(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)
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Récit, métamorphose du récit, récit de métamorphose du récit : quelques éléments programmatiques de génétique woolfienne
Daniel Ferrer (ITEM/CNRS)
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II A Biography
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Qu'y a-t-il de commun entre ces deux projets d'uvre ? Fort peu de chose, en apparence, sinon précisément leur forme projective, qui se traduit en particulier par l'usage de l'impératif futur. Or ces deux fragments textuels sont étroitement associés à la genèse d'Orlando. Pour le premier d'entre eux, un passage du journal en date du 14 mars 1927 [1], la parenté n'est guère évidente, et nous ne nous en douterions guère si nous ne disposions pas d'une indication externe. C'est tout juste si nous pouvons relever quelques éléments épars (fun / fantasy / satire / sapphism / Constantinople / No attempt is to be made to realise the character...) [2] qui subsisteront dans le texte final. Dans le cas du deuxième fragment, qui provient d'une liste de projets divers ("Suggestions for short pieces"), probablement postérieure de quelques mois, la filiation semble au contraire évidente : on y reconnaît l'essentiel de la trame du roman, qui sera d'ailleurs sous-titré A Biography. Il est cependant remarquable qu'aucun des éléments de convergence que nous venons de relever entre le récit annoncé par le journal ("The Jessamy Brides") et Orlando ne figure ici. Pour avoir une idée de la genèse d'Orlando, pour essayer de représenter la dynamique de l'invention qui aboutit finalement au texte publié en 1930, il ne suffit donc pas de tracer une ligne reliant chronologiquement ces fragments entre eux [3] et de la prolonger jusqu'au texte définitif en passant par les différents documents préparatoires. La genèse s'analyse bien en termes de transformation narrative (récit, puis métamorphose du récit), mais il ne s'agit pas d'une transformation linéaire comme on pourrait l'imaginer. Ni le processus de transformation, ni l'objet auquel ce processus s'applique, ne se laissent saisir de manière simple. C'est le discours génétique (récit de métamorphose du récit) qui instaure du même coup l'objet et le processus. Nous avons vu que nos deux fragments liminaires n'avaient presque rien en commun. Ce qui nous fait les rapprocher, c'est uniquement leur lien avec Orlando, qui est à l'évidence un lien construit rétrospectivement. En l'occurence, il est construit de manière tout à fait explicite par Virginia __________
1. A Writer's Diary, Being Extracts from the Diary of Virginia Woolf.
Leonard Woolf ed., London : The Hogarth Press, 1957, 105. On comprendra plus
loin pourquoi nous avons pris le parti de citer cette édition du journal
plutôt que celle de Anne Olivier Bell.
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Woolf elle-même. [4] Le fragment I a été annoté avec six ans de recul : "Orlando, leading to The Waves (8 July 1933)". Cette mention marginale, récit de genèse in nuce, est un geste téléologique, assignant un aboutissement (et même un double aboutissement) en même temps qu'il désigne une origine. Le feuillet comportant le fragment II a été quant à lui relié en tête du manuscrit original d'Orlando, offert par Virginia Woolf à Victoria Sackville-West au moment de la publication du livre. A l'orée du manuscrit, de cette matrice de composition retournée à la dédicataire et inspiratrice de l'ouvrage, le fragment est mis en position d'incarner les deux sens du mot incipit, commencement dans le temps de l'écriture et dans l'espace de l'ouvrage. L'auteur semble ici se substituer au critique pour constituer le dossier génétique. Encore revient-il à la dédicataire (et après elle au généticien) d'extraire le projet en question de la liste des autres "suggestions", [5] qui ouvrent vers des horizons différents. Il n'y a aucune difficulté à le faire - rétrospectivement encore une fois. Il revient également au généticien de mettre directement en rapport les deux fragments et de les intégrer dans une série chronologique et/ou causale. Découpage et mise en relation, telles sont en effet les opérations génétiques fondamentales, piliers inséparables d'une narrativité seconde. On voit, avec cet exemple, que l'auteur prend parfois sur lui une partie de ces opérations. Cette génétique auctoriale est évidemment précieuse, __________
4. Ce qui ne signifie pas nécessairement que cette construction auctoriale
doive être acceptée sans examen critique. Elle est en tout cas
une donnée primordiale, devant éventuellement être
confrontée avec d'autres, comme il apparaît particulièrement
nettement dans le cas d'un projet de livre (WD 165) à propos duquel
Leonard Woolf nous indique en note qu'il devait aboutir à Three Guineas,
alors que Virginia Woolf elle-même l'identifie en marge comme le germe
de The Years.
