(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)

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Clore un texte: à propos de Jeffrey Archer et de la nouvelle "One Man’s Meat" (1)

Alain Blayac (Université Paul Valéry, Montpellier)

Jeffrey Archer, touche-à-tout génial de notre temps, a poursuivi au plus haut niveau une carrière politique un temps interrompue par une noire éclipse, puis relancée par la création littéraire. Sa trajectoire fulgurante le fit passer par l’Université d’Oxford où il gagna ses galons d’international d’athlétisme en tant (cela allait de soi) que sprinter. En 1969 il devint le membre le plus jeune de la Chambre des Communes d’où il fut exclu quelques années plus tard à la suite d’un scandale financier. À la suite de ce faux départ il se lança dans l’écriture où il obtint une consécration internationale quasi-instantanée. Archer, homme pressé, une fois remis en selle par son entreprise littéraire et la vox populi, revint à la politique où il glana quelques médailles supplémentaires. Vice-président (Deputy Chairman) du Parti Conservateur en 1985, il se vit anobli puis intronisé à la Chambre des Lords en 1992.

Tous ses romans, ou presque, depuis Not a Penny More, Not a Penny Less (1976) (2) jusqu’à Honor Among Thieves (1993) en passant par Kane and Abel (1979) (3) ou The Prodigal Daughter (1982) (4) devinrent des best-sellers. Aujourd’hui il est en passe de signer avec son éditeur Harper Collins un contrat de quelque 115 millions de francs (£1 250 000) pour trois romans. Ce qui fera de lui l’auteur le mieux payé au monde, devant John Grisham, Stephen King ou Frederic Forsyth. Son roman à paraître, Le Propriétaire, qui devrait être prêt en janvier, a tous les ingrédients d’un nouveau succès. Centré sur les relations entre deux magnats de la presse et de la communication, il

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1. In The Twelve Red Herrings, New York: Haper Collins, 1994.
2. Londres: Jonathan Cape, 1976.
3. Londres: Hodder & Stoughton, 1979.
4. Londres: Hodder & Stoughton, 1982.

 

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rappelle étrangement ce qui se passait entre Robert Maxwell (disparu depuis mystérieusement) et Rupert Murdoch, l’actuel propriétaire de HarperCollins.

En littérature, comme dans les autres registres de sa carrière, Archer convoite avant tout le succès. Loin de lui l’idée de passer par le truchement de l’art pour transmettre un message. Son but est de produire, grâce à l’utilisation de procédés ou de recettes éprouvés, des œuvres susceptibles de lui assurer notoriété et fortune, tremplins nécessaires pour d’autres objectifs. En 1987 sa pièce Beyond Reasonable Doubt est unanimement acclamée. La structure stricte, qui présente successivement le procès, l’analepse, puis le dénouement postérieur au procès, tient le public en haleine dans un suspense de bon aloi. En tant que dramaturge, en tant qu’inventeur d’intrigues policières aussi, Archer est au premier chef concerné par la technique, les procédés qui président, entre autres, à la clôture de ses textes. La nouvelle "One Man’s Meat" offre une démonstration particulièrement intéressante de ce souci. Elle permet tout à la fois d’appréhender les objectifs premiers de l’auteur (non pas tant esthétiques et idéologiques que techniques et matériels) et d’analyser les recettes qui, assurant à sa production un succès universel, en feront un best-seller. Notons au passage qu’Archer choisit de publier son recueil aux États-Unis; là se trouve sans doute le marché (c’est le mot qui convient) le mieux adapté aux techniques simples, voire simplistes, qu’il accumule comme d’autres enfilent des perles, le marché le plus friand aussi du genre populaire choisi et le mieux à même de fournir à l’auteur ce succès qu’il recherche avant tout. Ne fait-il pas partager à l’un de ses alter ego de papier ses propres vues sur la question? "If I’m going to make any money out of this project, it’s the American market I have to aim for. And don’t forget the film rights." (5)

En d’autres temps, et pour d’autres raisons, Evelyn Waugh avait renié ses convictions en fabriquant une conclusion alternative pour le feuilleton qui précédait et annonçait son roman A Handful of Dust (6). Il fallait, pensait A.D. Peters, son agent littéraire, en passer par le "happy ending" qui, bien qu’il satisfît le lectorat populaire américain dans son optimisme de commande, contredisait l’amère lucidité de la version romanesque et bafouait la leçon d’un roman sérieux entre tous (7). Autrement dit les règles du best-seller qui exige un "happy ending" dictent d’un certain point de vue les tournants de l’intrigue et jusqu’à son dénouement. Mais, dans le cas de Waugh, en gommant le message, elles occultent le sérieux

