(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996) 

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Conservatively ever after?
Clôture et représentation de la foi dans les romans de David Lodge

Jean-Michel Ganteau (Université Paul Valéry, Montpellier)

 

 

En tant que critique littéraire, David Lodge s’est maintes fois penché sur le problème des fins de romans chez les auteurs anglais victoriens, modernes et contemporains (1). Par ailleurs, avec dix romans à son actif, il a eu le loisir de s’essayer à diverses formes de clôture, depuis la publication de The Picturegoers, en 1960. Sa pratique oscille entre des fins ostensiblement ouvertes, comme dans Changing Places, grâce au procédé de la présentation sous forme de scénario de film (2), et des dénouements

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1. L’article “Waiting for the End : Current Novel Criticism,” originellement publié dans la revue Critical Quarterly en 1968 et reproduit dans The Novelist at the Crossroads, présente une série de comptes rendus d’ouvrages critiques, dont The Sense of an Ending, de Franck Kermode. Cette étude suscite chez Lodge une réflexion sur la dialectique entre scepticisme et crédulité, qu’à l’instar de Franck Kermode il considère comme cruciale en matière de clôture. Lodge, David, The Novelist at the Crossroads and Oher Essays on Fiction and Criticism, 1971, Londres: Ark Paperbacks, 1986, 37-54. Lodge s’intéresse également au problème du telos tel qu’il a été abordé et pratiqué par des romanciers victoriens (Dickens, Charoltte Brontë, Hardy), modernes (Conrad, James, Waugh) et contemporains (Burgess, Fowles), tout en reprenant à son compte la théorie de Franck Kermode dans “Ambiguously Ever After : Problematic Endings in English Fiction,” Working with Structuralism: Essays and Reviews on Nineteenth and Twentieth-Century Literature, Londres : Routledge, 1981, 143-155. Il a par ailleurs consacré le dernier chapitre de The Art of Fiction, “Ending,” à cette question, où il s’intéresse particulièrement à la fin de son propre roman Changing Places. Lodge, “Ending,” The Art of Fiction, Illustrated from Classic and Modern Texts, Harmondsworth: Penguin Books, 1992, 223-230.
2. LODGE, David, Changing Places : A Tale of Two Campuses, 1975, Harmondsworth: Penguin Books, 1978, 250.

 

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privilégiant un sens de la fermeture aussi redondant qu’ostentatoire (3). Les réactions du public devant l’ouverture et l’indécision de Changing Places, ont été quasi unanimes dans leur surprise teintée de déception, alors que les critiques ont généralement avalisé ce parti pris d’irrésolution (4). La situation semble cependant s’être inversée pour les romans les plus récents, dans lesquels le lecteur est gratifié par des dénouements heureux que le critique, à de rares exceptions près (comme l’atteste un article de Bernard Bergonzi), se plaît à fustiger pour leur manque de plausibilité et leur mièvrerie (5). Le corpus critique concernant ce sujet est relativement fourni, mais personne ne s’est jamais consacré à une analyse comparée des fins de romans à l’échelle de l’œuvre. Aussi tenterons-nous de proposer une typologie des dix romans de Lodge publiés à ce jour, tout en soulignant les relations qui unissent les divers types de fins proposées par l’auteur. Ceci devrait nous conduire à aborder l’œuvre dans une perspective également négligée par la critique, celle de la tradition du roman catholique, dont Lodge est un des représentants contemporains les plus productifs outre Manche. Dans cette optique, l’opposition entre ouverture et clôture stricte semble se doubler d’une opposition entre rejet et respect de l’institution religieuse, entre scepticisme et foi, entre expérience et réalisme littéraire.

À travers une analyse successive des fins ouvertes, doubles et fermées des romans, nous tenterons de montrer comment, dans la question du telos, se cristallisent des problèmes d’ordre moral, spirituel et esthétique. Les fins des romans semblent en effet évoquer les difficultés de la représentation de l’irrationnel et du merveilleux liés à la foi, dans le cadre de romans généralement réalistes qui ont valu à Lodge une étiquette persistante de romancier conservateur.

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3. Il s’agit de Nice Work, 1988, Harmonsdworth : Penguin Books, 1989 et de Paradise News, Londres : Secker and Warburg, 1991.
4. Voir, en France, RABATE, Jean-Michel, “La ‘Fin du Roman’ et les fins de romans : John Fowles et David Lodge,” Etudes Anglaises, 36.2-3 (1983), 197-212, ainsi que SHUSTERMAN, Ronald, “Small Liberties : Theory and Technique According to David Lodge, ” Bulletin de la société de stylistique anglaise, 11 (1989), 4-28.
5. De nombreux auteurs de comptes rendus ont éreinté Lodge après la publication de Paradise News. Valentine Cunningham, dans les colonnes du Times Literary Supplement, attaque Lodge dans des termes très incisifs : “happy endings are dished out so busily.” Cunningham, Valentine, “Vacation or Vovation ?”, The Times Literary Supplement, 27 septembre 1991, 25. Bernard Bergonzi, en revanche, s’efforce de situer Paradise News dans la tradition bien établie, celle de la “comédie” et de la “romance,” dans l’acception que les Britanniques donnent à ces termes et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir dans le cadre du présent article. Bergonzi, Bernard, “A Religious Romance,” The Critic 47.1 (automne 1992), 68-73.

 

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Le paradigme de la fin ouverte, dans l’œuvre lodgienne, est représenté par Changing Places. L’auteur a commenté ses choix esthétiques en ce qui concerne le dernier chapitre de ce roman dans The Art of Fiction, ainsi que la réaction étonnée et généralement défavorable du public devant un dénouement qui n’en est manifestement pas un (6). Le chapitre intitulé “Ending” est écrit sous forme de scénario de film, alternant dialogues et didascalies, et les personnages y épiloguent... sur les manières respectives de conclure films et romans, précisément. Le dernier mot de Philip Swallow est “end,” et l’auteur a choisi de surprendre et de suspendre le protagoniste dans un geste inachevé, comme le montre la dernière indication scénique : “PHILIP shrugs. The camera stops, freezing him in mid-gesture.” Puis, centrée en bas de page, en majuscules, répondant aux règles les plus élémentaires d’un réalisme typographique qui tente d’évoquer fidèlement le format cinématographique, apparaît la mention “THE END,” qui sert de clôture conventionnelle au roman (7). Or, il s’agit bien d’une conclusion purement formelle, dans la mesure où les divers fils narratifs ne se trouvent nullement dénoués, en cette dernière page. Les deux couples protagonistes ne se déterminent pas quant à leur avenir respectif, et leur indécision radicale est notamment soulignée par le lieu qu’ils ont investi, chambre d’hôtel où tous les échanges et appariements sont possibles, à mi-chemin entre la Californie et l’Europe, pôles incontournables de l’action stéréophonique du roman.

