(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)

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La fin de Kim : la fin de quoi?

Bernard Gilbert (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

"Ambiguously Ever After" – tel est le titre, suggestif, un rien accrocheur, que David Lodge a donné à une de ses études sur "Problematical Endings in English Fiction." (1) J’utiliserai comme point de départ son analyse du dilemme de l’auteur, obligé de présenter une conclusion à laquelle il ne croit guère afin de plaire à un lectorat exigeant sinon d’être convaincu du moins d’être satisfait ; Lodge constate ainsi : "... the fiction-reading public is invariably a conservative force, craving the comforts of stereotyped endings that authors feel, with more or less conviction and courage, would compromise their vision of reality", ajoutant un peu plus loin le commentaire fataliste : "But so it is ; and these solutions are legitimate in as much as they satisfy the desire for finality, for which our hearts yearn, with a longing greater than the longing for the loaves and fishes of this earth. Perhaps the only true desire of mankind. . . . is to be set at rest." (2)

Bien entendu d’honorables exceptions infirment cette règle et, bien que Lodge ne le mentionne pas il nous semble que c’est le cas du livre de Kipling, pour des raisons complexes que nous allons essayer d’éclairer.

 La fin de Kim n’est pas la fin de Kim. Le livre s’achève sur le mot sacré "beloved," la mantra qu’il a sans cesse psalmodiée. Mais ce dernier mot n’appartient pas au petit Kim, il n’appartient pas non plus au Lama auquel pourtant il renvoie, il est le denier murmure du narrateur, l’adieu de Kipling lui-même.

Nous dirons que la clausule de Kim permet à son créateur de régler ses comptes sur un certain nombre de sujets qui l’obsédèrent la vie entière. Kim n’est pas pour lui une œuvre parmi d’autres ; le Livre de la Jungle, si chéri soit-il, n’eut pas à ses yeux la même

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1. LODGE, David, Working with structuralism, London: Ark, 1986.
2. Ibid. 150 et 151.

 

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signification : l’adieu au Petit d’Hommes est définitif, la messe est dite et Mowgli part muni de tous les sacrements. Par contre Kipling ne parvient pas à se détacher de Kim. La preuve en est qu’il donne son accord pour que le Manuscrit soit conservé au British Museum, sous la réserve expresse que son existence ne fasse l’objet d’aucune publicité, obligeant de la sorte le lecteur à faire acte de courage pour en réclamer la communication aux Gardiens du Temple. (3) Cette autorisation, Kipling ne l’a accordée pour aucun autre de ses manuscrits, comme s’il voulait, en levant un coin du voile sur la genèse de ce livre (et de ce livre seul), inviter le lecteur à participer au processus créatif plutôt qu’à consommer le produit fini – voire suggérer au dit lecteur que le "produit" ne saurait être fini. Un autre élément troublant est l’insistance qu’il met dans son autobiographie de 1937 – Something of Myself – à revenir sur les circonstances dans lesquelles il a clos son texte : quelque 35 ans après il légitime son adieu au livre, dont on peut dire, un peu comme pour la mort de Cawdor dans Macbeth : "Nothing in his life became him more than the leaving of it."

Ainsi s’éclaire l’extraordinaire rapport de Kipling et de son texte. Du brouillon qui l’a enfanté – Mother Maturin – à la mise en abyme qu’il opère – nous le verrons – dans son autobiographie, en passant par la remarquablement longue gestation du texte lui-même (13 ans de parturition), tout montre à quel point Kipling s’est attaché à Kim.

Dans ces conditions on pourrait imaginer que la séparation se fit dans la douleur ; notre propos sera de montrer que tel ne fut pas le cas et que Kipling renverse le dicton "les meilleures choses ont une fin" en suggérant qu’au contraire la fin de Kim, parce qu’elle joue sur plusieurs registres, mêne non pas au "repos" dont Lodge déplorait la banalité, mais à la paix que l’auteur de Bah Bah Black Sheep a recherchée toute sa vie.

