(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)

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Clore un récit de voyage

Jan Borm (Université de Picardie)

Parmi les symboles universels que Northrop Frye place au centre des archétypes se trouve le voyage, synonyme, selon Frye, de la quête (1). Dès l’Antiquité, ce couple voyage/quête est lié à la notion du retour, que ce soit dans l’un des plus vieux mythes comprenant un voyage, celui de la Toison d’or, ou dans un des plus vieux textes de la littérature grecque classique relatant un voyage, l’Odyssée. Notre but ici sera d’analyser dans quelle mesure la notion du retour représente un mode privilégié de clôture pour le récit de voyage, puisque c’est à cet aspect-là de la clôture que nous faisons référence dans notre titre. En regardant de près les dernières parties de deux récits de voyage britanniques de ce siècle, The Road to Oxiana de Robert Byron (2) et In Patagonia de Bruce Chatwin (3), nous essaierons de montrer comment le retour semble bien inscrit à la fin des deux livres, comme à la fin de beaucoup de récits de voyage, tout en montrant qu’il s’agit chez Byron d’un retour en Angleterre décrit en dernier lieu et chez Chatwin d’un retour sous forme de références implicites au début du livre, et que nous observons là une divergence en termes de conventions génériques. Ce que nous appelons dernière partie ou clôture peut être divisé, nous semble-t-il, en trois temps. Premièrement, nous analyserons la dernière partie ou “grande” thématique des deux livres, indiquée clairement par les narrateurs. Ensuite nous prendrons le dernier passage des deux récits pour voir “où” ils terminent et troisièmement nous regarderons les dernières lignes des deux récits et la fin effective des deux livres.

Mais d’abord, précisons ce que nous entendons par “récit de voyage.” Tout récit de voyage consiste en une narration, presque toujours à la première personne du singulier ou du

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1.FRYE, Northrop, Anatomy of Criticism, Princton: Princeton University Press, 1957, 383p., 118.
2.BYRON, Robert, The Road to Oxania (RO), London: Penguin, 1992, 341 p. (ed. originale Macmillan, 1937).
3.CHATWYN, Bruce, In Patagonia (IP), London : Picador, 1979, 189 p. (éd. originale Jonathan Cape, 1977).

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pluriel, d’un voyage ou de voyages représentant une quête. Cette narration répond à un “horizon d’attente” du lecteur qui se fonde sur le principe selon lequel auteur = narrateur = voyageur. Deuxièmement, tout récit de voyage peut mélanger des éléments “autobiographiques” (l’expérience vécue de l’auteur), “historiques” (événements survenus dans l’histoire) et “fictifs” et peut, à ce titre, comprendre différentes formes d’écriture relevant de la fiction et de la “non-fiction.” Il est entendu que cette définition exclut du champ du “récit de voyage” d’une part toute œuvre de fiction organisée autour d’un voyage et d’autre part tout livre appelé “guide de voyage” qui ne comprendrait pas une narration (presque toujours) à la première personne d’un voyage (ou de voyages) fondée sur le principe auteur = narrateur = voyageur. En ce qui concerne la place que peut prendre le récit de voyage dans la maison des littératures décrite par Genette (4), il y résiderait du côté de la littérature de “diction,” même si son emploi de récits intercalés peut comprendre des allers et retours fréquents dans le domaine de la fiction. À cet égard, rappelons la remarque de Genette selon laquelle “tout récit introduit dans son histoire une ‘mise en intrigue’ qui est déjà une mise en fiction et/ou de diction.” (5)

The Road to Oxiana de Robert Byron, auteur né en 1905 et mort en 1941, est considéré par la critique comme un des chefs-d’œuvre de la littérature de voyage britannique de ce siècle. Byron y relate sous la forme d’un journal de route un voyage divisé en cinq parties qui emmène le lecteur de Venise à travers le Moyen-Orient jusqu’en Afghanistan et qui se termine en Angleterre, la durée du voyage indiquée dans le récit s’étendant du 20 août 1933 au 8 juillet 1934. Mais cette présentation n’est qu’un cadre formel à l’intérieur duquel Byron a su développer une multitudes d’écritures et une “mise en intrigue” poussée. Comme l’observe Jonathan Raban, lui-même l’un des plus éminents écrivains-voyageurs d’aujourd’hui: “In fact The Road to Oxiana was the product of three years of constant writing and revision. Its casualness is an elaborate fiction.” (6) Byron a non seulement entrepris avec beaucoup de soin la rédaction de son récit, mais il y a conjugué différentes formes d’écriture avec une inventivité qui n’a guère d’égal au vingtième siècle. Le critique Paul Fussell en a chanté les louanges et a résumé cette inventivité dans les termes suivants :