Ce haut degré d’irrésolution, dans un roman profane où le thème religieux n’apparaît que de manière ponctuelle et anecdotique, se retrouve dans des ouvrages où l’élément catholique est plus explicitement présenté. C’est le cas de Out of the Shelter, Bildungsroman qui se clôt sur un épilogue d’une dizaine de pages (8). Dans cette conclusion, le protagoniste adulte, Timothy, son épouse, Sheila, et sa sœur sont réunis dans un motel californien, et évoquent rétrospectivement des épisodes intervenus quatorze ans auparavant. Ces circonstances sont propices au bilan, et Timothy se livre à un douloureux retour sur lui-même, alors qu’il se baigne dans la piscine du motel. Il est pris d’une irrésistible angoisse d’ordre métaphysique : il évoque le souvenir d’êtres chers qui ont disparu, et prend conscience de sa propre mortalité. Son malaise se cristallise ensuite sur son épouse, qui tarde à faire surface après un plongeon périlleux dans l’obscurité. Son réflexe de catholique est d’avoir recours à la prière, solution de facilité qu’il rejette sur le champ : “A craven prayer forced himself to his lips, and he bit it back. He began to count, instead, silently.” Lorsque Sheila apparaît, au bout d’interminables secondes, il crie et s’élance vers elle et le

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6. op. cit. 228.
7. op. cit. 251
8. LODGE, David, Out of the Shelter, 1970, Hormondsworth: Penguin Books, 1986.

 

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roman se termine sur les mots suivants : “Sheila! he cried, and struck out towards her.” (9) La suspension maximale, surdéterminée par le cri et le mouvement, vient souligner le rejet de la pratique religieuse et de l’institution, qui apparaît en filigrane tout au long du roman, et dont le protagoniste se détourne définitivement dans un élan inachevé.

How Far Can You Go?, chronique de l’évolution de la communauté catholique britannique des années cinquante à la fin des années soixante-dix, a également recours au procédé du scénario de film pour éluder une clôture stricte (10). Mais surtout, après un arrêt sur image évocateur de la conclusion de Changing Places, le narrateur omniprésent et envahissant, qui ne cesse d’intervenir tout au long du roman en avatar contemporain des narrateurs à la Fielding, monopolise la parole, et ne peut résister à un ultime récit de quelques pages. Il se livre à la pratique victorienne du “winding up,” en racontant sous forme de rapide sommaire les développements ultérieurs à la fin de l’émission télévisée représentée dans le dernier chapitre. Il évoque brièvement la destinée des nombreux personnages principaux, sans toutefois les accompagner jusqu’à leur mort, et s’intéresse enfin à la situation d’énonciation, dans un regain de subjectivité :

While I was writing this last chapter, Pope Paul VI died and Pope John Paul was elected. Before I could type it up, Pope John Paul I had died and been succeeded by John Paul II, the first non-Italian pope for four hundred years : a Pole, a philosopher, a linguist, an athlete, a man of the people, a man of destiny, dramatically chosen, instantly popular—but theologically conservative . . . What will happen now ? All bets are void, the future is uncertain, but it will be interesting to watch. Reader, farewell! (11)

Malgré le caractère conciliant de la salutation finale, le texte se clôt sur une interrogation angoissée, et dans l’incertitude la plus caractérisée. Au terme d’un roman qui s’attache à retracer les bouleversements liturgiques, moraux et spirituels dont les membres de la communauté catholique anglaise ont été les acteurs au cours de trois décennies, l’auteur cherche manifestement à souligner le doute qui étreint les fidèles. Loin de rassurer le lecteur en lui accordant une large mesure de repos intellectuel, il l’exhorte à la vigilance et au témoignage. La désobéissance aux préceptes de l’institution, qui était mise en scène (et souvent explicitement prônée) tout au long du récit, a pour corrélat formel une fin en queue de poisson. Ouverture et désobéissance sont ici encore utilisées de conserve dans un élan suspensif, prolongement formel et représentant de la subversion représentée à laquelle une grande partie du roman

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9. Ibid. 271.
10. LODGE, David, How Far Can You Go?, 1980, Harmondsworth: Penguin Books, 1981.
11. Ibid. 243-4.

 

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est consacrée.

Au terme de ce bref passage en revue, il apparaît que Lodge, dans ses romans de la révolte communautaire, associe irrésolution textuelle et rejet de l’autorité morale et spirituelle liées à l’institution de l’Eglise catholique. Cette ouverture formelle peut toutefois faire place à une ambivalence plus profonde.


Lodge peut avoir recours à des doubles fins ambivalentes, et ce dès ses premiers romans. Le dernier paragraphe de The Picturegoers présente le protagoniste, Mark Underwood, confronté à une avenir incertain (12). La structure du roman se fonde sur le topos cher à la littérature catholique de l’agnostique converti et, dans la dernière partie du récit, le protagoniste décide de renoncer à une vie dans le monde pour répondre à l’appel de sa vocation et devenir prêtre. Il est particulièrement conscient, en cette fin suspensive, des nombreux obstacles qu’il rencontrera sur son chemin. Cette dernière notation, empreinte d’un certain pessimisme, fait toutefois suite à des scènes de réjouissances qui caractérisent les dernières pages du roman, et au dénouement de diverses intrigues secondaires. La fin de The Picturegoers voit en effet, entre autres bonnes nouvelles, l’amorce de l’intégration sociale d’un voyou repenti, le triomphe de la liesse populaire dans un cinéma de quartier, et l’union d’un couple de jeunes amoureux que tout semblait conspirer à séparer (13).

Par ailleurs, la note d’incertitude épistémologique et spirituelle sur laquelle s’achève l’épilogue de Out of the Shelter ne parvient pas à faire oublier le dénouement ostensiblement clos dans lequel culmine le récit principal, qui relate des événements antérieurs de quatorze ans à ceux de l’épilogue, et qui constitue le cœur et la masse du récit. L’auteur choisit en effet d’y dénouer les divers fils de son récit, en résolvant l’énigme principale, et en faisant triompher de manière spectaculaire la clarté contre les ténèbres, les Alliés contre les Nazis, la vérité contre le mensonge.