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5. "Chunnel Vision," Twelve Red Herrings, 143-164.
6. A Handful of Dust, Londres: Chapman & Hall, 1934.
7. Cf. Sykes, Evelyn Waugh, a Biography (Londres: Collins, 1975) : "The penultimate chapter of A Handful of Dust (‘The Man Who Liked Dickens’) is so horribly macabre that the American magazine which published a serialisation asked for a happy ending … Evelyn supplied one … this alternative ending contradicted the message of the novel," 140-141.

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de la pensée au profit d’une superficialité primesautière en accord avec l’air du temps mais peu susceptible de heurter les convictions de quiconque. Ainsi passe-t-on brutalement de la notion d’art littéraire à celle de littérature de convenance, de littérature de profit, de littérature populaire dont le feuilleton, ou le roman policier, sont des éléments de choix.

Contrairement à Waugh, Jeffrey Archer n’a pas de message à transmettre. Il entend seulement montrer qu’au travers d’une situation initiale donnée l’auteur peut, dans un montage purement mécanique, concevoir plusieurs fins différentes, voire contradictoires, pour le plus grand plaisir du lecteur ravi de savoir que l’écrivain n’est pas tant un être supérieur doté de pouvoirs intellectuels surnaturels qu’un homme comme lui, honnête ou habile monteur-ajusteur d’éléments préfabriqués. Ainsi la littérature est-elle réduite à un simple mécano, le lecteur réhabilité au niveau du créateur et celui-ci apprécié pour sa modestie. Voire! Nous tenons là bien sûr l’une des caractéristiques du roman de gare, devenu aujourd’hui roman d’aéroport (airport novel) qui vise, au delà de tout présupposé formel ou idéologique, au tirage le plus important en s’efforçant de plaire au plus grand nombre.

À l’intérieur du recueil "One Man’s Meat," soulignons-le, occupe la place d’honneur puisqu’elle est la dernière des nouvelles et qu’elle clôt véritablemnt le livre en un véritable feu d’artifice (au sens propre du terme bien entendu). Archer, en proposant quatre conclusions différentes et également plausibles à sa nouvelle, démontre (à défaut d’autre chose) les ressources de son invention. Esquissons les traits majeurs de l’intrigue.

Un soir le narrateur, Michael Whitaker, sur le chemin de son travail, est surpris dans le Strand par l’apparition d’une créature de rêve qui disparaît aussitôt dans l’entrée d’un théâtre. Mû par une impulsion irrésistible, il gare sa voiture en catastrophe, réussit à se procurer le billet que la belle inconnue a, par chance, laissé au guichet et assiste à la représentation auprès de cette femme avec qui il lie conversation. La pièce terminée, il l’invite à souper, la ramène chez lui et... l’auteur interrompt son récit de manière aussi inattendue qu’intempestive pour interpeler le lecteur en faisant fi du suspens qu’il avait contribué à installer.

Author’s Note

At this point in the story, the reader is offered the choice of four different endings.

You might decide to read all four of them, or simply select one and consider that your own particular ending. If you do choose to read all four, they should be taken in the order in which they have been written:

1 RARE
2 BURNT
3 OVERDONE
4 A POINT

 

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Arrêtons-nous un instant sur le vocabulaire évocateur de cette adresse au lecteur. Déguisé en maître d’hôtel ou cuisinier stylé, l’auteur semble aux petits soins pour son client. Celui-ci peut manger à la carte. Du recueil intitulé Twelve Red Herrings, "One Man’s Meat" (chacun goûtera à son juste prix la cohérence stylistique) constitue le plat de résistance dont le lecteur-gourmet choisira lui-même la teneur (cuisson ou épices) selon ses capacités digestives et le régime qu’il suit.