En quelques mots reprenons les dernières pages. Kim a réussi sa double mission. En remettant à Mahbub Ali les documents secrets rapportés de l’Himalaya, il s’acquitte de sa fonction d’espion, de son rôle dans le Grand Jeu ; en permettant à Teshoo Lama de découvrir la Rivière Sacrée (dans laquelle celui-ci manque se noyer), il s’acquitte de sa fonction de disciple, de son rôle de Chela. La boucle paraît bouclée – et devrait l’être – lorsque les deux pères de substitution, Mahbub Ali et Teshoo Lama, s’entendent sur le destin de leur fils idéal, le Prince de ce Monde s’assurant de sa jouissance dans le Grand Jeu et le Père Éternel s’en réservant la nue propriété à l’horizon de l’éternité. Or ce pacte, ce Partage de Midi, n’est pas la dernière mais l’avant dernière page du livre. Curieusement, au risque de déséquilibrer le parallélisme dont l’ensemble de l’œuvre s’attache à garantir l’équité,

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3. FEELEY, M.P., "The Kim that nobody reads," Studies in the Novel, Fall 1981, 266-281.

 

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l’auteur concentre toute la lumière sur le Lama, un Lama en majesté à qui il accorde le monopole de la parole. Pourquoi ?

Il faut d’abord se reporter à l’incipit pour remarquer qu’à partir de ce repère il y a inversion totale. Rappelons que le livre s’ouvrait par un gros plan sur le petit Kim, trônant sur le canon Zam Zammah, roi sans couronne du bazaar de Lahore : "Who hold Zam Zammah, that fire breathing dragon, hold the Punjab." (4) C’est Kim qui possède la clé du réel, lui qui accueille le Lama et lui permet d’entrer dans "The Wonder House," de rencontrer le Conservateur – rencontre décisive dont tout le reste du livre dépend. Le Lama n’est alors qu’un pauvre hère, perdu dans une modernité qui l’affole, s’arrimant à Kim qu’il questionne dans son désarroi ; le manuscrit allait même plus loin que le livre, survalorisant la vulnérabilité du Saint Homme, jusqu’à la colorer de mièvrerie, voire de servilité ("dropping to his knees" en face du Conservateur) (5). La fin du livre à tous égards inverse le rapport : c’est Kim qui bruisse de questions, s’accroche à son monde familier au sortir de son sommeil palingénétique, invoquant par quatre fois, comme pour se rassurer, le nom de la Sahiba (ce sera d’ailleurs sa dernière parole) en qui il croit reconnaître sa mère, et en qui le lecteur sait reconnaître l’Inde. Face à lui un personnage de puissance, non plus le pauvre hère mais le Pantocrator, achevant une transfiguration dont le livre n’a cessé de préciser les prémisses. Teshoo Lama est transubstantivé, quasi divin. Kim, agenouillé à ses pieds, ne le perçoit déjà plus : "I cannot see the face, but the voice is like a gong . . . He peered at the cross-legged figure, outlined jet-black against the lemon-coloured drift of light" (K 310).

La posture est celle de Moïse écoutant Yaveh ou du disciple de la légende Védique psalmodiant : "O Krishna where are you? / Though my eyes can’t see you, / I hear your flute all the while." Ce personnage sait maintenant imposer le silence au bavard impénitent que fut Kim et c’est lui qui décrète la fin de l’action, et du même coup la fin de la souffrance, le fin de la quête, la fin du livre : "Out shot the long yellow hand compelling silence. Kim tucked his feet under his robe-edge obediently. / ‘Hear me! I bring news! The Search is finished.’ " (K 311)

Le problème pour le narrateur est alors de faire accepter au public auquel il s’adresse – occidental, rationaliste, voire à l’époque impérialiste – un dénouement qui brise avec les a priori tenus pour fondateurs de la culture dominante, un dénouement de conte de fée où la fameuse Rivière, née dans la légende d’une flèche tirée par le Bouddha, jaillit aux pieds du Lama. Nous sommes exactement dans la problématique (et la difficulté) dont parle Lodge dans l’article que nous évoquions : "the history of fiction is the history of a continuous

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4. KIPLING, Rudyard, Kim, London: Pan Books, 1980, 322 p., 7. Les references des extraits de Kim seront ci-après indiquées pat K suivi du numéro de page.
5. FEELEY, op. cit. 226-281.