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12. LODGE, David, The Picturegoers, 1960, Harmondsworth: Penguin Books, 1992.
13. La conclusion de Ginger, You’re Barmy joue du même type de fin apparemment dédoublée. Le protagoniste, Jonathan Browne, se retrouve face à son avenir de redresseur de torts besogneux et la fin du roman est suspensive en ceci qu’elle envisage, même de manière furtive, l’existence ultérieure du personnage. L’impression de clôture prédomine toutefois. Le roman est en effet conçu comme une longue confession. Après avoir trahis son meilleur ami, Jonathan Browne est en proie à un terrible sentiment de contrition qui l’incite à se confesser, en écrivant le récit de son amitié avec Michael Brady. Au terme de son aveu, ayant entamé une vie de pénitence, il reçoit l’absolution et le roman se clôt dans une atmosphère de réconciliation. Lodge, Ginger You’re Barmy, 1962, Harmondsworth: Penguin Books, 1984. Pour plus de precisions, voir Ganteau, Jean-Michel, “Ginger You’re Barmy de David Lodge : The Sacred and Profane Memories of Corporal Jonathan Browne,” chargée d’édition Christiane D’Haussy, La Confession et les confessions, Paris: Didier Erudition, 1995, 209-25.

 

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The British Museum Is Falling Down (14) joue aussi de l’ambivalence, et présente un exemple manifeste de double fin. C’est avec ce roman, publié en 1965, que David Lodge a pour la première fois donné libre cours à son impatience envers les enseignements de l’Église catholique, et plus particulièrement ses préceptes en matière de morale sexuelle. Le récit puise son inspiration dans la controverse qui sévissait autour des travaux du concile Vatican II, dont nombre de catholiques attendaient une libéralisation en matière de contraception. Comme l’a maintes fois souligné l’auteur, notamment dans la postface de l’édition Penguin de 1983, The British Museum Is Falling Down marque aussi un jalon dans sa production romanesque, dans la mesure où, pour la première fois, Lodge a composé un roman comique dont le protagoniste campe un personnage d’écervelé confronté à mille péripéties désopilantes. Le roman s’inspire également d’un hypotexte joycien, dont il reprend certaines caractéristiques. Adam Appleby suit effectivement les traces de son illustre prédécesseur, Leopold Bloom, même si l’action du roman est transposée dans les rues de Londres. Comme dans Ulysses, la durée fictive est délimitée par une journée dans la vie d’Adam Appleby et, comme dans le chef d’œuvre moderniste, le dernier chapitre laisse la parole à l’épouse du protagoniste, dont les hésitations, alors qu’elle est sur le point de s’endormir aux côtés de son mari, sont rendues dans un long monologue intérieur. Barbara Appleby évoque ainsi divers problèmes qui lui tiennent à cœur, tels son mariage, les difficultés liées à la sexualité, et la rigidité de l’enseignement officiel de l’Eglise catholique en matière de contraception. Le pastiche de Ulysses culmine alors dans le dernier mot du roman, lorsque la fameuse promesse de Molly Bloom, “yes,” se trouve galvaudée en un équivoque “perhaps” dans la bouche de sa descendante postmoderne (15). Cette affirmation de contingence, qui semble attester une incertitude patente en guise de conclusion, apparaît toutefois après un dénouement fort heureux de l’intrigue principale. Dans le dernier chapitre, le lecteur apprend en effet que la journée catastrophique du héros a été couronnée par une issue triomphante, toutes ses craintes s’étant évanouies : comme par enchantement, on lui a offert un emploi qui lui permettra de subvenir aux besoins de sa famille, il a découvert que sa femme n’était pas enceinte et qu’il n’aurait donc pas de bouche supplémentaire à nourrir, et il a ainsi pu accomplir son devoir conjugal dans des conditions de sérénité inespérées. Enfin, il a su résister aux avances d’une entreprenante demoiselle pour rester fidèle à son épouse. La stabilité du mariage est ainsi préservée dans un dénouement éminemment conservateur, comme l’a souligné l’auteur dans la postface du roman : “Like most traditional comedy, The British Museum Is Falling Down is essentially conservative in its final import, the conflicts and misunderstandings it deals with being

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14. LODGE, The British Museum Is Falling Down, 1965, Harmondsworth: Penguin Books, 1983.
15. LOYCE, James, Ulysses, 1922, Harmondsworth: Penguin Books, 1986, 650 ; et op. cit. 161.

 

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resolved without fundamentally disturbing the system which provoked them.” (16) Le “perhaps” final se voit ainsi converti en pur scrupule formel a posteriori, sans pour autant venir modifier la portée conservatrice d’un roman qui affirme la permanence du mariage, institution dans laquelle l’Église voit le relais de son enseignement moral.

How Far Can You Go? présente le même topos de la double fin. En effet, même si le roman se termine dans l’incertitude quant à l’avenir de la communauté catholique, le paragraphe final ne fait que pondérer l’impression de clôture euphorique qui domine les deux derniers chapitres. On y apprend que l’un des protagonistes a réintégré le domicile conjugal après une escapade en compagnie de sa secrétaire, et divers appariements ont lieu, dont celui d’un prêtre défroqué qui convole en justes noces avec cette même secrétaire. Malgré les bouleversements sociaux et communautaires, le mariage affirme clairement ses droits dans la conclusion d’un récit dont de nombreux commentateurs se sont pourtant accordés à dire qu’il constitue le paradigme du roman anti-catholique (17).

La même dualité caractérise la fin de Small World (18), roman qui s’attache à évoquer les aventures échevelées d’un amoureux transi, sillonnant le globe à la poursuite de l’élue de son cœur. Même si les dernières lignes du roman évoquent l’échec du protagoniste, et ouvrent le récit sur la perspective d’une nouvelle quête effrénée, les pages précédentes mettent en scène toute une série d’appariements invraisemblables. Ils court-circuitent une illusion de réalité déjà largement sapée par l’accumulation hyperbolique de coïncidences qui se télescopent tout au long du roman. La conclusion se trouve ainsi transformée en dénouement de conte de fées. En outre, cette fin délibérément euphorique met en scène le retour au domicile conjugal d’une brebis égarée, en la personne du sémillant professeur Swallow qui, sous l’emprise du démon de midi, avait délaissé son épouse mûrissante pour vivre une folle histoire d’amour dans les bras d’une ravissante femme, sa cadette de bien des années.

