(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)

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La clôture différée dans The Waves 

Christine Reynier (Université de Pau) (1) 

Évoquer la fin de The Waves, c’est tout d’abord se souvenir des difficultés que Virginia Woolf a rencontrées lors de sa rédaction. Si la composition de l’ensemble de ce roman fut ardue, la conception de sa fin le fut encore davantage. Dans son journal du 26 janvier 1930, alors qu’elle avait commencé The Waves depuis plus d’un an et résolu maints problèmes épineux, Virginia Woolf se demande encore comment clore son texte: "But how to pull it together, how to comport it – press it into one – I do not know ; nor can I guess the end – it might be a gigantic conversation."

D’abord envisagée comme une apothéose où le chœur des six voix se serait fait entendre, la fin s’impose finalement à l’auteur comme l’expression d’une voix unique.

This is a very important morning in the history of The Waves, because I think I have turned the corner and see the last lap straight ahead. I think I have got Bernard into the final stride. He will go straight on now, and then stand at the door: and then there will be a last picture of The Waves. (23 Avril 1930)

Le chant polyphonique "tapers to a point" (515) et se résoud en un chant à une voix. Par un resserrement du discours, déjà amorcé dans la cinquième section où seules trois voix, celles de Neville, Bernard et Rhoda, expriment leur douleur face à la mort de Percival, la neuvième et dernière section ne laisse entendre que la voix de Bernard.

Le passage de la polyphonie à la monophonie s’effectue de manière assez surprenante puisqu’après des dizaines de pages qui se veulent résolument novatrices – à mi-chemin entre poésie et prose, entre écriture dramatique et écriture romanesque – la dernière section s’ouvre sur une formule que les romans d’aventure ont employée à satiété: "Now to sum up" (545).

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1.Cet article a été également été publié dans le n° 5 des Cahiers Forell intitulé Autour de Virginia Woolf.

 

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À travers ce recours à la "rhétorique de la sommation" (2), la fin du texte – plus précisément, le début de la dernière section – se pose apparemment comme un renoncement à la modernité et une adoption des conventions du récit décriées et détournées jusque-là.

En même temps, au moment où, porté par la progression du texte qui l’a fait passer de l’enfance des locuteurs à leur âge mûr, le lecteur s’apprête à entendre la conclusion du récit et à voir ces vies menées à leur terme, Bernard, dans un mouvement de reflux semblable à celui des vagues, reprend le récit à son début. La ligne chronologique suivie jusque-là par le récit – puisque semblant de récit il y a encore – est brisée et dans cette fracture s’inscrit le différer de la clôture. L’imminence de la clôture n’est suggérée que pour être aussitôt déjouée; le parcours effectué depuis le début du récit est annulé et une deuxième narration s’amorce.

Et contrairement à ce qu’offrent les romans traditionnels où le "now to sum up"  annonce une récapitulation mais promet également un achèvement du récit, le discours de Bernard ne mène pas véritablement le récit à son terme.

En effet, si l’on regarde l’extrême fin de son dernier monologue, Bernard dit ceci: "Death is the enemy. It is death against whom I ride with my spear couched and my hair flying back like a young man’s, like Percival’s, when he galloped in India. I strike spurs into my horse. Against you I fling myself, unvanquished and unyielding, O Death!" (575)

Bernard conjure la mort en réaffirmant son désir d’écriture. Et à nouveau le discours s’élance; une seconde fois, la clôture du discours est différée et la fin se présente comme un recommencement, ce que semble confirmer le dernier interlude qui, en renvoyant à l’ouverture du livre, assure la continuité du texte.

Les dernières lignes du texte réitèrent ainsi le différer de la clôture déjà inscrit dans le début de la section neuf. Ce redoublement du différer aboutit à un effacement de toute clôture, à une transgression des codes du récit conventionnel. Inévitablement, le gommage de toute fin  contient implicitement  le gommage de tout commencement et The Waves apparaît alors – sans pour autant devenir un Finnegans Wake – comme un de ces livres sans histoires qui hantent Bernard: "But if there are no stories, what end can there be, or what beginning?" (560). L’incapacité de Bernard à terminer ses histoires, qui est perçue par les autres, en particulier par Neville, comme un échec, est érigée en choix auctorial – celui que dessine déjà Mrs Dalloway et que reprend Between the Acts.

S’il est vrai que le récit se clôt à la veille de la mort des locuteurs et en particulier de Bernard, le discours, lui, ne se termine pas mais rebondit (3). À la clôture structurale se

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2. QUERE, Henry, Récit. Fictions. Ecritures, Paris : PUF, 1994, 227.
3. Nous adoptons ici la distinction établie par Julia Kristeva dans Sémioticité entre récit et discours et qui recouvre celle que fait G. Genette entre histoire et récit.