Archer, en apparence aux ordres du lecteur, n’en manipule pas moins celui-ci. Le lecteur devra lire, dans l’ordre s’il vous plaît, les quatre conclusions proposées. Pourquoi? Archer seul le sait. Il interpelle son lecteur ("You might decide") tout en insistant sur le cadeau qui lui est fait ("offered"). Feignant de respecter son libre arbitre, il juge nécessaire de revenir à quatre reprises sur cette notion ("the choice," "might decide," "select me," "do choose to read") où les modaux reviennent avec une insistance suspecte sur la liberté du lecteur. Devant une telle attitude celui-ci se sentira contraint de lire les quatre versions, ne serait-ce que pour savourer les états divers d’un plat savamment (?) mitonné en son honneur, tandis que l’auteur termine en rappelant qu’il reste maître du jeu ("they should be taken in order") sans autre forme d’explication. Ainsi s’instaure une relation biaisée auteur-lecteur où celui-ci croit conserver son indépendance alors qu’en fin de compte celui-là le domine. Tout le monde y trouve son compte, le lecteur se sentant flatté de jouer sur un pied d’égalité avec l’artiste qui tire les ficelles de l’assemblage et l’artiste qui s’assure que le plus grand nombre se sentira tenu, par ce pacte secret et unilatéral, de lire l’ensemble de la nouvelle. Voilà comment, sous l’apparence d’un tour de force présenté à l’approbation d’un lecteur acquis d’avance à la combine, un écrivain facétieux (et supérieur) peut écrire une nouvelle du genre de "One Man’s Meat," aimable jeu de société où le critique averti retrouve les règles banales qui président à ce genre du temps présent, le roman de gare, aujourd’hui d’aéroport (où, pour la petite histoire, votre serviteur se l’est procuré).

Indépendamment d’un titre propre à faire monter l’eau à la bouche du consommateur de littérature affamé, les règles du jeu sont déjà suggérées au fil des autres nouvelles du recueil, ce qui révèle une politique homogène. Dans "Chunnel Vision" par exemple (143-164), le protagoniste satirisé Duncan McPherson, romancier-journaliste (à moins que ce ne soit l’inverse), détaille les ingrédients nécessaires à l’ouverture d’un texte :

The story begins in four separate locations, with four different sets of characters. Although they are all from diverse age-groups, social backgrounds and countries, they have one thing in common: they have all booked on the first passenger train to travel from London to Paris via the Channel Tunnel ... .

 

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There will be an American family ... on their first visit to England; a young English couple who have just got married that morning ...; a Greek self-made millionaire and his French wife ... considering a divorce; and three students.

Le lecteur perspicace ou cultivé aura reconnu là un procédé cher au cinéma hollywoodien (Les Sept mercenaires, Airport etc.) ou au roman américain à succès (Frank Slaughter) qui ont pour règle de donner des repères aisés au lecteur assisté. Ici la nationalité des personnages leur tient lieu d’identité (Américain=innocence naïve, Anglais=sentimentalité pure, milliardaire grec=rapacité avide, femme française=nymphomane intéressée, etc.). Au fil de la nouvelle sont répertoriés (ironiquement décrits comme des trouvailles) les procédés éculés qui permirent à Duncan McPherson d’écrire son "œuvre" jusqu’au moment où il achoppe sur un dénouement que le narrateur a su maîtriser: " ‘And the ending,’ she said, ‘so clever! I would never have guessed how you were going to get the American family out of the tunnel alive’ " (164).

La nouvelle "One Man’s Meat" persuadera le lecteur complice, s’il en était besoin, du génie d’Archer, capable de proposer non pas une mais quatre chutes possibles au tronc commun de son histoire. En réalité le recueil, Twelve Red Herrings, outre un titre raccrocheur qui suggère au lecteur de se métamorphoser en Sherlock Holmes pour "trouver l’erreur" ("Elémentaire, mon cher Archer!"), est un véritable mémento des recettes du roman de gare ou d’aéroport, enfin du roman à succès. On y trouve une définition sous forme d’auto-satisfecit faussement modeste de ce qui différencie l’artiste du vulgum pecus et l’apparente à l’élite: le travail, l’assiduité (8). Pour faire bonne mesure, Archer le provincial ne se refuse jamais le luxe de dénigrer cet être doublement haïssable qu’est l’intellectuel londonien (9), idée déjà largement abordée dans "Trial and Error" qui ouvre le recueil.