Comme l’attestent ces exemples, Lodge semble attacher une valeur fondamentale au topos du mariage comme principe clôturant, reprenant à son compte la tradition de ce que les Britanniques appellent le “marriage knot.” Le mariage permet en effet d’exalter la stabilité sociale, et constitue par définition l’aboutissement d’une quête, satisfaisant ainsi le désir de résolution du lecteur. En outre, dans le cadre de romans catholiques, le mariage permet de célébrer les vertus d’une communauté religieuse, et ce de manière particulièrement économique, dans la mesure où ce sacrement se trouve au carrefour d’un conservatisme apparent, à la fois social et spirituel.

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16. Op. cit. 166.
17. Voir PARSONS, Michael, “Paradigm of Period Piece? David Lodge’s How Far Can You Go? In Perspective,” Journal of Literature and Theology, 6.2 (juin 1992), 171-90.
18. LODGE, Small World, an Academic Romance, 1984, Harmondsworth: Penguin Books, 1985.

 

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Par ailleurs, Lodge ne rechigne pas à mettre le mariage en danger, pour mieux le faire triompher dans la conclusion de ses romans. De même que ses récits sont souvent fondés sur une structure de voyage, littéral ou métaphorique, figurant une série d’épreuves qui permettent au protagoniste d’accéder à un état supérieur de son développement, avant d’amorcer un retour vers le domicile conjugal et vers son milieu d’origine (19), Lodge semble se plaire à mettre en scène des départs, qui sont autant de préludes et prétextes à des retours. En effet, lorsqu’Ulysse, après son périple, rentre à Ithaque, lorsque son avatar joycien, Leopold Bloom, rejoint le lit conjugal après une journée de pérégrinations dans les rues de Dublin, et qu’Adam Appleby retrouve son épouse Barbara dans leur appartement surpeuplé, ce retour au point de départ – ou nostos – entraîne une clôture franche de l’intrigue. Or, chez Lodge, le nostos se double le plus souvent de notations conservatrices. Il se définit non seulement par rapport à une situation liminaire (en ce qui concerne le déroulement de l’intrigue), mais encore par rapport à l’univers d’origine des protagonistes. Si ce milieu communautaire est apparemment rejeté dans les romans anti-catholiques, les protagonistes le réintègrent systématiquement dans la première partie des fins dédoublées. Certaines limites ne doivent pas être franchies, et l’adultère, force destructrice de la communauté, est le plus souvent condamné. Non seulement les personnages ne vont pas jusqu’au bout de leur révolte, mais encore l’ouverture des conclusions ne semble revêtir qu’une valeur formelle, après des fins triomphantes.

À travers sa prédilection pour des dénouements heureux, qui se fondent sur des nostoi exaltant la sainteté du mariage, Lodge se livre indirectement à une profession de foi conservatrice, et met une forme traditionnelle à peine déguisée au service d’un attachement à des valeurs communautaires, et à une tradition littéraire. Il utilise en effet la structure de réconciliation de la “comédie,” dans l’acception que le Britanniques donnent à ce mot, c’est à dire des textes mettant traditionnellement en scène une histoire d’amour partagé mais interdit entre les protagonistes qui, au terme d’une série d’épreuves, seront réunis dans un dénouement favorable pour se marier et avoir beaucoup d’enfants. Lodge part de ce schéma fondamental, pour bâtir des récits dans lesquels la réconciliation et le retour (manifestations du devoir chrétien du pardon) prennent pour norme non plus la société, mais la communauté catholique, et débouchent généralement sur une dimension spirituelle, à travers le topos de la conversion. Il respecte en cela les caractéristiques fondamentales du genre mises au jour par Northrop Frye dans Anatomy of Criticism :

The theme of the comic is the integration of society, which usually takes the form of incorporating a central character into it. The mythical comedy corresponding to the

 

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19. Out of the Shelter et Paradise News illustrent parfaitement cette structure.

 

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death of the Dionysiac god is Apollonian, the story of how a hero is accepted by a society of gods. In classical literature, the theme acceptance forms part of the stories of Hercules, Mercury, and other deities who had a probation to go through, and in Christian literature it is the theme of salvation, or, in a more concentrated form, of assumption : the comedy that stands at the end of Dante’s commedia (20).

La franche clôture euphorique de la comédie se teinte de conservatisme communautaire et moral, avant de devenir le moyen d’une quête spirituelle.

Il est une forme de nostos qui figure à la fois un retour vers une situation liminaire, vers un milieu d’origine, vers une famille, et surtout un retour au bercail. Cette forme de rappel affecte certains personnages apostats qui peuplent les romans de Lodge. Dans How Far Can You Go?, Lodge présente une série de personnages d’étudiants catholiques. Il prend soin de distinguer clairement deux d’entre eux, en les transformant en types sociaux, littéraires et bibliques. La blonde Angela est investie de qualités virginales, alors que la sombre et sémillante Polly est clairement destinée à faire office de femme fatale. Ces deux descendantes de Marie et d’Eve figurent les pôles de la frustration et du plaisir, de la vertu et du péché, et renforcent la tension principale sur laquelle le roman est fondé. Polly est la première à s’affranchir de l’atmosphère infantilisante du ghetto catholique des années cinquante. Elle est la première à perdre sa virginité, et fait fi de toute contrainte liée à la morale sexuelle. Elle épouse plus tard un metteur en scène d’émissions télévisées, avec lequel elle se livre à diverses débauches. Elle choisit ainsi de vivre en marge de l’Église : elle cesse de pratiquer, de fréquenter ses amis catholiques, et refuse d’élever ses enfants selon les préceptes de la vie chrétienne. Cependant, elle est appelée à remettre en question son attitude, lorsqu’elle est confrontée à une crise inattendue : une nuit, son fils tombe gravement malade, et elle décide séance tenante de le baptiser de ses propres mains, ainsi que sa fille, en l’absence de tout prêtre (21). Ce geste annonce la réforme du personnage, qui amorce un retour vers sa communauté, son Église et sa foi originelle, dans le dernier chapitre du roman.

Ce motif réapparaît dans l’œuvre, en ce qui concerne le protagoniste féminin de Out of the Shelter notamment. Kath Young a en effet sauté sur la première occasion de s’émanciper de son milieu d’origine, en quittant sa famille pour aller couler une existence d’hédoniste confirmée dans l’Allemagne occupée par les forces américaines, au lendemain de la

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20. FRYE, Northrop, Anatomy of Criticism: Four Essays, Princeton : Princeton University Press, 1957, 53.
21. Op. cit. 98. La monographie de Daniel Ammann apporte des présicions intéressantes, en ce qui concerne le jeu intertextuel entre ce passage et Tess of the D’Ubervilles de Thomas Hardy. Ammann, Daniel, David Lodge and the Art-and-reality Novel, Heidelberg: Carl Winter, 1991, 65-6.

