, dans le second interlude, au moment où le soleil commence à monter dans le ciel, la lumière semble cristalliser ce qu'elle touche, transformant un objet vert encore informe et qui n'est que "something green" en "a lump of emerald," et accusant les contours des choses : "The rocks which had been misty and soft hardened" ; "the sun [...] sharpened the edges of chairs and tables." (TW 431)

Mais en même temps les substances enfermées dans ces contours voient leur texture se dissoudre dans l'amorphe et devenir fluide : "Everything became softly amorphous, as if the china of the plate flowed and the steel of the knife were liquid." (TW 431)

Cette contradiction ne fait que s'amplifier dans les interludes suivants, à mesure que le soleil accentue son hégémonie. Dans le quatrième interlude, la lumière, qui approche de son intensité maximale, accentue la solidification des contours et des masses : "shapes took on mass and edge". Les collines sont "curved and controlled, [...] bound back by thongs, as a limb is laced by muscles." La lumière forme alors l'armature même des objets, leur géométrie constituante : les verres sont "upheld by streaks of light." Quand on se souvient du rôle constituant attribué au rayon de lumière qu'est le regard dans les soliloques, on comprend à quel point la luminosité peut dans les interludes exaspérer l'être-là de ce qu'elle touche, au point de le doter d'une "fanatical existence." (TW 75) On est exactement à l'opposé de la vibration obscure qui entourait Lucrezia dans Mrs Dalloway.

Cette contradiction s'exacerbe dans le cinquième interlude (TW 495-96), où le soleil atteint son zénith. La lumière y découpe plus que jamais les contours, que ce soit les "sharp-edged wedges of light" de la fenêtre ou les "formidable corners and lines of cabinets and bookcases." Mais comme par un effet de liquéfaction, la chaleur engendre fusion et mélange : les brins d'herbe "were run together in one fluent blaze" et les feuilles des arbres semblent s'être fondues en une seule masse : "Light descending in floods dissolved the separate foliation into one green mound." Un mot résume cette alliance de différenciation des

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contours et de dissolution des plages colorées, celui de "conglomeration", état étrange d'agglutination inachevée ou de fusion immobilisée.

Pourtant, cette contradiction n'est peut-être qu'apparente. Pour comprendre à quel point, paradoxalement, le tranchant des arêtes a pour contrepartie indissociable la fusion et l'écoulement liquide, il faut le relier à une image qui revient à plusieurs reprises dans le troisième et le quatrième interludes, alors que fait encore rage l'affrontement entre la lumière solaire et le corps végétal de la terre, celle des becs pointus des oiseaux qui viennent trancher dans des chairs encore indifférenciées :

They sang as if the edge of being were sharpened and must cut, must split the softness of the blue-green light, the dampness of the wet earth. (TW 474)

On les voit plonger leur bec dans la "sticky mixture" qui déborde des fruits pourris, fermentation émanant du corps de la terre : "The skin of rotten fruit broke, and matter oozed, too thick to run." (TW 456) Plus tard, c'est contre la coquille des œufs qu'ils tapent du bec, "until the shell broke and something slimy oozed from the crack," (TW 474) faisant ainsi brèche dans les contours solides qu'accuse la lumière. Lorsque le soleil quitte son zénith, c'est lui-même qui, par ses "daggers of light" tombant sur les chaises et les tables, en fait éclater la surface colorée, "making cracks across their lacquer and polish." (TW 505)

On comprend alors à quel point l'intensité de la lumière est liée au fantasme, reliant indissociablement le cycle cosmique de la lumière et de l'ombre dans les interludes au traumatisme déjà évoqué de Susan dans les groseilliers. Tout comme le fantasme, la lumière ne fait surgir l'objet halluciné dans toute sa clarté de contours que pour frustrer le sujet percevant d'une véritable révélation et faire disparaître au centre ce qui semble s'imposer au regard par la périphérie. Le breaking de la peau du fruit ou de l'enveloppe de la coquille et le oozing qui s'en dégage rappellent les brèches que viennent creuser, comme un acide, les intensités lumineuses dans l'enveloppe de l'être de Bernard, ainsi que le melting de la cire originelle. Les oiseaux, auxiliaires guerriers de la clarté solaire, ne font avec leur bec qu'accélérer cette fissure originelle. On pourrait même voir dans l'image, si énigmatique et si souvent commentée, de la nageoire qui fend la surface lisse de l'eau, présente à la fois dans le journal (30 Sept.1926 ; D III ; 7 Feb. 1931 ; D IV), dans les soliloques (TW 517-18, 549, 563, 568) et dans les interludes (TW 514), un avatar de

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cette même figure de l'enveloppe qui commence à se fissurer, tout comme on pourrait la retrouver dans l'image des oiseaux qui fendent le vent, "sliced through" (TW 514), comme une lame.