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ce qui ne signifie pas qu'elle doive toujours être prise au pied de la lettre. Ainsi, dans la préface de l'édition américaine de Mrs Dalloway en 1928, Virginia Woolf déclare que Septimus Smith n'existait pas dans la première version du roman et que c'était Clarissa Dalloway qui se suicidait à sa place.[6] Or les documents subsistant permettent d'affirmer que ce récit est faux, ou du moins qu'il n'est pas littéralement vrai. Le généticien proposera donc un récit concurrent, plus proche, selon lui, de la réalité. Mais il ne négligera pas pour autant la version de l'auteur et tâchera même de l'intégrer dans son propre récit, en tenant compte du fait que cette version, autant que toute autre, exprime un point de vue rétrospectif, et plus que toute autre peut-être, puisqu'elle ne considère pas seulement les origines de l'écriture à partir de son aboutissement dans l'uvre achevée, mais ses premiers pas à partir des stades ultimes de la genèse, dont la mémoire est nécessairement plus fraîche. De fait, Virginia Woolf, alors qu'elle révisait Mrs Dalloway, a bien été amenée à se demander si le personnage de Septimus n'était pas superflu. [7] On peut penser que cette préoccupation tardive colore le récit de la "première version". Ce qui se présente comme un récit des métamorphoses du récit aboutit en fait à une nouvelle métamorphose du récit - que nous n'avons aucune raison de considérer comme moins intéressante que les premières. C'est la marque qu'un processus de mutation est à l'uvre, qui se poursuit obstinément et que même la publication ne peut toujours arrêter. Si nous revenons maintenant à notre exemple du début, nous pouvons y remarquer un autre trait qui s'oppose à l'idée d'une transformation linéaire. Nous avons vu qu'Orlando ne pouvait être issu d'une lignée unique où figureraient nos deux passages, chacun à leur rang, mais résultait nécessairement de la confluence de deux branches distinctes (au moins). En fait, on ne peut même pas dire que le texte définitif soit véritablement issu du premier fragment. En y regardant de plus près, en effet, on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas du tout d'un récit élémentaire, mais déjà d'un récit au second degré : "It struck me, vaguely, that I might write a Defoe narrative for fun. Suddenly between twelve and one I conceived __________
6. "...one can only bring to light at the moment a few scraps, of little
importance or none perhaps; as that in the first version Septimus, who later
is intended to be her double, had no existence; and that Mrs. Dalloway was
originally to kill herself, or perhaps merely to die at the end of the
party."
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whole fantasy [ ] I have rayed round it several scenes..." Il ne s'agit pas de l'élaboration d'une fiction, mais, déjà, à ce stade extrêmement primitif, d'un récit de genèse. Ce qui est noté est moins un projet d'uvre que le fait de la projection. C'est qu'il ne s'agit pas d'un "manuscrit de travail", carnet ou brouillon, mais, comme nous l'avons dit, d'un passage du journal. C'est-à-dire un document qui occupe par rapport au texte d'Orlando (ou à tout autre texte publié par Virginia Woolf) une position collatérale, en dehors d'une stricte lignée généalogique. Le journal n'est pas en effet le support d'un travail de réécriture, au sens où, d'un brouillon à l'autre, d'une édition à la suivante, le texte se transforme, par addition, suppression ou substitution ; il n'enregistre les événements d'écriture que dans la mesure où ces événements font partie intégrante de la vie de l'auteur, mais il n'a pas un rôle instrumental direct dans l'élaboration des uvres. Cela ne signifie pas qu'il n'y joue aucun rôle. La présence de ce journal au côté des manuscrits de travail et de la correspondance est même une des caractéristiques majeures du corpus woolfien, qui le distingue nettement de certains autres grands ensembles romanesques modernes tels que Flaubert, Proust, Joyce ou Faulkner. C'est une ressource qu'on ne peut pas ignorer et qui a d'ailleurs été exploitée très tôt par la critique. [8] Il est cependant nécessaire de s'interroger plus précisément sur les modalités de cette exploitation et plus généralement sur le statut génétique d'un tel document. La marginalité du journal par rapport à l'écriture de fiction, le fait qu'il constitue un récit courant parallèlement au processus d'écriture et non pas une partie intégrante de ce processus, a pu longtemps être voilée par le fait qu'il n'était que très partiellement disponible, sous la forme anthologique du Writer's Diary constitué par Leonard Woolf. Dans cette version, on ne percevait pas vraiment que la réflexion critique, la formulation de projets et les prises de repères par rapport au processus d'écriture étaient enchâssées dans une foule de notations quotidiennes, mondaines ou domestiques. Elles pouvaient donc sembler faire partie d'un discours esthétique cohérent et continu, en prise directe sur la création. A cet égard, la tâche du généticien est, comme toujours, de rétablir le contexte, spatial et temporel, mais aussi dynamique, de l'écriture, et donc de ne pas oublier que les révélations fulgurantes sur les origines des __________ 8. Voir par exemple Jean Guiguet, Virginia Woolf et son uvre, l'art et la quête du réel. Paris : Didier, 1962.
