(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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Politique et écriture: les voies d'Orwell

Bernard Gensane (Université de Poitiers)

"[...] To make political writing into an art." (George Orwell)

George Orwell est à nos yeux le plus grand écrivain politique du siècle. Il n'est pas le plus grand romancier ni le plus grand penseur politique de notre époque, mais c'est en tant qu'elle se situe parfaitement à la croisée de deux démarches - que bien peu de créateurs ont réussi à concilier - à savoir "to fuse political purpose and artistic purpose into one whole (1)" que son oeuvre n'a pas connu une seule journée de purgatoire. Orwell était bien conscient du fait que ses meilleures pages étaient, au sens large du terme, politiques, mais que leur excellence était le produit d'un engagement personnel total. On relira, pour se convaincre que l'art de l'auteur était le produit de deux exigences a priori contradictoires, une analyse très lucide de Homage to Catalonia par Orwell une dizaine d'années après la parution du livre :

My book about the Spanish civil war is [...] a frankly political book, but in the main it is written with a certain detachment and regard for form. I did try very hard in it to tell the whole truth without violating my literary instincts (2).

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1. C'est avec Animal Farm que cet objectif fut atteint, selon lui, "en pleine conscience." Voir "Why I Write." Gangrel No4, 1946, repris dans Collected Essays, Journalsim and Letters(désormais CEJL). I, Hamondsworth : Penguin Books, 1970. 29 [Londres : Secker and Warburg, 1968]. Nous pensons, quant à nous, que cet objectif était déjà réalisé dans Homage to Catalonia. Londres : Secker and Warburg, 1938.
2. CEJL I. 29. Pour une contestation de la volonté d'Orwell de "dire toute la vérité," lire Bernard Gensane, "Ecriture et propagande chez Orwell: le cas de Homage to Catalonia." Bulletin de la Société de Stylistique Anglaise N°6, 1986.

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Après les pieuses réactions consécutives à sa mort (3), Orwell fit l'effet, dans les années cinquante, d'un Commandeur pour ses cadets intellectuels de gauche:

If you tried to develop a new kind of popular analysis, there was Orwell, if you wanted to report on work or ordinary life, there was Orwell; if you engaged in any kind of socialist argument, there was an enormously inflated statue of Orwell warning you to go back. Down to the late sixties political editorials in newspapers would regularly admonish younger socialists to read their Orwell and see where all that led. (4)

Avec la parution des Collected Essays, Journalism and Letters en 1968, on découvrit l'extraordinaire diversité d'une oeuvre quantitativement énorme (700 items en vingt ans d'écriture), moins politique qu'il n'y paraissait au premier abord, presque toujours maîtrisée par un créateur responsable de choix esthétiques parfois déroutants. S'il fallait résumer le projet d'Orwell en une phrase, nous dirions qu'il fut un fond en quête de forme, une conscience originale de ce qu'étaient la littérature et la langue, une voie et une voix individualisées au service d'une morale collective, tendues dans un effort de persuasion soumis aux exigences de l'art. La morale et l'esthétique d'Orwell étaient filles d'une conscience aiguë de la rhétorique, elle-même vécue comme une modalité politique du discours et de l'écriture. Il faut lire ses premiers livres comme des laboratoires de recherche dans lesquels il va inventer la littérature, en interactivité permanente avec un lecteur posé comme devant être aussi responsable que lui après l'avoir lu, en jouant sur toutes les strates de la communication pour construire et préserver son je. Pour ces raisons, Orwell fut un écrivain consciemment "écrit" par son oeuvre, cette modernité, entre autres choses, faisant de lui aujourd'hui un classique.

Orwell avait compris qu'une voie, une stratégie en littérature pouvaient attenter à l'intégrité du sujet écrivant, donc de l'oeuvre en déterminant la diffusion, la dissémination de celui-là dans celle-ci. On pourrait citer deux réflexions de l'auteur à propos du conflit auteur-narrateur dans Coming Up For Air (5) : dans une lettre à Julian Symons, il regrette que sa

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3. Voir, par exemple, la nécrologie de V.S. Pritchett. New Statesman and Nation (organe de presse souvent très hostile à Orwell) du 28 janvier 1950, où le célèbre critique évoquait la "wintry conscience of a generation."
4. Williams, Raymond. Politics and Letters. Londres : NLB and Verso Editionss, 1979. 384.
5. Londres : Gollancz, 1939. Notre édition, Hamondsworth : Penguin Books, 1962.

