(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)
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Clore un texte: à propos de
Jeffrey Archer
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rappelle étrangement ce qui
se passait entre Robert Maxwell (disparu depuis mystérieusement) et
Rupert Murdoch, lactuel propriétaire de
HarperCollins.
En littérature, comme dans les
autres registres de sa carrière, Archer convoite avant tout le
succès. Loin de lui lidée de passer par le truchement
de lart pour transmettre un message. Son but est de produire, grâce
à lutilisation de procédés ou de recettes
éprouvés, des uvres susceptibles de lui assurer
notoriété et fortune, tremplins nécessaires pour
dautres objectifs. En 1987 sa pièce Beyond Reasonable Doubt
est unanimement acclamée. La structure stricte, qui présente
successivement le procès, lanalepse, puis le dénouement
postérieur au procès, tient le public en haleine dans un suspense
de bon aloi. En tant que dramaturge, en tant quinventeur dintrigues
policières aussi, Archer est au premier chef concerné par la
technique, les procédés qui président, entre autres,
à la clôture de ses textes. La nouvelle "One Mans Meat"
offre une démonstration particulièrement intéressante
de ce souci. Elle permet tout à la fois dappréhender
les objectifs premiers de lauteur (non pas tant esthétiques
et idéologiques que techniques et matériels) et danalyser
les recettes qui, assurant à sa production un succès universel,
en feront un best-seller. Notons au passage quArcher choisit
de publier son recueil aux États-Unis; là se trouve sans doute
le marché (cest le mot qui convient) le mieux adapté
aux techniques simples, voire simplistes, quil accumule comme
dautres enfilent des perles, le marché le plus friand aussi
du genre populaire choisi et le mieux à même de fournir à
lauteur ce succès quil recherche avant tout. Ne fait-il
pas partager à lun de ses alter ego de papier ses propres
vues sur la question?
"If Im going to make any
money out of this project, its the American market I have to aim for.
And dont forget the film
rights." (5)
En dautres temps, et pour
dautres raisons, Evelyn Waugh avait renié ses convictions en
fabriquant une conclusion alternative pour le feuilleton qui
précédait et annonçait son roman A Handful of
Dust (6). Il fallait, pensait A.D. Peters, son agent
littéraire, en passer par le "happy ending" qui, bien quil
satisfît le lectorat populaire américain dans son optimisme
de commande, contredisait lamère lucidité de la version
romanesque et bafouait la leçon dun roman sérieux entre
tous (7). Autrement dit les règles du best-seller qui
exige un "happy ending" dictent dun certain point de vue les tournants
de lintrigue et jusquà son dénouement. Mais, dans
le cas de Waugh, en gommant le message, elles occultent le sérieux
__________
5. "Chunnel Vision," Twelve Red Herrings,
143-164.
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de la pensée au profit dune
superficialité primesautière en accord avec lair du temps
mais peu susceptible de heurter les convictions de quiconque. Ainsi passe-t-on
brutalement de la notion dart littéraire à celle de
littérature de convenance, de littérature de profit, de
littérature populaire dont le feuilleton, ou le roman policier, sont
des éléments de choix.
Contrairement à Waugh, Jeffrey
Archer na pas de message à transmettre. Il entend seulement
montrer quau travers dune situation initiale donnée
lauteur peut, dans un montage purement mécanique, concevoir
plusieurs fins différentes, voire contradictoires, pour le plus grand
plaisir du lecteur ravi de savoir que lécrivain nest pas
tant un être supérieur doté de pouvoirs intellectuels
surnaturels quun homme comme lui, honnête ou habile monteur-ajusteur
déléments préfabriqués. Ainsi la
littérature est-elle réduite à un simple mécano,
le lecteur réhabilité au niveau du créateur et celui-ci
apprécié pour sa modestie. Voire! Nous tenons là bien
sûr lune des caractéristiques du roman de gare, devenu
aujourdhui roman daéroport (airport novel) qui
vise, au delà de tout présupposé formel ou
idéologique, au tirage le plus important en sefforçant
de plaire au plus grand nombre. À lintérieur du recueil "One Mans Meat," soulignons-le, occupe la place dhonneur puisquelle est la dernière des nouvelles et quelle clôt véritablemnt le livre en un véritable feu dartifice (au sens propre du terme bien entendu). Archer, en proposant quatre conclusions différentes et également plausibles à sa nouvelle, démontre (à défaut dautre chose) les ressources de son invention. Esquissons les traits majeurs de lintrigue.