 

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Seconde Guerre mondiale, et par la suite en Californie. Au grand dam de ses parents et de son jeune frère, elle a cessé de pratiquer, et peut-être de croire. L’épilogue du roman précise toutefois qu’elle est revenue sur ses pas : “I’ve gone back to the Church, you know.” (22) Elle préfigure en ceci le personnage de la vieille tante de Paradise News. La tante Ursula a en effet quitté le domicile parental pour aller vivre dans le péché aux Etats-Unis, en épousant un divorcé. Or, sur ses vieux jours, alors qu’elle est clouée sur un lit d’hôpital, elle contacte son neveu théologien pour recevoir son assistance spirituelle et se préparer à la mort. Elle ne tarde pas à lui annoncer son regain d’enthousiasme envers une institution qu’elle avait désertée bien des années plus tôt, et qu’elle souhaite utiliser comme carte de visite auprès des membres de sa famille : “Tell Jack I’ve gone back to the Church. And I don’t mean just this week. It’s some years now.” (23) Ce retour vers le bercail affecte également le protagoniste du roman, Bernard, prêtre défroqué et apostat notoire. L’essentiel du récit est subordonné à l’évocation de ses retrouvailles avec une foi qu’il pensait étiolée à jamais. Ce type de nostos fondé sur un renouveau de spiritualité est une manifestation du topos catholique du “rappel divin” ou, selon les Britanniques, “twitch upon the thread” (24). Il est en ceci en parfaite adéquation avec les trois romans les plus récents de David Lodge qui, délaissant la révolte contre les strictes lois de la morale communautaire, s’attachent à prospecter les chemins d’une spiritualité renouvelée, au moyen de clôtures ostentatoires dans leur euphorie.

Les trois romans les plus récents de Lodge (Nice Work, Paradise News, et Therapy (25)) s’intéressent à de tels nostoi, qu’il s’agisse de contextes sécularisé ou catholique. Il sont tous trois également caractérisés par une structure de réconciliation, et un dénouement euphorique, qui en font des variations sur le genre de la comédie. La conclusion de Nice Work voit une concentration de motifs, qui mettent à mal l’illusion de réalité jusqu’alors savamment ménagée par l’auteur : le protagoniste masculin retourne vers le domicile conjugal après une brève escapade, son épouse se trouve promue du statut de légume névrotique à celui de maîtresse-femme responsable, et il retrouve par ailleurs confiance en

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22. Op. cit. 268.
23. Op. cit. 23.
24. L’expression, rendue célèbre par Evelyn Waugh dans Brideshead Revisited, dont la dernière partie s’intitule “A Twitch upon the Thread” et culmine avec la conversion in extremis d’un personnage apostat, est tiré d’une nouvelle de G.K. Chesterton : “I caught him with an unseen hook and an invisible line which is long enough to let him wander to the ends of the world, and still to bring him back  with a twitch upon the thread.” Waugh, Evelyn, Brideshead Revisited: The Sacred and Profane Memories of Captain Charles Ryder, 1945, Harmondsworth: Penguin Books, 1966 ; et Chesterton, G.K., “The Queer Feet,” The Innocence of Father Brown, Leipzig: Tauchnitz, 1911, 83-4.
25. Op. cit. et LODGE, David, Therapy, Londres : Secker and Warburg, 1995. Dans les pages qui suivent, les references à Therapy seront indiquées par la lettre T suivie du numéro de la page.

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son avenir professionnel. Robyn Penrose, protagoniste féminin, parvient de même à résoudre la plupart de ses problèmes dans le dernier chapitre du roman. La fin de Paradise News met en scène, outre un retour vers la foi et une exaltation de son pouvoir infini, la résolution de problèmes professionnels, ainsi que d’éclatantes promesses d’avenir conjugal. Les dernières pages de Therapy apportent également leur lot de bonnes nouvelles : le protagoniste se rend compte qu’il n’est plus victime de la douleur articulaire qui le hantait, et que la disparition de celle-ci coïncide avec la fin de sa dépression nerveuse. Il est aussi parvenu à résoudre ses difficultés professionnelles, et peut amorcer une réintégration vers une communauté dont il s’était quelque peu marginalisé. Il a par ailleurs retrouvé le grand amour de son adolescence, et s’apprête à vivre une passion illicite dans ses bras sans le moindre scrupule, étant parvenu à soigner son impuissance (26).

Par ailleurs, il est possible de mettre au jour une structure fondamentale commune aux trois romans : les protagonistes parviennent en effet à s’affranchir d’un complexe de frustrations et autre dépressions pour, au terme d’une série d’épreuves purgatives (prenant la forme d’un voyage littéral et symbolique), résoudre leurs problèmes et renaître métaphoriquement dans un monde meilleur. Ce parcours évoque clairement celui de la comédie, ainsi que celui, canonique, des mythes tripartites de la chute, du démembrement, et de la renaissance, au premier rang desquels vient se placer le mythe chrétien.

D’autre part, même dans le contexte sécularisé de Nice Work, l’élément religieux est indirectement évoqué par des manifestations quasi miraculeuses. En effet, Lodge a recours dans ce texte à un vieil oncle australien (avatar du traditionnel oncle d’Amérique), qu’il n’évoque que pour mieux le faire décéder fort opportunément. En effet, il lègue sa fortune à la protagoniste, qui n’a de cesse qu’elle n’en fasse profiter son immédiat entourage. Ce procédé (qui se donne à lire comme tel, mettant ainsi en danger la plausibilité des événements et, partant, l’illusion de réalité) peut s’expliquer par le déterminisme intertextuel qui affecte l’ensemble du roman. Nice Work se présente en effet comme un essai de récriture de textes victoriens, connus sous l’appellation de “romans industriels.” Comme l’ont fait remarquer certains commentateurs, des manifestations aussi peu réalistes, qui apparaissent comme autant de “ficelles” d’une mode littéraire surannée, ou méprisée pour son sentimentalisme, peuvent se lire comme autant d’allusions directes à l’intertexte victorien. Bernard Bergonzi précise que Nice Work et Paradise News partagent cette caractéristique :

These two books also use Victorian plot devices : a large legacy from an uncle in Australia in the one ; the discovery of an overlooked and now enormously valuable

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26. “We made love in the missionary position. I came – no problem with the knee, either.” Ibid. 313-4.