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romans se mêlent étroitement au récit des démêlés de l'écrivain avec sa cuisinière. Il ne faudrait pas cependant crier au scandale, traiter Leonard de charcutier, débitant en rondelles la prose diariste de la romancière et exagérer les inconvénients de l'anthologisation pratiquée dans A Writer's Diary. D'abord parce que Virginia Woolf avait expressément délégué (ou légué, nous reviendrons sur ce qu'on pourrait appeler la structure testamentaire du journal) à son mari l'autorité sur ce point :
Nous avons vu que l'auteur faisait parfois le travail du généticien, en prenant en charge la constitution du dossier génétique (en réunissant dans une même reliure les "Suggestions for short pieces" avec le brouillon d'Orlando) ou l'étiquetage rétrospectif de l'avant-texte (par ses inscriptions marginales), nous voyons maintenant qu'il lui arrive au contraire de déléguer à autrui la tâche, considérée comme éminemment auctoriale, de délimiter les contours de l'uvre publiée. Si A Writer's Diary est bien un artefact éditorial et critique, on pourrait dire la même chose de bien d'autres "uvres" publiées : sans même parler des nombreux recueils posthumes de nouvelles ou d'essais, on mentionnera Moments of Being, qui réunit un peu arbitrairement des fragments à caractère autobiographique adressés à des destinataires fort disparates, ou Mrs Dalloway's Party qui assemble des avant-textes de Mrs Dalloway avec des nouvelles postérieures, publiées ou inédites... The Pargiters est un ensemble composite particulièrement disparate, puisqu'il réunit des document au statut pragmatique tout à fait hétérogène : le texte d'un discours (prononcé le 21 janvier 1931 devant la National Society for Women's Service), c'est-à-dire un écrit qui n'est pas véritablement un texte, puisqu'il n'est pas une fin en soi, mais une sorte de partition, ou de script en vue de la réalisation finale d'une prestation orale ; un brouillon de ce discours - c'est-à-dire un script en vue de la réalisation de ce script ; l' "Essay-novel" proprement dit - ou plutôt un brouillon partiel de l' "Essay-novel", c'est-à-dire encore un script d'un autre genre, en vue de
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l'écriture du texte définitif, script que les éditeurs se sont efforcés d'exécuter en insérant les insertions, en suppléant, parfois arbitrairement, les citations sommairement indiquées par Virginia Woolf, mais en ne supprimant pas les suppressions, puisqu'elles figurent, entre crochets, sur la page... Un tel dossier est extrêmement intéressant, pour la génétique textuelle ou pour l'histoire des idées, mais on voit bien qu'il n'est ni une donnée naturelle ni l'expression d'une intention auctoriale. Il est à l'évidence l'objet d'une construction éditoriale. On pourrait aller jusqu'à faire la même observation à propos de l'un des plus beaux textes de Virginia Woolf : Between the Acts. On sait que sa publication ne résulte pas de la volonté de l'auteur, qui s'y était explicitement opposée, [9] mais d'une décision posthume de Leonard. Il est vrai qu'un dactylogramme complet était prêt, mais l'exemple de The Years, parvenu jusqu'au stade des placards avant d'être profondément remanié et sérieusement raccourci, prouve que Virginia Woolf était tout à fait capable de revenir en arrière. L'intervention pratiquée par Leonard Woolf sur le matériau textuel du journal pour en extraire A Writer's Diary n'est donc pas aussi exceptionnelle qu'il y paraît. L'impression d'arbitraire et de précarité qui en résulte peut même être considérée comme emblématique du statut de tout avant-texte (et même de tout texte). On constate d'ailleurs que le découpage posthume ne fait dans ce cas que redoubler un découpage interne, une fragmentation intrinsèque à l'écriture journalière. Comme l'écrit Leonard Woolf dans sa préface, le genre semble impliquer une censure automatique produisant un résultat lacunaire :
A cela vient encore se superposer une autre forme de fragmentation. En effet Leonard Woolf prétend nous livrer le matériau à partir duquel l'uvre est élaborée : "give the reader an idea of the direct impact upon __________ 9. Voir les lettres à John Lehmann du 20 mars et du 27 mars 1941, The Letters of Virginia Woolf, Volume VI: 1936-1941. Nigel Nicholson ed., London: The Hogarth Press, 1980, p. 482 et 486.