 

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superpose l’absence de clôture compositionnelle et cette disjonction entre clôture du récit et non-clôture du discours est aussi une forme de transgression des codes littéraires conventionnels.

La façon dont Virginia Woolf choisit de terminer The Waves n’est évidemment pas anodine. Mais comment l’interpréter? Il convient de se pencher dans un premier temps sur le choix de l’unicité de la voix et de ses conséquences avant d’examiner les effets du différer de la clôture.

Paradoxalement, au moment-même où elle choisit de différer la clôture et donc d’ouvrir le texte, l’auteur semble fermer l’interprétation: alors que jusque-là six points de vue étaient confrontés et donnaient des visions variées d’un même événement, un seul point de vue, celui de Bernard, est désormais privilégié. On peut penser que ce passage de voix plurielles à une voix unique procède d’un souci de cohérence et de cohésion qui voudrait qu’à la discorde succède la concorde, l’harmonie, The Waves se présentant comme "a symphony with its concord and its discord" (554).

Ou cela procède-t-il d’un souci de clarification? Virginia Woolf était en effet consciente de la difficulté de son livre – "the most complex and difficult of all my books", écrit-elle dans son journal le 28 mars 1929 et, au moment de sa publication, elle s’étonne qu’il se vende bien: "how odd that people can read that difficult grinding stuff" (9 oct. 1931). Peut-on alors expliquer le choix de ce type de monologue comme un désir de l’auteur d’expliciter ce qui aurait pu paraître abscons? "Now to explain to you the meaning of my life", dit en effet Bernard (545).

Cependant, s’il est vrai que Bernard clarifie les choses, ce n’est pas tant dans le but de les expliquer que parce que sa mémoire sélectionne parmi les événements, les sensations et émotions du passé. Au fond, ce que Virginia Woolf offre est une mise en scène du souvenir, du fonctionnement de la mémoire. Après avoir montré dans les sept premières sections du livre comment nos sens perçoivent le réel, elle montre comment la mémoire enregistre et traite ces empreintes du réel, comment les souvenirs se décantent. Le filtre de la mémoire remplace celui de la perception.

Enfin et surtout, le passage de la polyphonie à la monophonie et l’insertion d’un monologue récapitulatif introduisent non seulement une rupture dans l’alternance régulière des voix mais altèrent également notre compréhension du texte, en particulier de sa stratégie narrative. Loin de nouer les fils du récit, la fin, qui est certes un lieu stratégique, jette un éclairage nouveau sur tout le texte et invite à la relecture.

Bernard, dans son monologue final, tente d’articuler, d’assembler et d’évaluer l’expérience des six locuteurs. Les six voix se fondent en une seule, la sienne, ce qui justifie ainsi rétrospectivement l’uniformité du style.

 

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À plusieurs reprises, dans le corps du texte, Bernard s’était montré capable de comprendre tous les autres locuteurs (4) en même temps qu’il insistait sur l’aspect kaléidoscopique de sa personnalité, une et multiple, masculine et féminine (457, 467, 478, 479…). Dans le monologue final, il s’avère encore plus clairement capable d’explorer la conscience des différents locuteurs et on comprend que ceux-ci n’existent que dans la conscience créatrice de Bernard, auteur d’une autobiographie abstraite et impersonnelle. Ce qui sous-entend que Bernard est à l’origine de tous les monologues; les locuteurs "are all phrases in Bernard’s story." Du coup, les monologues prennent une coloration analeptique, se présentent comme des souvenirs, déjà filtrés par la mémoire de Bernard – ce qui expliquerait le temps passé du verbe introducteur "said"; le monologue final n’apparaît ainsi que comme un filtre supplémentaire.

De plus, dès l’instant où Bernard dit "Now to sum up," il prend l’ensemble du discours à son compte car on ne peut récapituler que ce que l’on a soi-même préalablement exposé.

En suggérant, à la fin, cette lecture, l’auteur scelle le statut symbolique de ses locuteurs, qui ne peuvent en aucun cas se confondre avec des personnages.