Un soir le narrateur, Michael Whitaker,
sur le chemin de son travail, est surpris dans le Strand par lapparition
dune créature de rêve qui disparaît aussitôt
dans lentrée dun théâtre. Mû par une
impulsion irrésistible, il gare sa voiture en catastrophe, réussit
à se procurer le billet que la belle inconnue a, par chance, laissé
au guichet et assiste à la représentation auprès de
cette femme avec qui il lie conversation. La pièce terminée,
il linvite à souper, la ramène chez lui et... lauteur
interrompt son récit de manière aussi inattendue
quintempestive pour interpeler le lecteur en faisant fi du suspens
quil avait contribué à installer.
Authors Note
At this point in the story, the reader is offered
the choice of four different endings.
You might decide to read all four of them, or simply
select one and consider that your own particular ending. If you do choose
to read all four, they should be taken in the order in which they have been
written:
1 RARE
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Arrêtons-nous un instant sur
le vocabulaire évocateur de cette adresse au lecteur. Déguisé
en maître dhôtel ou cuisinier stylé, lauteur
semble aux petits soins pour son client. Celui-ci peut manger à la
carte. Du recueil intitulé Twelve Red Herrings, "One Mans
Meat" (chacun goûtera à son juste prix la cohérence
stylistique) constitue le plat de résistance dont le lecteur-gourmet
choisira lui-même la teneur (cuisson ou épices) selon ses
capacités digestives et le régime quil
suit. Archer, en apparence aux ordres du lecteur, nen manipule pas moins celui-ci. Le lecteur devra lire, dans lordre sil vous plaît, les quatre conclusions proposées. Pourquoi? Archer seul le sait. Il interpelle son lecteur ("You might decide") tout en insistant sur le cadeau qui lui est fait ("offered"). Feignant de respecter son libre arbitre, il juge nécessaire de revenir à quatre reprises sur cette notion ("the choice," "might decide," "select me," "do choose to read") où les modaux reviennent avec une insistance suspecte sur la liberté du lecteur. Devant une telle attitude celui-ci se sentira contraint de lire les quatre versions, ne serait-ce que pour savourer les états divers dun plat savamment (?) mitonné en son honneur, tandis que lauteur termine en rappelant quil reste maître du jeu ("they should be taken in order") sans autre forme dexplication. Ainsi sinstaure une relation biaisée auteur-lecteur où celui-ci croit conserver son indépendance alors quen fin de compte celui-là le domine. Tout le monde y trouve son compte, le lecteur se sentant flatté de jouer sur un pied dégalité avec lartiste qui tire les ficelles de lassemblage et lartiste qui sassure que le plus grand nombre se sentira tenu, par ce pacte secret et unilatéral, de lire lensemble de la nouvelle. Voilà comment, sous lapparence dun tour de force présenté à lapprobation dun lecteur acquis davance à la combine, un écrivain facétieux (et supérieur) peut écrire une nouvelle du genre de "One Mans Meat," aimable jeu de société où le critique averti retrouve les règles banales qui président à ce genre du temps présent, le roman de gare, aujourdhui daéroport (où, pour la petite histoire, votre serviteur se lest procuré).
Indépendamment dun titre
propre à faire monter leau à la bouche du consommateur
de littérature affamé, les règles du jeu sont
déjà suggérées au fil des autres nouvelles du
recueil, ce qui révèle une politique homogène. Dans
"Chunnel Vision" par exemple (143-164), le protagoniste satirisé Duncan
McPherson, romancier-journaliste (à moins que ce ne soit linverse),
détaille les ingrédients nécessaires à
louverture dun texte : The story begins in four separate locations, with four different sets of characters. Although they are all from diverse age-groups, social backgrounds and countries, they have one thing in common: they have all booked on the first passenger train to travel from London to Paris via the Channel Tunnel ... .
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There will be an American family ... on their first visit to England; a young English couple who have just got married that morning ...; a Greek self-made millionaire and his French wife ... considering a divorce; and three students.
Le lecteur perspicace ou cultivé
aura reconnu là un procédé cher au cinéma
hollywoodien (Les Sept mercenaires, Airport etc.) ou au roman
américain à succès (Frank Slaughter) qui ont pour
règle de donner des repères aisés au lecteur assisté.
Ici la nationalité des personnages leur tient lieu didentité
(Américain=innocence naïve, Anglais=sentimentalité pure,
milliardaire grec=rapacité avide, femme française=nymphomane
intéressée, etc.). Au fil de la nouvelle sont
répertoriés (ironiquement décrits comme des trouvailles)
les procédés éculés qui permirent à Duncan
McPherson décrire son "uvre" jusquau moment où
il achoppe sur un dénouement que le narrateur a su maîtriser:
" And the ending, she said, so clever!