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personnalité empiète en permanence sur le prérogatives de l'auteur dans un roman écrit à la première personne, ce que, dit-il, on ne devrait jamais faire (CEJL IV, 478). Dans un carnet rédigé un an plus tard, il revient sur ce problème et on sent que, décidément, toute technique narrative entretient un rapport direct avec les fibres de l'être :

To write a novel in the first person is like dosing yourself with some stimulating but very deleterious and very habit-forming drug.

Mais s'énoncer en je a l'avantage de "do away with the shyness and feeling of helplessness which often prevent one from getting well started." En revanche, cette technique limite le registre des sentiments "as there are many kinds of appeal that you can make on behalf of others but no for yourself." Enfin, le choix est aussi moral, par la pression que l'écrivain peut exercer sur le lecteur qui inclinera d'autant plus à trouver le récit vraisemblable que, selon Orwell, "tout" ce qui est écrit en je peut être reçu comme crédible (CEJL IV, 57-5). L'inconvénient du récit en je est que le lecteur a tendance à réduire le roman à la vision du personnage, à confondre auteur et narrateur, ce qui est en contradiction avec le principe d'Orwell qui veut que "one can write nothing readable unless one constantly struggles to efface one's personality."

La carrière d'écrivain d'Orwell fur une recherche intuitive, fulgurante, parfois cahoteuse pour dompter un maximum de genres littéraires. Ses réflexions furent rarement théorisantes, sauf quand, par exemple, il définit, avant publication et sans être bien sûr de son fait, le genre de Nineteen Eighty-Four : "a novel about the future - that is, it is in a sense a fantasy, but in the form of a naturalist novel" (CEJL IV, 378). On sent dans cette définition une réponse à une question qu'Orwell s'est en fait toujours posée : maîtriser un genre revient à savoir en quoi consiste la littérature et quel rapport l'unit à la société. La littérature étant pour cet auteur une activité créatrice non intrinsèquement artistique. Citons un bref extrait de "Decline of the English Murder," un des nombreux essais sociologisants mais rédigés dans une optique très littéraire par l'auteur, des pages qui, à nos yeux, lui garantiront autant la postérité que ses romans les plus populaires :

If one examines the murders which have given the greatest amount of pleasure to the British public, the murders whose story is known in its general outline to almost everyone and which have been made into novels and rehashed over and over again by the Sunday papers, one finds a fairly strong family resemblance running through the greater number of them. Our great period in murder, our

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Elizabethan period, so to speak, seems to have been roughly 1850 and 1925 [...]. (CEJL IV, 124)

Tout le panthéon littéraro-social d'Orwell est dans cette phrase: la culture populaire qu'étudiera par la suite un Richard Hoggart; le tintamarre du référent dans la fiction qui, elle-même, ne saurait surgir du néant; l'individu clivé, spectateur passif mais consentant de sa propre aliénation; les moyens de communication de masse comme source de dégradation des sensibilités individuelles et collectives; les rapprochements vertigineux qu'Orwell aime à opérer au travers du continuum historique; la connivence nécessaire d'un lecteur obligatoirement sensible à la rhétorique. Ce texte de la maturité (1946) arrive à une époque où Orwell est plus préoccupé de voie narrative que de stratégie discursive, alors qu'il se trouvait dans la position inverse dans les années trente, jusqu'à The Road to Wigan Pier. De fait, la première partie "journalistique" de ce livre inclassable publié en 1937 (6) faisait la part belle à l'ambiguïté des modalités du discours (nous étions en permanence à mi-chemin entre le reportage et la reconstitution littéraire parfois totalement imaginée ou fantasmée), tandis que dans la seconde partie Orwell cherchait et trouvait un lieu d'où parler. Dans les deux cas, il était préoccupé par le rapport moral de l'auteur à l'objet de l'écriture et au lecteur, en d'autre termes il cherchait à délimiter, pour en jouer à sa guise - et parfois traîtreusement -, sujet et objet d'écriture, fait et fiction. Dans la première partie, celle de l' "horrible laideur" du paysage industriel avec laquelle l'auteur comme le lecteur était "obliged to come to terms" [94], Orwell transmettait à la fois son aptitude à dire les choses: "a belching chimney [...] is repulsive because it implies warped lives and ailing children" [97] et son échec à les communiquer : "even water when it gets north of a certain latitude, ceases to be H²O and becomes something mystically superior" [99]. Sans parler des fameuses lignes décrivant l'échange impromptu de regards entre l'auteur et une jeune femme débouchant un tuyau d'évacuation où Orwell condensait sa vision de la lutte des classes dans l'échec culturel de la communication entre les êtres (7). Dans la seconde partie, en revanche, Orwell n'avait de cesse de se poser par rapport aux autres avec des proclamations approximatives du genre : "Here I am, a typical member of the middle class" [141]. Ce qui lui permettait de