 

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dialogue or dialectic between credulity – our wish to believe – and scepticism – our wish to be told the truth." (6)

Que peut faire Kipling? S’il flatte notre crédulité il nous identifie au Lama, qui n’est qu’un possible de l’homme, et dans ce cas il invalide la nature profonde de Kim, nature plurielle, nature œcuménique, puisqu’il est avant tout "the little friend of all the world." S’il respecte notre scepticisme, ce que l’on pourrait attendre d’un agnostique comme lui, il évacue le merveilleux, la magie, tout ce qui fait de l’Inde le pays de l’innocence, le Paradis Perdu un temps ressuscité. Effectivement tout se joue sur cette dernière page, sur une "willing suspension of disbelief" qui ne va pas de soi. Kipling, nous semble-t-il, va atteindre son but en jouant sur plusieurs tableaux.

 Il est, en premier lieu, servi par ce célèbre talent de conteur qui fait de lui un des plus fabuleux marchands d’histoires des lettres anglaises ; il mobilise ainsi plusieurs techniques.

Kim a beau rester muet il n’en est pas pour autant passif ; derrière ses questions, dont la trivialité nous relie à la réalité, nous lisons nos propres interrogations. Il nous représente, il nous rassure ; face aux propos sidérants du lama (son récit de sa propre noyade, sa montée au ciel, son arrachement au nirvanah pour revenir en ce monde secourir son disciple), devant ces incohérences donc, Kim est notre ambassadeur au pays de l’étrange. Attentif à la Révélation, il invite le lecteur à se couler dans le moule familier de sa sensibilité pour accueillir une Bonne Nouvelle ainsi crédibilisée ; il mérite alors, pleinement, le titre de Sahib que le livre lui prodigue, à la fois dans son acception connue d’"Occidental" mais aussi dans celle, qui l’est moins, d’"ami" : encore une fois le "little friend of all the World" nous englobe et nous représente.

Mais ce médium restera un serviteur muet : le lama ne lui permettra pas de casser l’envoûtement du récit. Cet homme de peu de mots, homme d’écoute fine mais de parler laconique, va – sous l’ironique effet de la rivière où il tomba – déverser un flot de paroles qui laisse le lecteur médusé : à la fin est le Verbe, et le Verbe se fait chair. C’est le procédé qu’emploie Becket dans Waiting for Godot pour révéler au spectateur interloqué la vraie nature de Lucky. Torrentiel, Teshoo Lama tire toutes les ficelles de la rhétorique – rythme ternaire, brisures et rebondissements, répétitions que nous savons depuis Lacan incantatoires et non redondantes, tourbillon de réalisme et de mysticisme, synchretisme de verticalité et d’horizontalité, etc. – tout vise à nous persuader de la vérité ou du moins de la vraisemblance de la Bonne Nouvelle, à savoir que la mort n’a pas le dernier mot.

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6. LODGE, op. cit. 149.

 

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Et pourtant il y a en fait deux Bonnes Nouvelles, de même qu’il y a deux lamas et sans doute deux fins. Ce n’est pas celle, sulpicienne, qu’attendait le lama, ou plutôt qu’il attendait pour ce qui le concerne ; tournant le dos à l’orthodoxie, bousculant les conventions, elle donne au texte une clausule qui ne doit rien au hasard et tout à la nécessité. En permettant au livre de s’accomplir et non de s’achever, elle aide Kipling à se dédouaner de la fameuse malédiction de George Eliot : "Conclusions are the weak point of most authors, but some of the fault lies in the very nature of a conclusion, which is at best a negation." (7) Expliquons-nous.

La fin que l’on attendait de, et pour, Teshoo Lama serait la montée vers un Nirvanah de carton-pâte, un Samadhi que le lecteur occidental renverrait au magasin des bondieuseries – et c’est bien là le contenu du début de la dernière page qui voit le lama, après sa noyade réelle ou métaphorique, accéder à un Paradis Made in India estampillé par la grande tradition ; tout y est : l’envol de l’âme, l’abolition des contraires, l’implosion du Temps, la fusion enfin avec le Grand Tout :

Yea, my Soul went free, and, wheeling like an eagle, saw indeed that there was no Teshoo Lama nor any other soul. As a drop draws to water, so my Soul drew near to the Great Soul which is beyond all things ... . By this I knew the Soul had passed beyond the illusion of Time and Space and things. By this I knew that I was free. (K 311)

Ce court extrait donne une idée du splendide mouvement poétique par lequel le lama prend congé de ce monde. Le lama arrive à ses fins, le livre touche à sa fin, mais – devant tant de happy end – le lecteur reste sur sa faim. Le rideau tombe sur une scène vide et on entendrait presque une voix qui crierait "Remboursez."