I would never have guessed how
you were going to get the American family out of the tunnel alive "
(164).
La nouvelle "One Mans Meat"
persuadera le lecteur complice, sil en était besoin, du génie
dArcher, capable de proposer non pas une mais quatre chutes possibles
au tronc commun de son histoire. En réalité le recueil, Twelve
Red Herrings, outre un titre raccrocheur qui suggère au lecteur
de se métamorphoser en Sherlock Holmes pour "trouver lerreur"
("Elémentaire, mon cher Archer!"), est un véritable mémento
des recettes du roman de gare ou daéroport, enfin du roman à
succès. On y trouve une définition sous forme
dauto-satisfecit faussement modeste de ce qui différencie
lartiste du vulgum pecus et lapparente à
lélite: le travail, lassiduité (8).
Pour faire bonne mesure, Archer le provincial ne se refuse jamais le luxe
de dénigrer cet être doublement haïssable quest
lintellectuel londonien (9), idée déjà
largement abordée dans "Trial and Error" qui ouvre le
recueil.
De même que, classiquement (cf.
G.K. Chesterton, W.S. Maugham, Agatha Christie et consorts), certains personnages
réapparaissent dhistoire en histoire (Sir Matthew Roberts, QC)
et mettent le lecteur en position de familiarité avec la matière
présentée, de même les techniques de la phrase
énigmatique récurrente (10) ou celle du clin
dil au lecteur (effet
__________
8. "
however talented an artist might be, it was industry and
dedication that ultimately marked out the few that succeeded from the many
that failed" ("Not For Sale,"
239).
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dannonce) (11) permettent
à lauteur de mettre le lecteur dans sa poche en limpliquant
directement dans laction par un avatar moderne de lironie dramatique
classique.
Le recueil tout entier (qui trouve
son couronnement dans lultime nouvelle "à quatre fins" qui nous
occupe) tend à démontrer que lutilisation bien comprise
de certaines recettes suffit à assurer le succès dune
intrigue et réciproquement, par prétérition, que, pour
prétendre aux grands tirages, lécrivain doit faire foin
du message idéologique pour mieux se concentrer sur
lévénementiel, voire le sensationnel. Doù
ce titre "Twelve Red Herrings" où le lecteur mué en Sherlock
Holmes est promené de fausse piste en fausse piste jusquau (mini-)
coup de théâtre final inventé par le romancier qui du
coup devient, sinon démiurge, du moins deus ex machina. La
littérature se réduit alors à une mécanique que
lauteur fait fonctionner à sa guise, ici comme un jongleur,
un bateleur de quatre manières différentes toutes aussi plausibles
ou ingénieuses les unes que les autres.
Dans "Rare" tout concourt au bonheur
des personnages et du lecteur romantique. Après un souper rapide,
Anna accepte un dernier verre chez le narrateur, se déshabille pendant
quil "se lave les dents" et lui offre une nuit
torride (12). Au réveil, la belle a disparu en laissant
un mot dont la teneur nest pas communiquée (suspens!). Au lieu
de lire son journal, entorse à la routine qui témoigne de son
émoi, le narrateur lappelle et apprend quelle est mariée
et mère de famille et, donc (la morale est sauve), quil ne la
reverra plus. À ce moment-là le contenu original du message
révèle létendue du désastre pour le narrateur
et la grandeur du sacrifice de sa partenaire: "I will remember tonight for
the rest of my life."
La narration est si conventionnelle
quelle pourrait passer pour parodique. Mais tant de débordements
exquis combleront la midinette en mal damour qui salivera devant le
pavé de viande "saignant" dune histoire "rare". Je ne vois là
pour ma part ni caricature ni parodie mais plutôt cynisme dun
auteur qui joue sur les deux tableaux pour se dédouaner auprès
du critique tout en se ménageant les faveurs du
gogo.
Passant dun extrême à
lautre, sans doute pour ferrer un autre type de lecteur, Archer quitte
le "saignant" pour attaquer le "carbonisé." "Burnt" (325) est
lépisode des catastrophes en série où la narration
bascule du sentimental au (pseudo-) naturaliste.
La belle inconnue retrouve son mari
à la sortie du théâtre. La voiture du séducteur
déconfit a été mise en fourrière. Il appelle
son employeur qui lui apprend son licenciement pour faute professionnelle.
Un malheur ne venant jamais seul, sa voiture est volée sous ses
__________
11. "As youll discover this becomes relevant later in the plot"
("Chunnel Vision," 158).
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yeux. Harassé de fatigue, il
rentre chez lui au petit matin où sa femme lui demande des comptes
sur sa soirée au théâtre. Les ennuis véritables
commencent.