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her mind of scenes and persons, i.e. of the raw material of her art." (WD IX) Mais c'est un matériau qui n'est pas si brut qu'il veut bien le dire, puisqu'il est déjà le résultat d'un découpage ("scenes", c'est-à-dire des tranches de vie) et d'une médiatisation ("the impact upon her mind"), c'est-à-dire que nous assistons en fait au premier stade de l'élaboration artistique (un découpage et une transformation constituant une mise en récit embryonnaire), qui n'est pas fondamentalement différent des suivants. En nous livrant ce soi-disant matériau brut, Leonard Woolf transgresse explicitement le principe général de sélection qui préside à la constitution de A Writer's Diary : ne retenir que les passages qui ont trait au métier d'écrivain de Virginia Woolf. Il n'admet que deux autres exceptions à ce principe, qui ne sont pas moins intéressantes. Il annonce qu'il va nous livrer aussi ce qui, dans le journal, a trait à l'expérience de la lecture en général ou aux expériences quotidiennes de lecture : "a certain number of passages in which she comments upon the books she was reading." Cette décision apparaît particulièrement judicieuse, non seulement parce que Virginia Woolf était une lectrice professionnelle, et que la rédaction de comptes-rendus faisait partie de son travail d'écrivain, mais surtout parce que l'expérience de lecture est une partie essentielle de la mise en place de normes esthétiques explicites ou implicites et du projet d'écriture qui en découle et qui s'élabore autant par assimilation et rejet de l'écriture d'autrui que par les tâtonnements de la mise en uvre individuelle. Cette voie est d'autant plus riche que Virginia Woolf parle beaucoup plus volontiers, en tout cas beaucoup plus abondamment de ses lectures que de son écriture. Pour observer cette constitution progressive du jugement esthétique à travers la lecture, il existe évidemment d'autres sources que le journal : outre les comptes-rendus, les essais et les deux volumes du Common Reader, les nombreux "carnets de lecture", [10] inédits pour la plupart, devront être explorés. Il y a cependant une différence importante : les essais critiques ou journalistiques sont bien entendu destinés au regard d'autrui, et expriment un positionnement stratégique plus qu'ils ne définissent un jugement esthétique à usage personnel. [11] Les "carnets de __________
10. Voir Brenda Silver, Virginia Woolf's Reading Notebooks. Princeton
: Princeton University Press, 1983.