I have said that The Road to Oxiana is the Ulysses or The Waste Land of modern travel books. One reason this can be said is that its method is theirs: as if obsessed with frontiers and fragmentations, it juxtaposes into a sort of collage the widest variety

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4. GENETTE, Gérard, Fiction et Diction, Paris : Le Seuil, « Poétique, » 1991, 151 p., 32.
5. Ibid. 38.
6. RABAN, Jonathan, For Love & Money, Writing – Reading – Travelling 1968-1987, London: Picador, 1988, 350 p., 255 (ed. originale Collins & Harvill, 1987).

 

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of rhetorical materials: news clippings, public signs and notices, letters, bureaucratic documents like fiches, diary entries, learned dissertations in art history, essays on current politics, and, most winningly, at least 20 comic dialogues – some of them virtually playlets – of impressive finish and point ... . (7)

Examinons à présent cette inventivité dans la dernière partie du récit de Byron pour voir comment la notion du retour y est présente et dans quelle mesure elle clôt le texte.

Le début du retour est clairement indiqué par le narrateur dans la cinquième partie du récit: “Tomorrow, therefore, after ten months’ travelling, we turn towards home” (RO 309). Le nombre des pages consacrées au retour s’élève à 25, des pages 309 à 333, ce qui représente moins d’un dixième du récit. Le retour n’y occupe donc pas une place prépondérante du point de vue de sa longeur, mais il clôt tout de même le texte en respectant une vieille convention générique du récit de voyage que l’on observe aussi dans d’autres récits de l’entre-deux-guerres. À ce sujet, remarquons que des parties majeures ont été consacrées au retour dans certains récits de voyage d’époques antérieures comme dans ceux, par exemple, de Colomb ou de Marco Polo et que, visiblement, le récit au vingtième siècle semble cesser progressivement d’accorder semblable importance au retour.

Dans le récit de Byron nous repérons neuf stades consécutifs du retour qui se présentent à chaque fois comme un éloignement supplémentaire par rapport au lieu qui faisait l’objet de la quête du narrateur, c’est-à-dire aller en Oxanie, quête à laquelle le titre du livre fait d’ailleurs allusion. En fait, le retour intervient directement après l’aboutissement, à quelques nuances près, de la quête en ce sens que le narrateur rêvait de se rendre aux bords du fleuve Oxus mais que l’autorisation de s’y rendre lui est finalement refusée et que lui et son compagnon de voyage, Christopher, doivent se “contenter” d’un séjours toutefois satisfaisant dans la région portant le nom du fleuve. Vu sous cet angle d’aboutissement, le séjour en Oxanie est le dernier “moment fort” du récit du point de vue de l’émotivité qu’il engendre.

Cet éloignement en stades consécutifs du lieu “préféré” est directement évoqué à plusieurs reprises. Ainsi, par exemple, le fait de quitter la région de l’Oxus implique que l’on sorte de l’Asie centrale, région magique pour le narrateur à cause de ses monuments architecturaux à la recherche desquels il était parti d’Europe : “We woke up this morning to realize we had left Central Asia” (RO 313). Faisant allusion aux activités quotidiennes du voyage, il note : “... the thought that tomorrow it will cease leaves us flat and a little

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7. FUSSELL, Paul, Abroad, British Literary Travelling Between the Wars, Oxford: Oxford University Press, 1980, 246 p., 108.

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melancholy” (RO 318). Le dernier mot – “melancholy” – est frappant non seulement parce qu’il est énoncé lors d’un voyage qui n’est pas encore achevé mais aussi parce qu’il vient d’un narrateur censé être britannique. La célèbre mélancolie britannique semble déjà avoir rattrapé le narrateur avant qu’il ne pose à nouveau le pied sur son île natale.

Après les jours heureux en Oxanie, le retour représente aussi bien un éloignement qu’un enfermement. Les deux voyageurs sont obligés d’attendre une semaine à Kaboul et un des passages consacrés à cette période commence par la légende “Uneventful days” (RO 321). Notons que les deux hommes quittent l’Afghanistan sur une note humoristique; à minuit précisément: “Christopher has gone out to drink beer with a German schoolmaster, while I, Martha-like, have been packing and paying the bill. It is midnight” (RO 328).