On trouve ici une parodie nouvelle,
celle du roman naturaliste (The Jungle, Les Deux orphelines). Toutefois
le registre mineur des malheurs encourus, allié à
lexagération boursouflée (source potentielle de
comédie) reste bien mièvre dans son invention. Celle-ci, pour
faire un jeu de mot que lauteur napprécierait guère,
est bel et bien épuisée ("burnt"). Archer, sûr comme
toujours de limpunité, joue encore sur les deux tableaux, en
se moquant de sa propre entreprise sans que lon sache ce qui doit
être pris au sérieux de lanecdote ou de son attitude.
En tous cas, il y en a pour tous les goûts et lamateur de
pathétique comme lironiste détaché trouveront
leur compte dans les mésaventures héroï-comiques du
protagoniste.
"Overdone" (237) renverse la situation
en ce sens que le narrateur trouve son maître en une femme-décideur,
"yuppie," "golden girl" ou "dinks" ("double income no kids"). Réduit
au rôle de petit garçon (13), il boit le calice
jusquà la lie lorsque sa partenaire castratrice lui
révèle sa qualité de lesbienne avant de le planter là
pour aller rejoindre sa compagne. "Overdone" est un nouveau plat trop cuit,
ou, en langage littéraire, surfait. Sa conclusion qui, à quelques
détails près, reprend la chute de la première version,
suggère lennui montant dun conteur qui a trop forcé
sur la dose.
Avec "A point" (351), où il
faut sans doute entendre que tout vient à point à qui
sait attendre, Archer redevient raisonnable. Il clôt
définitivement la nouvelle, et par la même occasion le recueil,
sur la note optimiste qui simpose. Légérie du narrateur
est parée des qualités les plus inattendues (humour, intuition,
sincérité, etc.). Quelques variations infimes viennent enrichir
le canevas imposé pour aboutir au "happy ending" nécessaire
au bien-être du lecteur, but ultime de lécrivain à
grand tirage.
Pour terminer le repas copieux servi
par notre insatiable chef, il convient de dire un mot sur le titre de la
nouvelle, ultime mignardise littéraire et passage obligé de
tout festin digne de ce nom. "One Mans Meat" joue une fois de plus
sur la polysémie (tirée par les cheveux) du salmi(s)(gondis).
Le plat de viande, mets de prédilection du carnivore patenté,
mais aussi, phonétiquement, chasse à courre ("meet"). Ainsi
le titre parvient-il à raccrocher le cercle des don juan et autres
coureurs de biche bcbg jusquici tenus à lécart
de la fête. Ils interprèteront la nouvelle comme la chasse au
"jupon" dun séducteur tout entier "à sa proie attaché".
Voilà comment on leurre une nouvelle catégorie de lecteurs
alléchés par lodeur dun passe-temps
sanguinaire.
__________
13. "Again I followed in the wake," 339.
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126
Au risque de vous lasser, vous qui
avez été si patients jusquici, je ne vous surprendrai
guère en vous disant quune dernière fois je sonnerai
lhallali critique. Il y a dans ce titre trop de virtuosité factice,
dallusion facile, de richesse fausse pour une nouvelle qui après
tout nest que de la littérature allégée, sans
sel, "light," comme on dit aujourdhui et dont la vertu principale est
de rappeler par comparaison implicite que la littérature authentique,
a une autre dimension, une autre subtilité, une autre profondeur.
1/ Archer,
acrobate verbal expérimenté, sait se concilier le lecteur par
les liens de connivence quil établit avec lui grâce, en
particulier, au double entendre des titres choisis. Comment ne pas se sentir
proche dun auteur prêt à partager avec vous sa
supériorité intellectuelle et son sens du canular? Jouant
systématiquement sur une polysémie de bon aloi ("rare" = cru
et rare; "burnt" = brûlé et épuisé; "overdone"
= trop cuit et surfait; "à point" = bien apprêté dans
les deux registres, culinaire et littéraire), il partage avec des
gens de son milieu une connaissance élitiste flatteuse. Son art consiste
à rassembler autour de son uvre quatre publics différents
(optimiste, réaliste, homo, hétéro bcbg) dans une
célébration cuménique de sa
nouvelle.
2/ Malgré
tout, le critique, à mon sens, ne doit pas se laisser duper par le
manège. Sous couvert dune comédie légère,
la duplicité de lauteur est manifeste. Archer veut faire croire
à son détachement ironique de satiriste alors quen
réalité il fait flèche de tout bois pour assurer le
plus grand tirage possible à sa nouvelle, indépendamment de
toute préoccupation esthétique ou morale. Il parvient même
à sassurer les suffrages des minorités dans la version
n°3 typique de cette "political correctness" qui ravage les États-Unis
(pays, nayons garde de loublier, auquel est destiné le
recueil).