En outre, dans les dernières pages, Bernard retrouve les accents de la voix que l’on entend dans les interludes. En particulier, lorsqu’il dit: "Day rises; the girl lifts the watery fire-heated jewels to her brow; the sun levels his beams straight at the sleeping-house; The Waves deepen their bars; they fling themselves on the shore; back blows the spray; sweeping their waters they surround the boat and the sea-holly" (572). (5)

Ce faisant, l’auteur transforme Bernard en une sorte de démiurge ou de narrateur omniscient, ce qui peut paraître paradoxal dans la mesure où c’est exactement ce que l’auteur voulait éviter au départ. En fait, s’il est suggéré que Bernard peut être responsable de tout le texte, c’est simultanément démenti par le jeu de l’ironie, le portrait de Bernard en romancier manqué et aveugle, ("blind," "visionless," 569, 570) et qui doute de tout. Si Bernard, à la manière du héros proustien, devient à la fin le narrateur de sa propre histoire, il n’accède pas pour autant clairement au statut de romancier. De même que la formule "now to sum up" semblait annoncer un renoncement à la modernité mais servait finalement à différer la clôture, l’élection de Bernard au rang de narrateur omniscient n’est suggérée que pour être immédiatement démentie: le texte se retourne sur lui-même, se subvertit en même temps qu’il s’écrit.

Il faut préciser que cette lecture est esquissée dans le texte sans être du tout imposée; jusqu’à la fin, l’ambiguïté est maintenue et même cultivée tant et si bien que certains

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4. Voir en particulier p. 422, 427, 462, 463, 479 et surtout 456. Lire à ce sujet C. Reynier et C. Bernard : V. Woolf : The Waves, "Poliphony as the key to the Waves", Paris: Didier-CNED, 1995.
4. Voir aussi p. 575.

 

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critiques ont pu y voir un défaut du livre, un problème de voix narrative non résolu. Ce qui s’annonçait, par le biais du "now to sum up" comme un éclaircissement, s’avère être tout le contraire car au fond, si Bernard est l’unique narrateur, entend-on vraiment six voix distinctes ? Le passage de la polyphonie à la monophonie est-il réel ? Les dernières pages nous en font douter sans l’infirmer. L’emboîtement des niveaux narratifs, le statut hybride de Bernard, qui et à la fois impliqué dans le récit et origine du discours, ajoutent à l’impression de vertige: "All for a moment wavered and bent in uncertainty" (514), peut-on lire dans le septième interlude – des mots qui ne s’appliquent pas uniquement au paysage crépusculaire évoqué mais au texte lui-même. Au lieu de clore le texte et d’en donner les clés, Virginia Woolf brouille les cartes. Si faire de Bernard un démiurge semble être un retour à l’écriture traditionnelle, le principe de l’aléatoire et de la possibilité de plusieurs lectures simultanées remet cela immédiatement en question.

Par ailleurs, nous l’avons dit, le monologue final de Bernard aboutit à différer par deux fois la clôture du texte – ce qui peut donner lieu à diverses lectures, à la fois contradictoires et inextricablement liées. Dans ce texte à géométrie variable, la mise en différé de la clôture suggère tour à tour le désir de la répétition, sa nécessité ou son inévitabilité.

La répétition, déjà inscrite dans le retour cyclique des interludes, dans le retour régulier des différentes voix, dans la reprise inlassable de certains leitmotive et métaphores, est ainsi érigée en principe esthétique.

Différer la clôture pour recommencer le récit, c’est tout d’abord affirmer l’amour des mots et du langage. Telle une vague, le texte s’enroule sur lui-même et se déroule à nouveau dans un mouvement qui dit le plaisir et le désir de l’écriture – plaisir qui pourrait, semble-t-il, être prolongé indéfiniment. Le désir de continuer et répéter le récit apparaît comme un désir de prolonger l’épiphanie langagière, si manifeste dans The Waves.

En se lovant et se repliant sur lui-même, le texte dessine une boucle, la figure-même de l’une des métaphores centrales du texte (6) et ainsi, la morphologie du texte se dote d’une vertu heuristique. À travers le mouvement du texte, les métaphores prennent vie.

La spirale du discours dit l’infini de la quête, que ce soit la quête de l’identité, la quête de la vérité, ou du sens – quête en perpétuel recommencement et qui ne peut aboutir, car y mettre un terme signerait forcément la mort de l’écriture (7). D’où l’absence de toute apothéose, l’impossibilté de clore le texte. La quête entamée au début se poursuit toujours à

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6. Lire à ce sujet V. Woolf : The Waves, "nets, loops and fibres."
7. Henri Quéré écrit : "de se présenter, l’objet perdrait de sa présence et comme c’était le cas pour Lily Briscoe dans To the Lighthouse, son apparition – sa touche finale – signerait en même temps  sa disparition," Récit, 238.

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la fin. L’objet de la quête n’est jamais découvert sinon pendant de brefs instants de vision, ou, du moins, certains locuteurs, comme Bernard et Rhoda, s’en approchent (8) sans jamais pouvoir l’enserrer dans les rets de mots qu’ils tendent (9).