De même que, classiquement (cf. G.K. Chesterton, W.S. Maugham, Agatha Christie et consorts), certains personnages réapparaissent d’histoire en histoire (Sir Matthew Roberts, QC) et mettent le lecteur en position de familiarité avec la matière présentée, de même les techniques de la phrase énigmatique récurrente (10) ou celle du clin d’œil au lecteur (effet

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8. "… however talented an artist might be, it was industry and dedication that ultimately marked out the few that succeeded from the many that failed" ("Not For Sale,"  239).
9. "We don’t want some clever clogs from London coming up here and telling us how to run this division … We need someone who knows the district and understands the problems of the local people" ("Soeshine Boy," 168).

10. "I think he knows," répété douze fois dans "Shoeshine Boy."

 

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d’annonce) (11) permettent à l’auteur de mettre le lecteur dans sa poche en l’impliquant directement dans l’action par un avatar moderne de l’ironie dramatique classique.

Le recueil tout entier (qui trouve son couronnement dans l’ultime nouvelle "à quatre fins" qui nous occupe) tend à démontrer que l’utilisation bien comprise de certaines recettes suffit à assurer le succès d’une intrigue et réciproquement, par prétérition, que, pour prétendre aux grands tirages, l’écrivain doit faire foin du message idéologique pour mieux se concentrer sur l’événementiel, voire le sensationnel. D’où ce titre "Twelve Red Herrings" où le lecteur mué en Sherlock Holmes est promené de fausse piste en fausse piste jusqu’au (mini-) coup de théâtre final inventé par le romancier qui du coup devient, sinon démiurge, du moins deus ex machina. La littérature se réduit alors à une mécanique que l’auteur fait fonctionner à sa guise, ici comme un jongleur, un bateleur de quatre manières différentes toutes aussi plausibles ou ingénieuses les unes que les autres.

Dans "Rare" tout concourt au bonheur des personnages et du lecteur romantique. Après un souper rapide, Anna accepte un dernier verre chez le narrateur, se déshabille pendant qu’il "se lave les dents" et lui offre une nuit torride (12). Au réveil, la belle a disparu en laissant un mot dont la teneur n’est pas communiquée (suspens!). Au lieu de lire son journal, entorse à la routine qui témoigne de son émoi, le narrateur l’appelle et apprend qu’elle est mariée et mère de famille et, donc (la morale est sauve), qu’il ne la reverra plus. À ce moment-là le contenu original du message révèle l’étendue du désastre pour le narrateur et la grandeur du sacrifice de sa partenaire: "I will remember tonight for the rest of my life."

La narration est si conventionnelle qu’elle pourrait passer pour parodique. Mais tant de débordements exquis combleront la midinette en mal d’amour qui salivera devant le pavé de viande "saignant" d’une histoire "rare". Je ne vois là pour ma part ni caricature ni parodie mais plutôt cynisme d’un auteur qui joue sur les deux tableaux pour se dédouaner auprès du critique tout en se ménageant les faveurs du gogo.

 

Passant d’un extrême à l’autre, sans doute pour ferrer un autre type de lecteur, Archer quitte le "saignant" pour attaquer le "carbonisé." "Burnt" (325) est l’épisode des catastrophes en série où la narration bascule du sentimental au (pseudo-) naturaliste.

La belle inconnue retrouve son mari à la sortie du théâtre. La voiture du séducteur déconfit a été mise en fourrière. Il appelle son employeur qui lui apprend son licenciement pour faute professionnelle. Un malheur ne venant jamais seul, sa voiture est volée sous ses

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11. "As you’ll discover this becomes relevant later in the plot" ("Chunnel Vision," 158).
12. "She leaned across and began kissing me once again, first on the lips, then the neck and chest, and as she slowly continued down my body I thought I would explode" (323).

 

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yeux. Harassé de fatigue, il rentre chez lui au petit matin où sa femme lui demande des comptes sur sa soirée au théâtre. Les ennuis véritables commencent.

On trouve ici une parodie nouvelle, celle du roman naturaliste (The Jungle, Les Deux orphelines). Toutefois le registre mineur des malheurs encourus, allié à l’exagération boursouflée (source potentielle de comédie) reste bien mièvre dans son invention. Celle-ci, pour faire un jeu de mot que l’auteur n’apprécierait guère, est bel et bien épuisée ("burnt"). Archer, sûr comme toujours de l’impunité, joue encore sur les deux tableaux, en se moquant de sa propre entreprise sans que l’on sache ce qui doit être pris au sérieux de l’anecdote ou de son attitude. En tous cas, il y en a pour tous les goûts et l’amateur de pathétique comme l’ironiste détaché trouveront leur compte dans les mésaventures héroï-comiques du protagoniste.