Sans énumérer les différentes étapes, mentionnons encore que le voyage de retour en bateau est décrit comme “... an appalling penalty” (RO 332); c’est un gâchis: “... a fortnight blotted out of one’s life at great expense” (RO 332). Ces quinze jours sont décrits en à peine plus d’une demi-page. On observe donc là une accélération de l’ordre chronologique du récit qui s’accompagne d’une compression d’ordre spatial. Dans le récit de Byron cette stratégie narrative acquiert une fonction esthétique en ce sens qu’elle relativise d’une manière accrue l’importance accordée à la notion du retour en fin de livre, accompagné de termes qui suggèrent une certaine déception du voyageur lors du retour.

En passant au deuxième temps de notre grille de lecture, nous remarquons que le dernier paragraphe du récit est consacré, en quelques lignes, au retour en Angleterre même et à la maison du narrateur, à Savernake. Le narrateur évoque sa séparation d’avec Christopher à Marseille et présente le paysage anglais vu du train comme une déception supplémentaire: “England looked drab and ugly from the train” (RO 333) mais il atténue quelque peu ce jugement en ajoutant “owing to the drought” (RO 333). D’ailleurs, ces moments de déception sont contrebalancés par des effets d’ironie, telle la remarque comique d’un passager anglais qui lors du voyage de retour en bateau hasarde l’observation suivante sur l’Afghanistan: “Ah, ... that’s in India, isn’t it?” (RO 332), et par l’allusion faite à un nouveau personnage, la mère du narrateur, ainsi qu’à l’amour et à l’estime qu’il éprouve à l’égard de cette dernière et de sa maison. Il évoque ce moment flou et paradoxal que représente l’imminence de l’arrivée: “I began to feel dazed, dazed at ... the impending collision between eleven months’ momentum and the immobility of a beloved home” (RO 333).

La toute dernière phrase du récit est précédée par l’approche de la maison (“Our dogs ran up” [RO 333]) avant d’évoquer la mère dans les termes suivants: “And then my mother – to whom, now it is finished, I deliver the whole record; what I have seen she taught me to see, and will tell me if I have honoured it” (RO 333). À la fin du récit le narrateur rend donc hommage à sa mère comme mentor et critique tout en faisant “auto-référence” au récit

 

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même. L’utilisation du verbe “to deliver” est signifiante à cet égard en ce qu’il suggère l’idée de naissance, représentée d’ailleurs aussi par la mère. Dans cette dernière phrase on trouve par conséquent à la fois la notion d’un double retour à la maison et aux sources et la notion d’ouverture dans la mesure où il va livrer son manuscrit au regard critique de sa mère.

Cela dit, cette dernière phrase ne clôt pas à proprement parler le livre de Byron. Elle est suivie d’un index des noms propres et des lieux mentionnés que l’on a quelque difficulté à qualifier d’élément “paratextuel.” En effet, l’index est à son tour suivi de la mention “The End” qui le ferait apparaître comme partie intégrante du récit. Il nous semble qu’il s’agit là d’une stratégie visant à renforcer l’aspect érudit du livre en invitant le critique et le lecteur à feuilleter à nouveau les pages du récit pour retourner, à leur tour, aux “sources.”

Passons maintenant à In Patagonia de Bruce Chatwin (1940-1989). Chatwin, grand admirateur de Byron et préfacier de l’édition “Penguin” de The Road to Oxiana (8), décrit ce livre comme “a work of genius.” (9) Ce qui nous emporte ici est le fait que Chatwin avait une connaissance intime de l’œuvre de Byron et nous pouvons observer certaines convergences entre les deux livres. Sans vouloir analyser toutes les strategies narratives mises “en intrigue” dans In Patagonia nous observons que le livre de Chatwin est aussi un mélange de différentes formes d’écriture avec cette nuance que les récits de fiction intercalés (ou des “adaptations” de récits biographiques et autobiographiques pour reprendre le terme utilisé par le narrateur dans In Patagonia) (10) prennent une place plus importante dans son livre. Ajoutons que dans ce but le narrateur de In Patagonia reste nettement plus opaque et que les indications de temps sont réduites de manière extrême chez Chatwin.