3/ Pour
clôre cette analyse, il faut avouer que dun certain point de
vue, le constat est accablant tant pour Archer que pour une certaine dérive
de lédition contemporaine.
Les produits culturels, dont le livre
fait encore (plus pour longtemps peut-être) partie, font lobjet
dune production de masse fondée sur une formule qui ne laisse
pas de place à la créativité. À
lexpérience, la vitalité, linvention se sont
substitués des procédés morts, la simple mode du jour
selon les principes du plus pur marketing. Le lecteur est considéré moins comme un participant social que comme le consommateur de ce que dautres produisent. Ses besoins, ses penchants sont analysés, quantifiés scientifiquement mais son jugement dêtre humain, danimal raisonnable, homme
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ou femme, nest plus sollicité.
Le livre, de gare, daéroport, le best-seller, corrompt
les sentiments car il exploite ses besoins et ses désirs au lieu de
les satisfaire. La catharsis fait place à lautosatisfaction
de ses pulsions les moins nobles. Lère du Vulgum ("the Age of
Common Man" selon lexpression de Waugh) y trouve une forme adéquate
dont Archer et ses confrères ont tout lieu de se féliciter,
eux qui, exploitant la situation, se paient de bons repas en vendant leur
"junk literature," avatar non anodin du "junk food" qui remplace lart
culinaire. Au risque dindisposer, je soutiendrai que décidément
le plat mitonné par le cuisinier-sprinter nest ni gastronomique,
ni nouvelle cuisine, mais plutôt "fast food," plateau-repas insipide
davion charter réservé aux voyageurs pressés,
mais à bannir pour le lecteur attentif désireux de savourer
à loisir la richesse et louverture dune uvre
littéraire véritable nourrissant lintelligence et
limagination de ses adeptes
4/ On doit à la vérité
davouer que lon peut sans déchoir adopter pour juger Jeffrey
Archer et son roman daéroport un point de vue moins intransigeant,
plus indulgent, conforme à celui par exemple quUmberto Eco illustra,
il y a quelque vingt ans, dans létude quil consacra à
Ian Fleming et sa série des James Bond (14):
It is now clear how the novels of Fleming have attained such a wide success; they build up a network of elementary associations, achieving a dynamism that is original and profound. And he pleases the sophisticated readers who here distinguish with a feeling of real pleasure the purity of the primitive epic impudently and maliciously translated into innocent terms; and applaud in him the cultured man, whom they recognise as one of themselves, naturally the most clever and broad-minded.
Il y a toujours au moins deux façons
de voir les choses. Nul doute que seule une différence de degré,
et non de nature, sépare Fleming dArcher. Sil nest
pas paradoxal de penser que le jugement dEco pourrait dans son ensemble
sappliquer à luvre dArcher, il nen reste
pas moins que celui-ci, sengouffrant dans la voie ouverte par son
aîné, contribue à stériliser la création
authentique pour privilégier profit et recette. Archer préfère
à lépique lhéroï-comique plus en rapport
avec notre fin de siècle, même si la phrase dEco peut,
dans son ensemble, sappliquer à Archer. En vingt ans le statut
de luvre littéraire sest grandement
détérioré et la création authentique, qui
caractérisait certains côtés des James Bond, est absente
dans une uvre dont recettes, thèmes usés jusquà
la corde et personnages-type exsangues restent en-deçà de toute
authentique
__________
14. The Bond Affair, Londres :
Macdonald, 1977 ; Cf. en particulier le chapitre intituled : "The
Narrative Structure in Fleming."
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création dans la volonté
qua lauteur de privilégier en priorité tirage et
profit. La parodie, si parodie il y a, ne repose pas sur des fondements
suffisamment perceptibles, le naturalisme superficiel ne convainc pas. Tout
cela, pour ne pas changer de métaphore, sent le réchauffé
et ne mérite guère détoile ou de toque au Guide
des uvres littéraires contemporaines. Pour en revenir à
notre propos initial "Clore un texte," le texte littéraire, qui doit
sappuyer sur une philosophie sincèrement enracinée et
des principes esthétiques rigoureux, ne saurait admettre plus dune
clôture. La nouvelle dArcher, malgré le succès
commercial auquel elle est promise, en offre une nouvelle démonstration,
même si, contrairement à ce que cette communication suggère,
elle a su retenir lattention de votre serviteur en souffrance dans
un aéroport qui restera anonyme.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)