"Overdone" (237) renverse la situation en ce sens que le narrateur trouve son maître en une femme-décideur, "yuppie," "golden girl" ou "dinks" ("double income no kids"). Réduit au rôle de petit garçon (13), il boit le calice jusqu’à la lie lorsque sa partenaire castratrice lui révèle sa qualité de lesbienne avant de le planter là pour aller rejoindre sa compagne. "Overdone" est un nouveau plat trop cuit, ou, en langage littéraire, surfait. Sa conclusion qui, à quelques détails près, reprend la chute de la première version, suggère l’ennui montant d’un conteur qui a trop forcé sur la dose.

Avec "A point" (351), où il faut sans doute entendre que ‘tout vient à point à qui sait attendre’, Archer redevient raisonnable. Il clôt définitivement la nouvelle, et par la même occasion le recueil, sur la note optimiste qui s’impose. L’égérie du narrateur est parée des qualités les plus inattendues (humour, intuition, sincérité, etc.). Quelques variations infimes viennent enrichir le canevas imposé pour aboutir au "happy ending" nécessaire au bien-être du lecteur, but ultime de l’écrivain à grand tirage.

 

Pour terminer le repas copieux servi par notre insatiable chef, il convient de dire un mot sur le titre de la nouvelle, ultime mignardise littéraire et passage obligé de tout festin digne de ce nom. "One Man’s Meat" joue une fois de plus sur la polysémie (tirée par les cheveux) du salmi(s)(gondis). Le plat de viande, mets de prédilection du carnivore patenté, mais aussi, phonétiquement, chasse à courre ("meet"). Ainsi le titre parvient-il à raccrocher le cercle des don juan et autres coureurs de biche bcbg jusqu’ici tenus à l’écart de la fête. Ils interprèteront la nouvelle comme la chasse au "jupon" d’un séducteur tout entier "à sa proie attaché". Voilà comment on leurre une nouvelle catégorie de lecteurs alléchés par l’odeur d’un passe-temps sanguinaire.

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13. "Again I followed in the wake," 339.

 

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Au risque de vous lasser, vous qui avez été si patients jusqu’ici, je ne vous surprendrai guère en vous disant qu’une dernière fois je sonnerai l’hallali critique. Il y a dans ce titre trop de virtuosité factice, d’allusion facile, de richesse fausse pour une nouvelle qui après tout n’est que de la littérature allégée, sans sel, "light," comme on dit aujourd’hui et dont la vertu principale est de rappeler par comparaison implicite que la littérature authentique, a une autre dimension, une autre subtilité, une autre profondeur.

 Que conclure donc devant l’exploit des quatre clôtures du texte proposé ?

1/ Archer, acrobate verbal expérimenté, sait se concilier le lecteur par les liens de connivence qu’il établit avec lui grâce, en particulier, au double entendre des titres choisis. Comment ne pas se sentir proche d’un auteur prêt à partager avec vous sa supériorité intellectuelle et son sens du canular? Jouant systématiquement sur une polysémie de bon aloi ("rare" = cru et rare; "burnt" = brûlé et épuisé; "overdone" = trop cuit et surfait; "à point" = bien apprêté dans les deux registres, culinaire et littéraire), il partage avec des gens de son milieu une connaissance élitiste flatteuse. Son art consiste à rassembler autour de son œuvre quatre publics différents (optimiste, réaliste, homo, hétéro bcbg) dans une célébration œcuménique de sa nouvelle.

2/ Malgré tout, le critique, à mon sens, ne doit pas se laisser duper par le manège. Sous couvert d’une comédie légère, la duplicité de l’auteur est manifeste. Archer veut faire croire à son détachement ironique de satiriste alors qu’en réalité il fait flèche de tout bois pour assurer le plus grand tirage possible à sa nouvelle, indépendamment de toute préoccupation esthétique ou morale. Il parvient même à s’assurer les suffrages des minorités dans la version n°3 typique de cette "political correctness" qui ravage les États-Unis (pays, n’ayons garde de l’oublier, auquel est destiné le recueil).

3/ Pour clôre cette analyse, il faut avouer que d’un certain point de vue, le constat est accablant tant pour Archer que pour une certaine dérive de l’édition contemporaine.