 

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share certificate in the other. Lodge acknowledges that these are well-worn conventional devices but is quite unrepentant about using them. (27)


Or, on ne peut certainement pas attribuer cette occurrence à une quelconque forme de déterminisme intertextuel, en ce qui concerne Paradise News. Ce roman met cependant en scène une manifestation miraculeuse sous forme d’une action IBM oubliée que le protagoniste, Bernard Walsh, découvre dans les papiers de sa vieille tante aussi mourante qu’impécunieuse. Cette dernière se voit ainsi transformée séance tenante en riche rentière. Elle décide, dans la foulée, de faire de Bernard son principal légataire, inondant d’espoir une existence dominée par l’échec.

Therapy explore également le motif du miracle, de manière beaucoup plus directe toutefois. Dans la dernière partie du roman, Tubby Passmore, le protagoniste et narrateur (qui a fui Londres, son milieu professionnel, son domicile et le présent pour partir à la recherche de son amour d’adolescence), se retrouve contre toute attente sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Maureen, sa fiancée d’antan, participe en effet, en pénitente scrupuleuse, à l’antique pèlerinage. Elle n’a rien d’une marcheuse expérimentée, et le parcours lui a réservé des épreuves qu’elle n’aurait pu surmonter sans intervention divine, comme elle l’explique à Tubby : “It’s St James ... It’s a well-known phenomenon. He helps you. I’d never have got so far without him” (T 300). Elle interprète également l’irruption de Tubby au milieu de sa longue marche comme un miracle : “It was like a miracle. St James again” (T 302). Le miracle ne manque pas de s’étendre à Tubby, qui se lance également dans le pèlerinage, et se trouve providentiellement guéri de sa douleur articulaire et de sa dépression. De même, Maureen atteint la cité de Saint-Jacques-de-Compostelle à la veille de la Saint-Jacques, pour prendre possession d’une chambre d’hôtel qu’elle s’est donné la peine de réserver pour cette date précise des mois auparavant, avant son départ, alors qu’elle n’était pas sûre de couvrir les premiers kilomètres du périple. Devant l’étonnement de Tubby, elle invoque le mystère et la toute puissance de la foi : “ ‘I had faith,’ she said simply” (T 312). Ces notations religieuses sont surdéterminées par un désir manifeste de dénouement euphorique, à tous les niveaux de l’intrigue. Certes, Maureen est mariée et ne souhaite pas divorcer. Mais qu’à cela ne tienne, son époux ayant décidé de ne plus honorer ses obligations conjugales, elle peut répondre favorablement, et sans scrupule, aux avances passionnées d’un Tubby rassuré par son regain de libido. Ainsi, dans le paragraphe final, Tubby, Maureen et son époux se trouvent-ils rassemblés dans un ménage à trois.

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27. BERGONZI, Bernard, “A Religious Romance,” The Critic 47.1 (automne 1992), 72.

 

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Rien ne semble pouvoir altérer le désir de dénouement euphorique (ou eucatastrophe), des romans les plus récents. La structure comique est omnipotente et consacre la réunion des amoureux séparés, ainsi que leur retour vers un milieu professionnel, voire une communauté religieuse. Le télescopage de bonnes nouvelles et de mannes diverses dans la conclusion de ces romans a pour effet d’affecter l’illusion de référentialité, et de souligner la présence de topoi caractéristiques de ce que les Anglo-Saxons appellent la “romance.” Romance et comédie, présentent bien des points communs, comme le suggère Gillian Beer :

The romances lead us through a complex maze of adventure ; but they do not provoke the disagreeable anxiety of a maze. Almost always they have a happy ending. The happy ending has remained typical of romance ... . It celebrates – by the processes of its art as much as by the individual stories – fecundity, freedom, and survival. (28)

Or, non seulement la romance s’attache à décrire diverses formes de célébration, mais encore, si l’on en croit Nathaniel Hawthorne, elle se spécialise dans l’évocation des émois du cœur humain, s’opposant en ceci au réalisme phénoménal du roman, et permettant la représentation d’événements, de situations et de sentiments mélodramatiques, comme ceux liés à des manifestations divines, ou miraculeuses (29). Dans ses romans les plus récents, Lodge utilise les règles d’une tradition bien établie, celle d’une littérature religieuse qui reprend la structure de la comédie (on serait tenté d’évoquer la divine comédie, tant le parcours enfer-purgatoire-paradis est évident dans ces textes), et fait fi des lois de la plausibilité liées au réalisme le plus élémentaire, pour évoquer des phénomènes de nature spirituelle. La multiplication de ces topoi euphoriques a pour effet d’évoquer l’action d’une présence ontologiquement supérieure et bienveillante : ce recours aux structures et motifs de la comédie et de la romance trahit l’œuvre de la Providence. Lodge l’admet presque, dans son entretien publié dans Harkness Report :

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28. BEER, Gillian, The Romance, Londres: Methuen, 1970, “The Critical Idiom,” 29.
29. “When a writer calls his work a romance, it needs hardly be observed that he wishes to claim a certain latitude, both as to his fashion and material, which he would not have entitled to assume, had he professed to be writing a novel,” HAWTHORNE, Nathaniel, préface, The House of the Seven Gables, Columbus: Ohio University Press, 1965, 1. Lodge n’hésite pas à souligner son affection pour la romance, comme l’attestent ces propos tires d’un recent entretien : “My novels are comic, not only in the sense of being comic, but also in structure. The patterns of comedy, and romantic comedy in older literature, always attracted me and fascinated me. I was always very interested in Shakespeare’s romances and late plays for instance. I suppose this comes out in my novels.” LODGE, David, “The Novel and its Enemies: A Conversation with David Lodge,” Harkness Report, 3.3 (décembre 1993), 10.

 

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I am generous sometimes to the point of sentimentality and I think that’s a weakness I have to watch. When you’re writing novels you’re in a sort of God-like position, because you are dispensing fortune, you’re putting characters into jeopardy, into situations of conflict, and you can reward them or punish them. And whatever you do is going to betray something of what you think life is like or what you hope it could be like. I’m certainly reluctant to put my characters through really harrowing experiences. (30)

La clôture euphorique, qui emprunte sans compter à la comédie et à la romance, est délibérément utilisée dans les romans les plus récents comme symptôme de foi, pour remettre au goût du jour un topos du roman catholique : l’intrigue providentielle (31). En faisant triompher le bien, la fin heureuse évoque la prédominance d’une justice divine, qui s’articule autour de la métaphore auteur-Dieu. Elle implique de ce fait l’existence d’un ordre et d’une cohérence transcendants. Dans les romans où le thème religieux est mis en avant, cette affirmation prend la forme du topos superlatif de la conversion.