Nous retrouvons dans la clôture de In Patagonia la notion du retour, mais un retour de nature différente. Dans sa thèse de doctorat Matthew Graves a montré à quel point l’œuvre chatwinienne s’alimente de la mythologie (11) ou s’y “ressource” : “c’est une habitude chez Chatwin que de mythifier l’Histoire pour retrouver toute la dimension allégorique de ses acteurs.” (12) Ainsi, la quête du narrateur dans In Patagonia pour un morceau de peau de mylodon prend bien des allures de quête pour la Toison d’or. Comme nous l’avons observé

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8. Préface reprise dans son recueil What Am I Doing Here sous le titre « A Lament for Afghanistan » (London : Jonathan Cape, 1989, 367 p., 286-293) ; notons au passage que le mot « lament » nous renvoie au terme « melancholy » utilisé par Byron dans son récit (voir ci-dessus).
9. CHATWYN, What Am I Doing Here, 286.
10. Cf. la section “some sources” : “… adapted from the original” (IP 189).

11. GRAVES, Matthew, Dépaysement et ressourcement dans l’œuvre de Bruce Chatwyn, thèse non publiée de Nouveau Doctorat, Université Paris-Sorbonne (Paris 4), Institut d’Etudes Anglaises et Nord-Américaines, Poétique du 20ème siècle, automne 1992, 410 p.
12. Ibid. 152.

 

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au début, le mythe de la Toison d’or est intimement lié au retour et, du fait que la dernière partie du livre de Chatwin est consacrée entre autres à l’aboutissement de la quête annoncée plus tôt, nous retrouvons vers la fin du livre cette notion de retour.

Cette dernière partie est introduite par le narrateur en ces termes : “I had one more thing to do in Patagonia: to find a replacement for the lost piece of skin” (IP 167). Notons bien le mot “replacement.” S’il est question de retour ici, il ne peut pas s’agir d’un retour aux origines, mais seulement de trouver un remplacement “symbolique” de l’enfance perdue du narrateur. C’est ici que la notion du retour chez Chatwin recoupe en partie celle de Byron, car l’idée de naissance y est présente aussi. D’ailleurs, la fin du livre de Chatwin renvoie à son début où figurent la grand-mère et la mère du narrateur, présences qui peuvent nous renvoyer au terme du livre de Byron et à la présence de la mère du narrateur. Cependant, la maison d’enfance ne figure pas dans la dernière section de In Patagonia et la direction du bateau que prend le narrateur n’est pas précisée.

Cette dernière partie comprend onze sections en vingt pages ainsi que deux pages “bibliographiques,” mais seulement une section (93) d’une page à peine, est consacrée à la découverte du morceau de peau. Après avoir annoncé la recherche du morceau, le narrateur met celle-ci en suspens et poursuit la piste d’un anarchiste (sections 87 et 88), reprenant ainsi la thématique de certaines sections antérieures. Les sections 89 à 92 prépareront ensuite le lecteur à la “découverte” en le renseignant sur l’histoire de la caverne, les mylodons, la chasse lucrative aux morceaux de peau à la fin du siècle dernier et sur la manière dont l’un de ces chasseurs, le cousin Charley Milward, aurait obtenu et envoyé aux grands-parents du narrateur, comme cadeau de marriage, le morceau évoqué en début du livre. Cette histoire retrouvée est alors suivie de l’aboutissement de la quête, mais l’importance de cette découverte est quelque peu minimisée par un ajout du narrateur: “I had accomplished the object of this ridiculous journey” (IP 182), effet de dérision que nous avons observé de manière différente chez Byron.

Les derniers déplacements du livre représentent un retour à Punta Arenas (13), l’attente d’une semaine (comme chez Byron) dans un hôtel et l’embarquement sur le bateau. Le retour est donc bien présent dans la dernière partie du livre au sens figuré et en termes de déplacements décrits mais, à la différence de Byron, il n’y a pas mention d’un retour en Angleterre ou même dans un autre pays. Enfin, précisons que la section 93, celle de l’aboutissement de la quête accomplie solitairement, contraste avec la section antérieure dans laquelle le narrateur se promène avec un fermier d’origine allemande (comme Charley Milward, qui travaillait à la caverne avec un allemand) et avec la section suivante où il est

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13. Notons au passage que le narrateur était retourné en Patagonie, en provenance de la Terre de Feu, dans la section 87, pour accomplir le but de son voyage.