Les produits culturels, dont le livre fait encore (plus pour longtemps peut-être) partie, font l’objet d’une production de masse fondée sur une formule qui ne laisse pas de place à la créativité. À l’expérience, la vitalité, l’invention se sont substitués des procédés morts, la simple mode du jour selon les principes du plus pur marketing.

Le lecteur est considéré moins comme un participant social que comme le consommateur de ce que d’autres produisent. Ses besoins, ses penchants sont analysés, quantifiés scientifiquement mais son jugement d’être humain, d’animal raisonnable, homme

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ou femme, n’est plus sollicité. Le livre, de gare, d’aéroport, le best-seller, corrompt les sentiments car il exploite ses besoins et ses désirs au lieu de les satisfaire. La catharsis fait place à l’autosatisfaction de ses pulsions les moins nobles. L’ère du Vulgum ("the Age of Common Man" selon l’expression de Waugh) y trouve une forme adéquate dont Archer et ses confrères ont tout lieu de se féliciter, eux qui, exploitant la situation, se paient de bons repas en vendant leur "junk literature," avatar non anodin du "junk food" qui remplace l’art culinaire. Au risque d’indisposer, je soutiendrai que décidément le plat mitonné par le cuisinier-sprinter n’est ni gastronomique, ni nouvelle cuisine, mais plutôt "fast food," plateau-repas insipide d’avion charter réservé aux voyageurs pressés, mais à bannir pour le lecteur attentif désireux de savourer à loisir la richesse et l’ouverture d’une œuvre littéraire véritable nourrissant l’intelligence et l’imagination de ses adeptes

 

4/ On doit à la vérité d’avouer que l’on peut sans déchoir adopter pour juger Jeffrey Archer et son roman d’aéroport un point de vue moins intransigeant, plus indulgent, conforme à celui par exemple qu’Umberto Eco illustra, il y a quelque vingt ans, dans l’étude qu’il consacra à Ian Fleming et sa série des James Bond (14):

It is now clear how the novels of Fleming have attained such a wide success; they build up a network of elementary associations, achieving a dynamism that is original and profound. And he pleases the sophisticated readers who here distinguish with a feeling of real pleasure the purity of the primitive epic impudently and maliciously translated into innocent terms; and applaud in him the cultured man, whom they recognise as one of themselves, naturally the most clever and broad-minded.

Il y a toujours au moins deux façons de voir les choses. Nul doute que seule une différence de degré, et non de nature, sépare Fleming d’Archer. S’il n’est pas paradoxal de penser que le jugement d’Eco pourrait dans son ensemble s’appliquer à l’œuvre d’Archer, il n’en reste pas moins que celui-ci, s’engouffrant dans la voie ouverte par son aîné, contribue à stériliser la création authentique pour privilégier profit et recette. Archer préfère à l’épique l’héroï-comique plus en rapport avec notre fin de siècle, même si la phrase d’Eco peut, dans son ensemble, s’appliquer à Archer. En vingt ans le statut de l’œuvre littéraire s’est grandement détérioré et la création authentique, qui caractérisait certains côtés des James Bond, est absente dans une œuvre dont recettes, thèmes usés jusqu’à la corde et personnages-type exsangues restent en-deçà de toute authentique

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14. The Bond Affair, Londres : Macdonald, 1977 ; Cf. en particulier le chapitre intituled : "The Narrative Structure in Fleming."

 

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création dans la volonté qu’a l’auteur de privilégier en priorité tirage et profit. La parodie, si parodie il y a, ne repose pas sur des fondements suffisamment perceptibles, le naturalisme superficiel ne convainc pas. Tout cela, pour ne pas changer de métaphore, sent le réchauffé et ne mérite guère d’étoile ou de toque au Guide des œuvres littéraires contemporaines. Pour en revenir à notre propos initial "Clore un texte," le texte littéraire, qui doit s’appuyer sur une philosophie sincèrement enracinée et des principes esthétiques rigoureux, ne saurait admettre plus d’une clôture. La nouvelle d’Archer, malgré le succès commercial auquel elle est promise, en offre une nouvelle démonstration, même si, contrairement à ce que cette communication suggère, elle a su retenir l’attention de votre serviteur en souffrance dans un aéroport qui restera anonyme.

  (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)