Paradise News est clairement bâti autour de ce thème central. Comme nous l’avons déjà souligné, le protagoniste du roman, prêtre défroqué, et enseignant de théologie qui ne cache plus ses doutes, retourne à la foi, après avoir observé le courage dont sa vieille tante a fait preuve devant la mort. Les dernières pages du roman mettent indirectement en scène une allusion à l’évocation de l’effusion de l’Esprit Saint, le jour de la Pentecôte, telle qu’elle est rapportée dans le chapitre deux du second livre des Actes de Apôtres, et le roman se clôt sur les paroles du protagoniste illuminé par une révélation : “Very good News,” allusion directe au message évangélique de la vie éternelle (32).

Dans Therapy, Lodge prépare tout au long du roman la bonne nouvelle de la conversion finale, grâce à un parallèle constant entre l’existence de son protagoniste, et celle du philosophe danois Søren Kierkegaard. Comme son double victorien, Tubby Passmore est en proie à des angoisses infinies, qu’il se plaît à désigner par le terme d’Angst. Le parallèle ne s’arrête pas là : les deux hommes souffrent de peines de cœur, de douleurs physiques aiguës, et tous deux sont les victimes de la vindicte populaire dans les colonnes d’un journal

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30. Ibid. 10.
31. Voir le chapitre que Thomas Woodman consacre à ce sujet : “Good and Evil: The Providential Plot.” WOODMAN, Thomas, Faithful Fictions: The Catholic Novel in British Literature, Buckingham: Open University Press, 1991, 111-127.
32. Op. cit. 294. Pour une analyse plus détaillée de ce passage, voir GANTEAU, Jean-Michel, “Sea, Sex and Sin : La Méditerrannée et ses avatars dans les romans de David Lodge, ” Etudes britanniques  contemporaines 4 (juin 1994), 18-22.

 

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satirique. Toutes ces analogies sont explicitement soulignées par un narrateur frôlant la paranoïa, ce qui génère beaucoup d’humour, mais le lecteur ne tarde pas à trouver d’autres points communs entre le philosophe et l’auteur de séries télévisées, en ce qui concerne la religion notamment. Il est ainsi aisé de se rendre compte de leur rejet commun de l’institution ecclésiastique. De la même manière que Kierkegaard, vers la fin de son existence, condamnait sans ambages l’Église officielle danoise, Tubby ne se prive pas de satiriser certains travers de l’Église, dans son évocation du ghetto catholique britannique de l’après-guerre, ou de certains aspects du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est cependant ce pèlerinage qui précipite sa “conversion,” depuis longtemps préparée par l’analogie kierkegaardienne. Tout au long du roman, conçu comme journal intime et confession de Tubby, ce dernier livre au lecteur les réflexions que lui inspire sa fréquentation de l’œuvre du philosophe danois. Dès la première partie du roman, le narrateur propose un résumé de la théorie des phases de l’existence exposée par Kierkegaard. Selon ce philosophe, il existe trois types d’individus : l’esthéticien (voué à une angoisse permanente due à son incapacité de choisir), l’éthicien (qui se caractérise par sa capacité à choisir) et, surtout, le religieux :

According to an encyclopaedia I’ve just looked up, Kierkegaard came to think that the aesthetic and the ethical are only stages on the way to full enlightenment, which is “religious”. The ethical seems to be superior to the aesthetic, but in the end proves to be founded on nothing more substantial. Then you have to throw yourself on God’s mercy. I don’t much like the sound of that. But in making that “leap”, man “finally chooses himself.” (T 109)

Plus loin, cette analyse sert de fondement à une typologie des pèlerins se rendant vers Saint-Jacques-de-Compostelle, et le narrateur définit le pèlerin “religieux” en ces termes :

To Kierkegaard, Christianity was “absurd”: if it were entirely rational, there would be no merit in believing it. The whole point was that you chose to believe without rational compulsion – you made a leap into the void and in the process chose yourself. Walking a thousand miles to the shrine of Santiago without knowing whether there was anybody actually buried there was such a leap. (T 305)

Le roman met en scène le parcours du protagoniste, et son évolution permanente. Il passe ainsi du statut d’esthéticien prisonnier de l’instant, à celui d’éthicien, capable de comprendre les autres et ses propres actions, et surtout de choisir. Le modèle de progression

 

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kierkegaardien revêt donc une fonction programmatique. Ayant identifié le pèlerinage comme “absurde,” c’est-à-dire irrationnel, Tubby se laisse progressivement entraîner à partager l’expérience des pèlerins (33). Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les dernières lignes du roman le voient se lancer dans un nouveau pèlerinage : “We’re going off together for a little autumn break, actually. To Copenhagen. It was my idea. You could call it a pilgrimage” (T 321). Cette fin apparemment suspensive, qui tient à signaler un nouveau départ, confirme le saut dans l’absurde du protagoniste, en d’autres termes, sa conversion.
 

L’analyse du corpus romanesque lodgien semble attester l’existence d’une association entre ouverture et rejet de l’institution religieuse et des croyances d’une part, et d’un lien entre clôture et conservatisme d’autre part. Les degrés de fermeture textuelle peuvent varier. Lodge utilise le procédé des doubles fins pour exprimer un conservatisme moral, à travers le recours à des nostoi qui valident la sainteté du mariage, et évoquent la tradition britannique de la comédie. Dans les romans les plus récents, les conclusions deviennent ostentatoires dans l’euphorie de leurs clôtures. Lodge utilise dans ces circonstances l’outil de la comédie, ainsi que celui de la romance, dans un but d’investigation spirituelle. La clôture franche et euphorique apparaît ainsi comme le corrélat formel d’un message fidéiste, en adéquation avec le format de la divine comédie.

Lodge réserve toutefois une surprise au lecteur épris de conclusions sans bavures, avec Therapy. Certes, la structure comique y est respectée, le protagoniste et celle qu’il aime étant réunis dans les dernières pages. Certes, il retrouve la santé physique et psychologique. Certes, il réintègre la communauté professionnelle dont il s’était exclu, et retrouve sa confiance en lui-même. Mais cela au prix d’un tribut dont il doit s’acquitter envers l’institution du mariage. Pour la première fois dans l’œuvre de Lodge, le retour du protagoniste vers le domicile conjugal est compromis. Faut-il conclure à une révolution personnelle, ou au désir d’explorer de nouvelles voies progressistes ?