 

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question d’un péon mourant rencontré sur la route de retour vers Punta Arenas et que le narrateur laissera sur le chemin. Ce qui signifie que le chemin vers le bateau représente la mort laissée derrière soi, à savoir la caverne remplie de morceaux de peau et le péon qui va mourir, un chemin qui s’ouvre sur l’océan, le mouvement et une nouvelle naissance, momentanément encore interrompue dans l’avant-dernière section du livre par le portrait d’un “monstre” vivant, un ancien Nazi et cela par contraste avec l’histoire de “monstres” légendaires évoquée dans la section 91.

Les sections 95 et 97 enfin décrivent la dernière semaine du narrateur en Patagonie, l’embarquement sur le bateau et le lendemain du départ en mer. La notion du retour y est présente de deux manières. Premièrement le narrateur renoue une dernière fois avec le thème du nomadisme en introduisant le personnage d’un représentant de lingerie fine. Matthew Graves a analysé à quel point c’est là un thème de prédilection dans l’œuvre chatwinienne et particulièrement dans In Patagonia : “tous les personnages du récit : exilés, pionniers, aventuriers, hors-la-loi, anarchistes, sont réunis dans une seule logique géographique, celle du nomadisme et, vus à travers ce prisme, prennent l’allure de nomades ou de sédentaires atavistes.” (14) Toutes les évocations du représentant vont dans ce sens et le font apparaître comme un nomade du monde moderne. Ainsi, le narrateur fait référence, à plusieurs reprises, à l’impatience avec laquelle le représentant attend le bateau: “[He] . . . paced up and down” (IP 183), ou encore “In the night the noise of his crêpe soles kept me awake again. He went out at five, but I heard him come back several times” (IP 184). On apprend également qu’il cherche sur la plage des cailloux avec lesquels il jouera à l’hôtel et qu’il s’agit là d’une activité créative. Néanmoins, le directeur de l’hôtel considère ce personnage comme fou: “ ‘Es loco,’ the manager said. ‘He is mad’ ” (IP 185). Cette remarque n’est pas commentée, mais dans la logique chatwinienne elle apparaît ironique, car le terme même de “nomad” suggère la santé. Et pourtant, le représentant tombera malade pendant cette semaine d’attente et ne sera “guéri” que partiellement en embarquant car on le retrouvera sur le bateau: “pacing the foredeck, chewing his lip and muttering poetry” (IP 186).

Deuxièmement, le retour est présent à la fin du livre en ce sens que l’on y trouve des “images” et éléments qui renvoient au début du livre. On peut se demander pourquoi la salle à manger de l’hôtel est décrite dans les termes suivants : “The walls of the dining room were a hard blue. The floor was covered with blue plastic tiles, and the tablecloths floated above it like chunks of ice” (IP 183). C’est en retournant à la première page du récit que l’on s’aperçoit que ces termes suggèrent l’idée d’une prison. On y trouve la vision qu’avait le narrateur-enfant du brontosaure dont Charley Milward avait trouvé un morceau: “Thousands

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14. GRAVES, op. cit., 139-140.

 

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of years before, it had fallen into a glacier, travelled down a mountain in a prison of blue ice, and arrived in perfect condition at the bottom” (IP 5). L’idée d’un hôtel-prison et d’un représentant-nomade impatient de partir et tombant malade pendant l’attente nous semble significative en ce qu’elle précède l’embarquement pour un voyage ultime qui, de ce fait, symbolise la liberté retrouvée.

L’embarquement, décrit dans ces termes : “Then we filed through the green customs shed, along the rusty plates of the steamer” (IP 186), et la présence du capitaine et des autres participants du voyage (“we”) nous renvoient à leur tour au début car on peut prêter un rôle allégorique à ces “personnages,” en raison du lien que l’on peut établir d’une part entre eux et les animaux de l’Arche de Noé évoqués dans la première section, et d’autre part entre les passagers et les Argonautes.