Le mouvement du texte accompagne la quête interne des locuteurs tout en dessinant celle de l’écrivain qui, certes, d’un texte à l’autre, d’une nouvelle à l’autre, d’un roman à l’autre, soulève un peu plus le voile, révèle une part supplémentaire du "dessein caché des choses," (10) révèle une parcelle de "vérité," mais sans jamais parvenir à la vérité (11).

Si la quête et le questionnement sont infinis, c’est aussi parce que le langage est incapable de saisir l’objet de sa quête. La répétition traduit aussi l’inadéquation du langage, ses tentatives réitérées et à chaque fois, partiellement avortées, pour cerner l’invisible ou l’indicible, sa recherche éperdue d’un centre qui se dérobe.

Les fausses fins emboîtées les unes dans les autres signent la circularité du discours qui se poursuit, se cherche indéfiniment et qui, ne pouvant se terminer de lui-même, ne se terminera que contraint par une nécessité extérieure. Un tel discours, condamné à se dire et se redire, préfigure le discours Beckettien, en particulier celui de Watt:

Le seul autre objet digne de remarque dans la chambre d’Erskine était un tableau, accroché au mur, à un clou. Un cercle, visiblement tracé au compas et troué à son point le plus bas, occupait le centre du premier plan de ce tableau ... . un cercle et son centre en quête l’un de l’autre, ou un cercle et son centre en quête d’un centre et d’un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête de son centre et d’un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête d’un centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et son centre… (12)

À travers la répétition, le questionnement est relancé et la clôture différée mais on peut aussi considérer que ressasser, c’est tourner en rond; en ce sens, l’ouverture se transmue en clôture et le texte hésite finalement entre ouverture et clôture.

La même hésitation se retrouve lorsque l’on prend en compte l’origine de la voix dans le monologue final. C’est par la voix de Bernard que se dit la nécessité du ressassement et

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8. En particulier lorsqu’après la mort de Perceval, Rhoda assiste à un concert et Bernard visite la National Gallery.
9. Voir la métaphore récurrente du filet, "net."

10. "the thing that lies beneath the semblance of the thing" (503).
11. Cette quête est entamée dès les premières nouvelles, Monday or Tuesday, The Mark on the Wall, Kew Gardens
12. Watt, Paris : coll. 10/18, 1968, 153.

 

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l’impossibilité de clore le texte. Or Bernard incarne le romancier et tout son discours final, de manière encore plus claire que ceux qui l’ont précédé, est une réflexion sur la fiction et sur l’écriture en train de se faire. Dans ce monologue final qui répète le récit déjà donné, le texte devient son propre miroir. Répétition et mise en abyme se confondent. Le récit se replie constamment sur lui-même, inscrivant le processus créatif dans chaque mot tant et si bien que l’ensemble du monologue final parle du texte, de sa genèse et de son écriture. Or un discours qui se regarde se faire est un discours narcissique; à la manière de certaines nouvelles comme The Shooting Party ou An Unwritten Novel où le récit est clôturé par un cadre qui attire l’attention sur la dimension métafictionnelle du récit, le discours, dans The Waves, se clôt sur lui-même (13). D’où le paradoxe qui fait que le texte conjugue l’absence de clôture et la clôture. Différer la clôture aboutit finalement à clore le texte.

Enfin, si l’on peut considérer que le monologue final, en réécrivant l’histoire, ajoute une couche supplémentaire au feuilleté du récit et tend ainsi vers l’excès, il faut également dire qu’il s’agit d’une répétition imparfaite.

Dans son monologue final, Bernard reprend le récit sous forme condensée; ainsi, lorsqu’il dit:

In the beginning, there was the nursery, with windows opening onto a garden, and beyond that the sea. I saw something brighten – no doubt the brass handle of a cupboard. Then Mrs Constable raised the sponge above her head, squeezed it, and out shot, right, left, all down the spine, arrows of sensation (545-46),

il nous fait passer, en l’espace de quelques lignes, du début à la fin de la première section. Ces raccourcis saisissants coïncident avec son sentiment de lassitude à l’égard des histoires ("I have done with phrases," 574), son désir d’un langage à l’image de celui que parlent les enfants, de monosyllabes, voire de cris : "I need a little language such as lovers use, words of one syllable such as children speak ... . I need a howl; a cry" (574). On ne peut que constater une raréfaction du verbe, l’amorce d’un processus d’effacement du langage qui coïncide avec une aspiration au silence et à la page blanche : "What is the phrase for the moon? And the phrase for love? By what name are we to call death? I do not know ... . How much better is silence.’" (574)

Un peu comme le disque rayé que l’on entendra dans Between the Acts, le texte, en se répétant, s’efface. En ce sens, dans The Waves, la répétition dit la déhiscence de l’écriture (14) et le désir de silence. Le récit est donc écartelé entre l’excès et la perte, le trop plein et le

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13. Cependant, dans The Waves, la clôture est plus diffuse et plus subtile.
14. Ce qui s’accompagne d’images de décomposition.