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lecture" eux-mêmes sont un espace d'écriture privé, mais témoignent d'une lecture studieuse, destinée à préparer soigneusement l'expression publique d'une position qui s'exprimera dans les essais. Seul le journal enregistre une réaction spontanée, échappant au regard d'autrui. Ce qui se traduit souvent par des jugements péremptoires (WD 27: "nothing shakes my opinion of a book. Nothing - nothing."), même s'ils ne sont pas vraiment définitifs. Ainsi, les réactions à Ulysses sont d'une virulence extrême dans le journal, mais franchement balbutiantes dans les notes de lecture ("And here we must make our position clear as bewildered, befogged") et restent prudentes dans la version définitive de "Modern Fiction" (où cette proposition quasi-oxymorique est remplacée par le mot "tentatively"). Cette construction progressive du jugement esthétique à travers les lectures, aboutissant à la définition progressive d'un projet d'écriture personnelle reste à analyser. [12] Il s'agit d'un processus particulièrement important pour un écrivain comme Virginia Woolf qui ne s'inscrit pas dans un cadre générique préexistant, mais dont l'uvre participe à la définition d'un genre nouveau en même temps qu'elle l'exemplifie : le "roman moderne", et plus particulièrement cette sous-catégorie à laquelle on ne peut donner d'autre nom que le "roman woolfien" (ce que Virginia Woolf elle-même désignait comme "my own voice") ne préexiste pas comme catégorie aux objets qu'elle doit subsumer. Il faut donc partir de l'existant et déplacer les genre reconnus, en les juxtaposant, les détournant, les jouant l'un contre l'autre. C'est pourquoi Virginia Woolf utilise des termes tels que "play-poem", "novel essay", "elegy", "the play", "the Elizabethan play", "A traditional novel" (à ne pas prendre littéralement)... C'est pourquoi elle procède par remaniements et fusion (voire scission) d'uvres préexistantes, avec changement de catégorie : des nouvelles aboutissent à Mrs Dalloway ("...conceive "Mark on the Wall", "Kew Gardens", and "Unfinished Novel" taking hands and dancing in unity. What the unity shall be I have yet to discover ; the theme is a blank to me..." WD 23) __________ 12. Voir cependant, dans une perspective différente, le travail de Françoise Pellan, Virginia Woolf. L'ancrage et le voyage. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1994.
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une conférence devient un "essay novel", puis un roman et un essai (The Years et Three Guineas). Mais en amont de ce travail direct sur les genres et les catégories, un travail plus subtil se fait à propos d'uvres appartenant à des catégories existantes, dont tel ou tel trait non essentiel à la définition du genre sera mis en avant au cours de la lecture critique pour être réinterprété en fonction d'exigences génériques nouvelles. [13] Sur un plan non plus thématique mais axiologique, c'est encore un processus de découpage et de réorganisation rétrospective que l'on retrouve à l'uvre. Il nous reste à mentionner la dernière exception que s'autorise Leonard Woolf par rapport au principe de sélection qu'il avait posé : il nous livre "a certain number of passages in which she is obviously using the diary as a method of practising or trying out the art of writing" (WD VIII-IX). On rencontre en effet assez souvent des passages qui peuvent être analysés comme tels, mais surtout on remarque que Virginia Woolf admet fréquemment cette fonction intransitive de l'écriture diariste en général comme pure gymnastique. Elle remarque par exemple :
Ce qui serait donc important, c'est moins ce qui s'écrit dans le journal que le fait même d'y écrire. Si l'on prend au sérieux cette affirmation (et nous n'avons aucune raison de ne pas le faire), la tâche du généticien se trouve considérablement élargie, mais aussi terriblement compliquée, si compliquée même qu'il ne pourra jamais espérer la remplir de manière totalement satisfaisante. En effet, il apparaît évident que le journal doit être inclus dans le dossier génétique des romans, puisque sa rédaction a été un facteur (indirect mais important) ayant influé sur leur forme. Mais il est difficile de s'arrêter là, puisque toute ligne écrite par Virginia Woolf a certainement contribué au développement de ses capacités d'écriture. A la limite, toute ligne écrite doit être mise en relation avec toutes les autres, dans une série infinie de dérivations latérales. L'influence est, comme celle de Dorothea Brooke dans Middlemarch, "incalculably diffusive." En __________ 13. Pour une fine analyse des fondements d'un tel processus de renouvellement générique, voir Gérard Genette, La Relation esthétique (L'uvre de l'art II). Paris: Éditions du Seuil, 1997, 200-223.