Les toutes dernières lignes du récit évoquent une dernière fois le thème du nomadisme à travers un garçon anglais des îles Falkland qui explique son départ de ces îles de la manière suivante: “We are so bloody inbred” (IP 186). On peut y lire, d’ailleurs, une allusion ironique à la Grande-Bretagne. Ce garçon a reçu du représentant un caillou et un homme d’affaires joue “La Mer” sur un piano à bord du navire le jour du départ: ainsi le thème du nomadisme est-il à nouveau rapproché de l’idée de créativité. Le lendemain du départ, l’homme d’affaires joue encore “La Mer” au moment où, comme le dit le narrateur, “we came out into the Pacific” (IP 186), dernier jeu de mots introduisant l’idée de naissance avant que le narrateur ne close son récit sur cette note de dérision : “Perhaps it was the only thing he could play” (IP 186). Cela dit, le livre de Chatwin ne se termine pas par cette phrase, mais on trouvera encore quelques pages “bibliographiques”, appelées plus modestement “some sources”, qui limitent quelque peu cet effet de dérision en réintroduisant, comme chez Byron, le caractère érudit de certaines sections du récit. Présentées sous forme narrative, ces sources ne semblent d’ailleurs pas non plus avoir une simple place “paratextuelle,” car on y trouve le présumé auteur-narrateur s’expliquant sur le travail d’adaptation effectué dans certaines sections.

Nous avons suggéré dans l’introduction que l’on peut observer une divergence en termes de conventions génériques entre la fin des deux récits analysés ici. La convention générique à laquelle nous faisions allusion, à savoir que la dernière partie d’un récit de voyage décrit le retour du narrateur au point de départ, se trouve appliquée dans un certain nombre de livres britannique des années 1930, mais pas dans tous les récits de voyage de cette période. Analysant, entre autres, des récits d’Evelyn Waugh, Graham Greene et Robert Byron, Paul Fussell y relève ce trait commun du retour, qui consiste en l’occurence à décrire en dernier lieu le retour du narrateur en Angleterre, et à le présenter comme partie intégrante de “notre” horizon d’attente : “Somehow, we feel a travel book isn’t wholly satisfying unless

 

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the traveller returns to his starting point: the action, as in a quest romance, must be completed.” (15) Puisque l’on observe ce trait dans certains récits des années 1930, on peut sans doute en parler comme d’une convention générique. Il nous semble néanmoins utile de préciser qu’une convention générique n’est pas égale à un trait générique, en ce sens que l’ensemble des traits génériques énumérés dans la définition d’un genre donné représenterait les éléments dont la présence serait indispensable dans une œuvre pour qu’elle soit classée dans ce même genre, alors que les conventions génériques ne représentent pas des éléments indispensables d’un genre.

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’idée que la notion du retour figure de différentes manières à la fin d’un grand nombre de récits de voyage et que cette convention générique peut être repérée dans certains récits à l’heure actuelle. Tout nous semble reposer sur le problème de savoir de quel retour ou plutôt de quel aspect de la notion du retour on parle. C’est à ce niveau que le terme “point de départ” du voyageur qu’emploie Fussell s’avère trop vague. (16) Bien que certains récits de voyage des années trente décrivent le retour du narrateur-voyageur en Angleterre, d’autres récits britanniques de la même époque se terminent ailleurs et on peut observer chez un même auteur des divergences entre différentes œuvres, comme notamment chez Byron et son livre First Russia, Then Tibet . (17)

En ce qui concerne notre période, la convention qui consiste à décrire le retour du narrateur (au sens de retour au point de départ) ne s’observe que dans peu de récits de voyage (chez Paul Theroux, par exemple) et l’on observe un nombre important de récits contemporains dont la fin reste plus “ouverte” dans la mesure où elle ne prend pas la forme d’un itinéraire bouclé. Nous avons vu Chatwin se prendre à cette convention d’un retour de l’itinéraire au point de départ en déjouant le mythe du héros-voyageur comprenant trois stades de voyage (départ, quête initiatique, retour/réintégration) et que Fussell compare au trois âges de la vie (adolescence, âge adulte, vieillesse). (18) Chatwin déplace la notion du retour sous forme d’itinéraire bouclé en mettant en jeu l’image de naissance et d’ouverture/errance à la fin de son récit. Ainsi, sa clôture du texte renvoie le lecteur à un triple début: celui du récit (n’oublions pas l’épigraphe du livre citant Cendrars), celui de l’enfance et celui d’un auteur dont le premier livre déroutera toujours.

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15. FUSSELL, op. cit. 208.
16. Notons au passage que The Road to Oxania commence à Venise et non en Angleterre.
17. BYRON, First Russia, Then Tibet, London: Penguin 1985, 254 p. (ed. originale Macmillan, 1933).
18. FUSSELL, op. cit. 208 : pour le mythe du héros Fussell fait référence à J. Campbell, The Hero with a Thousand Faces, Princeton, 2ème édition, 1968.

   (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)