Le rejet symbolique du mariage constitue en effet un coup supplémentaire porté à l’institution religieuse, dans tout ce qu’elle a de plus inhibant. Il s’agit certainement d’une dénonciation rémanente d’un enseignement moral aussi strict que frustrant. Le processus amorcé dans les romans précédents, et surtout dans Paradise News, triomphe ici : les valeurs sclérosantes de l’institution sont rejetées. La recherche de la foi est toutefois promue. Lodge se désintéresse des problèmes de morale pour explorer le mystère de l’amour, qu’il soit humain ou divin.

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33. “The pilgrimage, even in the bastardized, motorized form in which I was doing it, had begun to lay its spell on me.” Op. cit. 301.

 

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Mais cette aspérité textuelle, dans un dénouement par ailleurs jubilatoire, manifeste également un souci de lisibilité et, au-delà, de plausibilité. Comme l’ont montré les réactions face à Paradise News, les fins hyperboliquement heureuses portant préjudice à l’illusion de réalité ont tendance à heurter le lecteur. Lodge propose un commentaire sur cette règle générale de la réception des œuvres, dans Therapy. Le protagoniste est l’auteur d’une série télévisée à succès, répondant aux règles les plus élémentaires du genre des sitcoms, dont les épisodes finissent toujours bien. Comme le fait remarquer l’un des personnages secondaires, qui remplit la fonction du marginal plein de sagesse, ces clôtures ont pour effet principal de brouiller le message réaliste : “I mean, every week there’s some great row in one of the houses, but it’s always sorted out by the end of the programme, and everybody’s sweet as pie again. Nothing ever changes. Nobody ever gets really hurt. Nobody hits anybody. None of the kids ever runs away” (T 217).

Le narrateur de Therapy semble avoir pris acte de telles remarques. Il refuse de gratifier les attentes du lecteur, et met en place un coup de théâtre. Alors que le lecteur, familier des romans récents de Lodge, ayant identifié les ingrédients et la structure comiques, s’attendait à la réunion de Tubby et de sa femme dans la conclusion, le leurre est dévoilé lorsque l’épouse aliénée confirme son intention de refaire sa vie avec un autre homme. Cette nouvelle est exploitée euphoriquement : elle permet au protagoniste de retrouver sa confiance en lui, et de rejoindre l’élue de son cœur. L’amour triomphe dans le dénouement de Therapy, sans toutefois mettre radicalement en danger la plausibilité des événements.

Dans les fins de romans se cristallise le problème des relations entre l’expression du religieux et le choix esthétique que cela implique. Cette question est rendue plus pressante encore par les attentes du lectorat. Lodge semble avoir ainsi choisi de recourir à une esthétique du détour, pour suggérer le religieux au moyen d’emprunts à la comédie et à la romance, ce qui lui permet, dans le cadre d’une pratique généralement réaliste, d’évoquer des problèmes et surtout des manifestations du religieux notoirement difficiles à intégrer à ce mode. Ce traitement détourné peut toutefois mettre en danger la plausibilité du récit. Il est alors relayé par une concession relative à l’ouverture, comme dans le cas des doubles fins, de la suspension formelle, ou du refus récent de célébrer les vertus du “marriage knot.” C’est au prix de ce dosage subtil que la crédibilité du texte, ainsi que la crédulité du lecteur, sont ménagées, dans une perspective réaliste qui semble à bien des égards conservatrice.

Mais il semblerait que l’accusation de conservatisme exacerbé dont Lodge a régulièrement été la victime (34) doive être nuancée. Certes Lodge s’appuie sur la tradition

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34. Voir à cet égard les articles particulièrement hostiles de Terry Eagleton, “The Silences of David Lodge,” The New Left Review 172 (1988), 93-102 ; et de Peter Widdowson, “The Anti-History Men: Malcolm Bradbury and David Lodge,” Critical Quarterly 26.4 (hiver 1984), 5-32.

 

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littéraire du roman catholique, mais il la rénove au moyen d’emprunts aux genres de la comédie et de la romance, tout en proposant un changement de régime, par un passage de la morale à la spiritualité. En d’autres termes, il se soumet à la pression du lectorat, mais dans le but de faire explorer au public une forme qu’il tente de remettre au goût du jour : celle du roman catholique.

 

Bibliographie

Romans de David Lodge :

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                        Ginger, You’re Barmy, 1962, Harmondsworth: Penguin Books, 1984.
                        The British Museum Is Falling Down, 1965, Harmondsworth: Penguin Books,1983.
                        Out of the Shelter, 1970, Harmondsworth: Penguin Books, 1986.
                        Changing Places : A Tale of Two Campuses, 1975, Harmondsworth: Penguin Books, 1978.
                        How Far Can You Go?, 1980, Harmondsworth: Penguin Books, 1981.
                        Small World : An Academic Romance, 1984, Harmondsworth: Penguin Books, 1985.
                        Nice Work, 1988, Harmondsworth: Penguin Books, 1989.
                        Paradise News, Londres: Secker and Warburg, 1991.
                        Therapy, Londres: Secker and Warburg, 1995.

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Beer, Gillian, The Romance, Londres : Methuen, “The Critical Idiom”, 1970.

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Chesterton, G. K., The Innocence of Father Brown, Leipzig : Bernard Tauchnitz, 1911.

Eagleton, Terry, “The Silences of David Lodge”, The New Left Review 172, 1988, 93-102.

 

 

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Frye, Northrop, Anatomy of Criticism : Four Essays, Princeton : Princeton University Press, 1957.

Ganteau, Jean-Michel, “Sea, Sex and Sin : La Méditerranée et ses avatars dans les romans de David Lodge”, Études britanniques contemporaines 4 (juin 1994), p. 13-23.

            “Ginger You’re Barmy de David Lodge  : The Sacred and Profane Memories of Corporal Jonathan Browne”, chargée d’édition Christiane D’Haussy, La Confession et les confessions, Paris  : Didier Erudition, 1995, p. 209-25.

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            The Art of Fiction, Illustrated from Classic and Modern Texts, Harmondsworth : Penguin Books, 1992.

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Woodman, Thomas, Faithful Fictions : The Catholic Novel in British Literature, Buckingham : Open University Press, 1991.

  (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)