C’est, précisément, ce qui arrive. Venue de nulle part, une voix, dont on ne saura rien sinon qu’elle paraît divinement humaine, crie dans l’infini : "And I meditated a thousand thousand years, passionless, well aware of the Causes of All Things. Then a voice cried : ‘What shall come to the boy if you art dead?’ "(K 312) Dès lors Kim n’est plus fini, ni comme homme ni comme texte. La fausse sortie du lama, en parfait accord avec l’injonction du non-attachement, est invalidée par une orthodoxie plus haute, celle de l’amour, même si celui-ci se voile du terme plus bouddhique de compassion, que le lama ressent pour son disciple. Bien sûr le Saint Homme ne s’avoue pas la vérité et préfère, par une de ces coquetteries auxquelles il nous a habitués, invoquer son devoir de guide, de père spirituel de Kim. Toujours est-il qu’il accepte de reprendre du service, de préférer les peines de ce monde aux perfections de l’Au-Delà en s’arrachant à la matrice divine, en s’accouchant dans, et à, la douleur :

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7. Ibid. 150.

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Upon this my Soul ... withdrew itself from the Great Soul with strivings and yearnings and retchings and agonies not to be told. As the egg from the fish, as the fish from the water, as the water from the cloud, as the cloud from the thick air, so put forth, so leaped out, so drew away, so fumed up the soul of Teshoo Lama from the Great Soul. (K 312)

Ces images de mise au monde dépassent, par leur violence et leur promesse, la Bonne Nouvelle chrétienne de la résurrection. Ici la réincarnation prolonge la désincarnation, dans une fin à l’ouverture sans rivage. Au delà de la lettre bouddhique, qu’il a pratiquée pendant sa longue vie, le lama atteint à l’esprit bouddhique, qu’il pratique pendant sa courte mort. C’est la deuxième Bonne Nouvelle, la deuxième fin ; au delà de l’avatar du trépas, de la libération de ce monde, Teshoo Lama accomplit ce que seul avant lui Bouddha avait osé : mettre la compassion au-dessus du salut individuel, quitter le paradis, placer le non-abandon au-dessus du non-attachement. Lazarre revient, et parle. Son témoignage, qui rejoint de façon étonnamment actuelle les paroles de ceux que la chirurgie moderne arrache à la mort clinique, clame le bonheur de la dissolution après la vie, l’horreur crucifiante du retour au monde, mais aussi le contentement profond de retrouver le Grand Œuvre — celui de transformer le plomb en or, de faire retrouver à Kim la voie de la Rivière Sacrée. À ce moment là un des aspects de la clôture de Kim se précise.

"The end was in the beginning" répète Orwell dans 1984 ; n’en est-il pas de même dans tout livre un peu exigeant, et naturellement dans Kim, qui prêche la nécessité de s’affranchir de l’illusion du Temps, la fameuse Roue des kharmas et des réincarnations. Nous retrouvons là les tout derniers mots du lama : "Son of my Soul, I have wrenched my Soul back from the Threshold of Freedom to free thee from all sin — as I am free, and sinless! Just is the Wheel! Certain is our deliverance! Come!" (K 312-313)

Il s’agit pour le Père de conduire le Fils à la vérité, de le terminer en quelque sorte. Ce projet démiurgique fait écho à la toute première scène, dans la Wonder House de Lahore, où grâce à Kim le lama rencontre le Conservateur. L’essentiel de la rencontre consiste en ceci : le Conservateur, gardien des "images," donc de la Vérité, est un dieu incomplet parce qu’incapable de donner vie à ces "images", de transformer le savoir en pouvoir, en action, en liberté. À l’invitation du lama, il oppose son impuissance : " ‘We are both bound, thou and I, my brother. But I’ – he rose with a sweep of the soft thick drapery – ‘I go to cut myself free. Come also!’ / ‘I am bound’, said the Curator." (K 17)

 

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Il faudra attendre la fin du livre pour que "Come" soit répété, à l’adresse cette fois d’un autre destinataire qui saura l’entendre. Néanmoins le Conservateur, si limitée que soit sa liberté d’action, communique au lama une sorte de relais talismanique afin de lui permettre de parfaire, en partenaire en Dieu, le Grand Œuvre : "Suffer me now to acquire merit. We be craftsmen together, thou and I. Here is a new book of white English paper : here be sharpened pencils two and three – thick and thin, all good for a scribe" (K 18).