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face de ce problème une attitude positiviste apparaît difficilement soutenable. C'est là que le généticien, comme l'historien, doit assumer sa propre activité narrative, sa responsabilité dans le choix des éléments qu'il intégrera à son récit de genèse en privilégiant telle ou telle catégorie de facteurs d'explication. Cette responsabilité se trouve à la fois aggravée et relativisée par la nécessité de prendre en compte la structure temporelle des phénomènes génétiques. Cette structure temporelle (testamentaire si l'on veut, mais l'expression a déjà beaucoup servi pour désigner plus largement le cadre temporel de toute écriture) s'expose de manière inhabituellement explicite dans le journal, qui pose un destinataire décalé dans le temps, non pas un "lecteur bénévole" vivant cinquante ans plus tard, comme celui que Stendhal appelait de ses vux, mais Virginia Woolf elle-même à cinquante ans, alors qu'elle en a trente-sept au moment où elle écrit (WD 7), "old Virginia" (WD 21, 24). La vieille Virginia (éventuellement suppléée en cas de décès, nous l'avons vu, par "Leo") aura la tâche de sélectionner en fonction de ses intérêts propres parmi les matériaux livrés par la jeune Virginia : "even old Virginia will skip a good deal of this; but at the moment it seems important," (WD 21) en vue de rédiger une autobiographie. C'est une illustration frappante d'un principe génétique fondamental : ce qui est élaboré dans un contexte est toujours réutilisé dans un contexte différent, qu'il importe de définir aussi précisément que possible. Le décalage peut être infime dans le cas d'une recopie immédiate, il n'est jamais nul. A fortiori, l'entraînement acquis en écrivant le journal produira son effet en fonction des nécessités du travail d'écriture qui en bénéficiera, nécessités qu'il devrait être possible de préciser, ce qui permettra de cadrer quelque peu le foisonnement des causalités latérales et réduira la marge d'arbitraire de l'interprétation. Il faut enfin noter que cet entraînement est moins une sorte de body building de l'écriture, qui y gagnerait en force ou en séduction, qu'un exercice de relâchement ("writing thus for my own eye only [ ] loosens my ligaments"), une levée des inhibitions, liées notamment au regard d'autrui. On se contentera d'indiquer ici trop brièvement qu'une génétique woolfienne devrait être une étude de l'inhibition de l'écriture, presqu'autant qu'une étude de la production du texte. Dans cette perspective, le journal joue un rôle important [14] comme espace de substitution. [15] Virginia Woolf __________
14. Mais non exclusif. Virginia Woolf note par exemple à plusieurs
reprises que The Pargiters s'élabore à la place de Flush,
comme un uf de coucou dans le nid d'autrui (WD 193).
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l'avoue constamment avec un sentiment de culpabilité, elle écrit dans son journal au lieu d'écrire ailleurs. C'est une pièce maîtresse dans une grande stratégie du déplacement et du détour. Il importe donc de définir aussi précisément que possible, en général et au coup par coup, ce qu'il importe de contourner. Après avoir suivi, nous aussi, quelques détours, notre problème initial paraît un peu plus simple, ou du moins un peu mieux posé : si notre fragment I, le récit des "Jessamy Brides" tel qu'il apparaît dans le journal, ne peut être considéré comme un ancêtre direct d'Orlando, il mérite indiscutablement et à plusieurs titres de figurer dans le dossier de genèse. Tout d'abord à titre de témoin indirect d'un projet qui n'a pas laissé d'autre trace et qui est le plus ancien dont nous disposions. Ensuite, comme facteur indirect de transformation de ce projet, car si nous ne savons pas ce qu'il était exactement au moment même où il a été conçu par Virginia Woolf, le fait de le (re)formuler dans cet espace transactionnel qu'est le journal, de l'inscrire dans ce lieu de liberté, quasi-ludique, ne peut l'avoir laissé intact et a contribué au développement d'un récit indexé d'emblée sous les mots "fun", "fantasy", "pell mell" et "wildness". Et enfin, avec son identification marginale rétrospective, en tant qu'élément d'une narrativité secondaire de type génétique, activité de mise en récit des transformations du récit, qui prolonge sous une autre forme l'activité de métamorphose narrative.
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Ouvrages cités
Genette, Gérard. La Relation esthétique (L'uvre de l'art II). Paris : Éditions du Seuil, 1997. Guiguet, Jean. Virginia Woolf et son uvre, l'art et la quête du réel. Paris : Didier, 1962. Pellan, Françoise. Virginia Woolf. L'ancrage et le voyage. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1994. Silver, Brenda. Virginia Woolf's Reading Notebooks. Princeton : Princeton University Press, 1983. Woolf, Virginia. A Writer's Diary, Being Extracts from the Diary of Virginia Woolf. Leonard Woolf ed., London : The Hogarth Press, 1957.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)