Car le paradoxe de la lumière est que le "edge" des contours qu'elle accuse - "the edges of chairs and tables," (TW 431) "shapes took on mass and edge," (TW 474) "as if the edge of being were sharpened" (TW 474) - est aussi un "wedge," un coin enfoncé dans l'épaisseur des choses et qui vient fissurer cela même qu'il a constitué. Cette image du "wedge" est chaque fois liée à l'intensité des rayons de lumière : "The sun fell in sharp wedges inside the room," (TW 475) "Travelling lights drove a plumy wedge among unseen and sunken roads" (TW 544) - et la jonction avec "edge" s'opère au cinquième interlude avec les "sharp-edged wedges of light" (TW 496) qui entrent dans la maison lorsque le soleil est au zénith. L'éclatement s'opère au huitième interlude : "The hard stone of the day was cracked and light poured through its splinters." (TW 528) Le "wedge" fait brèche dans l'enveloppe découpée par la lumière jusqu'à la faire éclater, forçant une ouverture par où la substance, retrouvant sa nature amorphe, est prête à se répandre, faisant ainsi passer l'objet perçu du centripète - le focus qui concentre la lumière comme une lentille - au centrifuge - la fuite par les marges.

C'est peut-être ainsi qu'il faut comprendre l'un des passages les plus étranges du quatrième interlude, où la couleur verte est tellement intense que l'œil semble sortir de son orbite pour venir se coller à elle : "A jar was so green that the eye seemed sucked up through a funnel by its intensity and stuck to it like a limpet." (TW 475)

C'est là l'exemple même de ce passage du centripète - la constitution de l'objet par convergence des rayons de lumière lorsqu'ils passent à travers la lentille de l'oeil - au centrifuge : alors que la lentille de l'œil a pour rôle de concentrer la dispersion des sensations colorées, ici c'est l'oeil qui au contraire se décentre et devient un satellite de la couleur brute toute-puissante. Les images de "sucked up" et "stuck" font de cet organe une espèce de matière fluide qui se met à couler hors de son orifice, un avatar de plus de la "fuite" creusée par le "wedge" du choc lumineux.

Ces écoulements hors du centre rappellent un des épisodes hallucinatoires de Rhoda pendant ses années d'école (TW 446). Dans un premier temps un écoulement cherche à se faire en elle, mais n'y parvient

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pas : "There is some check in the flow of my being," et cela en raison d'un noeud central : "some knot in the centre resists." Puis un verrou saute, une enveloppe hermétique finit par s'ouvrir : "I am unsealed," et le flux s'opère : "Now my body thaws." Le corps devient alors poreux : "my porous body." On peut relier ce décentrement et cette porosité à la "fuite" et au débordement de la substance par les fissures dans les interludes. On notera d'ailleurs que l'image du unsealing apparaissait déjà dans To the Lighthouse, liée à un moment de jouissance de Mrs Ramsay devant une intensité lumineuse, le passage du rayon argenté du phare : "as if it were stroking with its silver fingers some sealed vessel in her brain whose bursting would flood her with delight." (TL 314)

On voit ensuite se déclencher dans les huitième et neuvième interlude un autre type de débordement centrifuge, qu'on pourrait assimiler à une porosité des contours, et qui cette fois n'est pas dû à l'excès de lumière, mais au contraire à l'arrivée de l'ombre. Cette ombre, qui se met à border les contours des choses, fait baver les couleurs, comme sous le pinceau d'un peintre maladroit qui n'a pas respecté les frontières à l'intérieur desquelles les plages colorées doivent rester enfermées, "as if colour, tilted, had run to one side" (TW 528) ; "All the colours in the room had overflown their banks. The precise brush stroke was swollen and lop-sided." (TW 544)

Or le neuvième interlude évoque juste auparavant une peau de serpent qui pend à un clou - "the adder's skin hung from the nail empty" (TW 544) - image d'une enveloppe vide de contenu, alors que les couleurs qui débordent des contours montrent au contraire un contenu qui s'est émancipé de son enveloppe. Avec l'arrivée de l'obscurité, l'armature du réel semble n'être plus qu'un cadre sans contenu, alors qu'au contraire sa substance est en train de devenir une surface sans contours. C'est peut-être dans ce constant décalage entre contenu sans enveloppe et enveloppe sans contenu que se résument toutes les fluctuations de l'être woolfien.

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Ouvrages cités :

Düchting, Hajo. Paul Cézanne. Cologne: Benedikt Taschen Verlag, 1990.

Topia, André. "The Waves : l'oeil et le monde", Etudes Anglaises, XLVIII, 4 (octobre-décembre 1995).

Woolf Virginia, The Diary of Virginia Woolf, vol. I-V. Anne Olivier Bell ed. London: The Hogarth Press, 1977-1984.

A Haunted House and Other Stories. St Albans: Granada, 1982.

Four Great Novels: Jacob's Room, Mrs Dalloway, To the Lighthouse, The Waves. Oxford: Oxford University Pres, 1994.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)