Le Conservateur envoie donc le lama comme Dieu envoyait le Christ sur la terre, pour le salut des homme, l’affirmation de la Vie — à charge pour le lama d’être le Scribe de cette vie et à son tour de trouver celui qui saura assumer l’héritage de la Révélation. Or, à la fin du livre, lorsque Mahbub et le lama, le Prince de ce Monde et le Seigneur de l’Au-Delà, décident du destin de Kim, un seul lien, si ambigu soit-il, unit les univers qui les séparent : la vocation de Kim à être le Scribe de l’avenir :

[Mahbub :] He is somewhat urgently needed as a scribe by the State, for instance.
[Lama :] To that end he was prepared. I acquired merit in that I gave alms for his sake. A good deed does not die. He aided me in my search. I aided him in his. Just is the Wheel, O horse-seller from the North. Let him be a teacher ; let him be a scribe. . . (K 308)

Ainsi se perpétue la mystérieuse chaîne de la vie. Le lama reconnaît sa dette envers son semblable, le Conservateur ("I am certain the Keeper of the Images was in the past a very wise Abbot" [K 293]) et termine pour lui l’histoire de Kim. Kim livre à écrire, Kim être humain à achever, les deux sont un pour le lama qui sait la réponse à la grande question que l’adolescent se pose : "I am Kim. I am Kim. And what is Kim?" ; en sanskrit, langue que connaît le lama, le mot "Kim" (8) signifie "Quoi" – la question se retourne donc, ontologique, en "Quoi est Quoi?" et dans ce cas le moine de Such – Zen a la réponse toute prête : elle ouvre sur l’infini qui abolit toute mort.

Qu’il nous soit permis de voir dans ce triomphe du Père pour le bien du Fils – ce "Come" qui appelle à la folie joyeuse de l’amour – la trace d’une profonde satisfaction de l’auteur, venue du plus loin de son vécu. La "perfection" ("pater fecit") de la fin est, littéralement, l’œuvre du Père, rendue possible par l’écriture du Fils.

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8. Voir à ce sujet la pénétrante étude de Jean-François Gournay, "Esquisse d’une lecture anthropologique de Kim," Etudes Anglaises, oct.-déc. 1982, 385-95.

 

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Que fut Kim pour Kipling sinon, de l’avis général, l’adieu à l’Inde, à son Inde, l’Inde de son enfance, l’adieu à son enfance. La fin du livre donne à cet adieu sa valeur d’éternité. Elle affirme (ce qui est très bouddhique) que le paradis n’était perdu qu’en apparence ; elle déclare, au terme de la quête du lama et du livre de Kipling, que le paradis est révélé comme le Royaume qui nous appartient pour toujours, que nous avons simplement eu l’illusion de quitter.

La critique, légitimement, a souligné avec Angus Wilson (9) l’impact dévastateur sur Kipling de son arrachement à la matrice indienne. L’absence de figure maternelle dans Kim (autre que celle, par substitution, de la Sahiba), le passage punitif par le monde des blancs à St Xavier, l’interrogation du héros "alone in the great world" avec comme seul viatique existentiel une amulette autour du cou, traduisent à l’évidence le sentiment d’abandon de Kipling lui-même, qui se retrouva seul "en Petit d’Homme," sans le moindre avertissement, dans la Jungle hostile d’une Angleterre d’emblée détestée. J’en retiendrai particulièrement le rapport fracturé de Kipling et de son père assimilé à l’Indianité puisque – tel le "Keeper of Images" – Kipling senior était Conservateur du musée de Lahore.

Pourtant l’effacement subit du père, son impuissance à s’opposer à l’exil du fils en Angleterre, ne conduisit jamais à son reniement par Rudyard Kipling qui conserva avec lui un lien très intime. Ce qui est remarquable c’est qu’au delà d’un sentiment de frustration plus que de trahison, Kipling semble s’investir dans un projet de réhabilitation, relevant le défi de la reconstruction d’un père très aimé mais désinvesti dans le passé de son pouvoir de protection. Fantasmatiquement le Fils doit donc libérer le Père, et ceci nous ramène à Kim.