 

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vide. Et on peut remarquer que chacun des deux romans qui suit The Waves s’engage dans l’une de ces directions, The Years tendant plutôt vers l’excès et Between the Acts vers le dépouillement.

Cette tension se retrouve dans la phrase qui termine le texte, le dixième interlude: "The Waves broke on the shore", où résonne le mot "broke."

Si les vagues disent par leur mouvement perpétuel le désir de recommencement et le différer de la clôture du texte, le verbe "break" dit l’échec du différer, l’échec du désir et sonne la glas de l’écriture. "Broke" rend redondant le traditionnel "the end" qui clôt The Waves et transforme l’éternel retour en mythe.

Cette phrase unique qui, symboliquement, naît après les neuf mois de gestation que sont les neuf premiers interludes, de par sa brièveté, apparaît comme un enfant mort-né. Le texte se clôt brutalement, meurt sous nos yeux et dit le déchirement de l’écrivain forcé de poser sa plume

En même temps, cet interlude boucle la boucle du texte, renvoie au début et le verbe "break" peut se comprendre comme l’expression du soulagement qu’apporte la fin de la rédaction, l’achèvement et la complétude réalisée. Dans cette fin ambiguë, boucle et brisure se lisent simultanément et la dernière phrase est aussi pétrie de contradictions que le reste du texte. Chacune des lectures proposées est aussitôt remise en question.

Aborder le problème de la clôture du texte nous fait entrer au cœur de ses contradictions, de sa nature paradoxale et protéiforme.

La façon dont Virginia Woolf clôt ou ne clôt pas le texte traduit ses choix esthétiques, son désir de ne pas figer le sens et de laisser une part d’indécidable.

Le sens est mouvant comme les vagues qui le portent et la quête du lecteur ne peut être qu’à l’image de celle de l’écrivain, infinie et inlassablement réitérée. Ce qui, pour certains, donne la mesure de la richesse de l’œuvre, et chez d’autres, laisse un sentiment de malaise.

En tout cas, le texte traduit les tiraillements et déchirements de l’auteur hanté par le désir de réconciliation des contraires, désir impossible à assouvir et qui ne peut être que réitéré d’œuvre en œuvre.

D’après certains psychanalystes, les schizoïdes préfèrent laisser les contradictions se développer plutôt que de les résoudre mais ne voir dans les contradictions de The Waves qu’une trace du malaise de l’auteur serait réducteur. Ces contradictions et paradoxes, qui sont souvent la marque des grands écrivains, insufflent à l’œuvre sa dynamique.

Si le texte est miné, c’est en partie parce que le désir d’effacer les limites va de pair avec le désir de cerner le moi, de l’enserrer dans des rets de mots, donc de l’encercler. C’est

 

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parce que s’y expriment les désirs antagonistes d’éliminer et de conserver une clôture. En renonçant à la clôture, The Waves renonce aux limites claires de la fiction et aux codes qui la régissent et ce faisant, entre dans un monde sans limitation, certes, mais aussi sans garde-fou. C’est pourquoi le discours, tout en effaçant la clôture et dessinant les boucles des métaphores que sont les "loops, spheres and bubbles," exprime aussi le regret d’une limite rassurante, d’une "hedge," cette haie ou cet écran qui sépare mais sait aussi protéger (15).

Imitant le flux et le reflux des vagues, le texte oscille entre clôture et ouverture, entre saturation, dissémination et déperdition du sens, entre extase et angoisse. Il apparaît finalement comme étant pris dans un tourbillon dont le centre est partout et la circonférence nulle part…

Ainsi, loin d’être un échec, comme Virginia Woolf le supposa en le terminant (16), The Waves se présente plutôt comme un écueil pour le lecteur.

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15. Ainsi "the hedge" (422) protège Louis du regard des autres qui, à l’exception de Rhoda, ont, d’après lui, un regard agressif ; la  haie fonctionne comme un écran protecteur qui assure l’intégrité de son être.
16. "I’ve finished my book – yes – but it’s a failure" (Letter, 21 Feb. 1931).

  

  (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)