La fin vers laquelle monte le livre me semble être le triomphe de cette justice rendue au père, par delà les blessures de la vie. Le Conservateur de la fiction – moins gardien des Images qu’emprisonné par elles – transmet le flambeau au lama mais agit à travers lui ; une transsubstantiation s’opère ainsi jusqu’au triomphe final du lama, qui lave le père de son impuissance, en le faisant gardien de Kim. Le père à l’état de veille, le père à voix basse, termine pour le fils le livre en majesté. Kipling a payé sa dette, la déchirure s’abolit.

Cette fin – et je m’en rapporte à Something of Myself, la biographie de l’auteur – exclut toute continuation : la roue des réincarnations, enfin, s’arrête. Le subconscient s’est purgé. Le passé qui mêle l’Inde et le Père dans l’amalgame du premier souvenir de Kipling est recréé et assumé dans l’allégresse : "The Himalayas I painted all by myself, as the children say. So also the picture of the Lahore Museum of which I had once been Deputy Curator for six weeks – unpaid but immensely important." (10)

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9. WILSON, Angus, The Strange Ride of Rudyard Kipling, 1977.
10. Cité par Feeley, op. cit. 268.

 

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Inconsciemment son Démon n’a pas abandonné Kipling et l’a amené au terme du livre dans le respect d’une logique mystérieuse et fondamentale :

My Daemon was with me in .. Kim, and both Puck Books, and good care I took to walk delicately lest he should withdraw. I know that he did not, because when those books were finished they said so themselves with, almost, the water-hammer clock of a tap turned off ... When your Daemon is in charge, do not try to think consciously. Drift, wait, and obey. (Feeley 269)

Il n’y a pas que le Démon qui ferme le robinet de l’inspiration, il y a aussi le Père réhabilité dans la fiction et mobilisé dans la réalité puisque Kipling l’a, pourrait-on dire, coproduit avec lui, comme le Scribe qui dévide son conte sous l’œil d’une divinité bienveillante, dans la magie blanche de volutes orientales : "In a gloomy, windy autumn, Kim came back to me with insistence, and I took it to be smoked over with my Father. Under our united tobaccos it grew like the Djinn released from the brass bottle... (Feeley 268)

Dans ce tête à tête conspirateur, c’est le fils qui agit mais c’est le père qui bénit, et c’est lui qui, en fin de compte, décidera que la messe est dite, que la catharsis a opéré en payant la dette à la fois obsédante et féconde : "And so much for Kim which has stood up for thirty five years. There was a good deal of beauty in it, and not a little wisdom ; the best in both sorts being owed to my Father" (Feeley 268). La fin du livre consacre le dénouement du drame existentiel de l’auteur, la fin de la déchirure porteuse de mort. Le mot "Come" est le "sésame ferme toi" qui libère les forces de la vie et de l’amour quand le Ça s’abolit et que le Scribe décide d’écrire le mot fin, comme le formule avec une remarquable densité Kipling lui-même : "At last I reported Kim finished. "Did it stop or you?" the Father asked. And when I told him that it was It, he said : "Then it oughtn’t to be too bad." (11)

La fin de Kim nous paraît donc avoir une valeur toute particulière qui s’inscrit dans cette problématique ambiguë que Lodge avait très bien identifiée : "With the acceptance of the open ending in modern fiction, the ending which is satisfying but not final, the recognition of ambiguity or uncertainty is institutionalised as form." (12) À la fois ouverture aux promesses de l’infini et fermeture aux blessures du passé, cette fin est bien comme la

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11. Ibid. 268 (on notera le passage du possessif – et limitatif – "My father" à l’indéfini et universel "The father" …).
12. LODGE, op. cit. 154.

 

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Rivière que trouve le lama, qui n’a ni début ni fin, et manifeste par delà l’illusion de la mort la permanence de la vie. Lodge écrivait : "Most of the great novels end in the same sort of way, ‘with the sense of life going on’ : Ulysses, Women in Love, Mrs Dalloway, A Passage to India and many others" (13) ; parmi les nombreux autres, rajoutons, ce n’est que justice, le Kim que Kipling nous a donné.

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13. Ibid. 152.

   (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)