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6. Londres : Gollancz. Notre édition, Hammondsworth : Penguin Books, 1962.
7. Nous avons longuement étudié ce passage dans Politique de l'écriture et responsabilité auctorielle chez George Orwell. Thèse de doctorat, Nantes: 1990, chapitre 13, version remaniée de "Prise en charge de la narration par l'auteur chez Orwell." Bulletin de la Société de Stylistique Anglaise no7, 1985.

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nommer les "convinced Socialists" [163], les "sensitive persons" [166], les "ordinary decent persons" [160], les "parlour Bolshies" les "fruit juice drinkers" [173] etc.

Dans les années trente, les récits plus ou moins vécus d'Orwell, à commencer par Down and Out in Paris and London (8), les essais comme "Shooting an Elephant (9)," mais aussi les reportages comme "The Spike (10)" témoignaient du désir d'Orwell, outre de relater des "choses vues," de révéler la contingence de la langue, ainsi que les circonstances matérielles de la naissance et de l'existence de l'objet littéraire (11). En particulier, il posait le problème de la distinction entre fiction et diction (12) en ce que la première occulte la matérialité de la culture et du référent tandis que la seconde la souligne explicitement. Son génie étant de jouer de cette opposition en l'escamotant immédiatement après l'avoir attestée. Ainsi, Down and Out in Paris and London commençait par une description d'une rue pauvre du centre de Paris [5] :

The Rue du Coq d'Or, Paris, seven in the morning. A succession of furious, choking yells from the street.

Orwell faisait appel à la technique très flaubertienne consistant à rendre le passé éternel en figeant fictivement la fiction dans le temps, comme dans la première phrase de Bouvard et Pécuchet :

Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le Boulevard Bourbon se trouvait absolument désert.

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8. Londres : Gollancz, 1933. Notre édition, Hamondsworth: Penguin Books, 1963.
9. Publié en 1936 dans New Writing. Repris in CEJL I. 265-73. "Shooting an Elephant" était pour Orwell un essai puisqu'il en avait demandé une nouvelle publication dans un recueil d'essais : Shooting an Elephant and Other Essays. Londres : Secker and Warburg, 1950.
10. Premier essai remarqué d'Orwell, publié en 1931 par l'Adelphi. Repris in CEJL I. 58-66.
11. Voir à ce sujet Gensane, Bernard. Politique de l'écriture etc. 743-70.
12. [...] Une oeuvre de fiction est presque inévitablement reçue comme littéraire [...] peut-être parce que l'attitude de lecture qu'elle postule (la fameuse "suspension volontaire de l'incrédulité") est une attitude esthétique, au sens Kantien, de "désintéressement" relatif à l'égard du monde réel. [...] La prose non fictionnelle ne peut être perçue comme littéraire que de manière conditionnelle, c'est à dire en vertu d'une attitude individuelle, comme celle de Stendhal devant le Code Civil." (Genette, Gérard. Fiction et diction. Paris : Editions du Seuil, 1991. 8.)

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Mais Orwell postulait que si la fiction est infinie, le discours est par essence finitude lorsque, après sa description originelle il s'annonçait à la fois en tant qu'auteur, narrateur et actant [5] :

I sketch this scene, just to convey something of the spirit of the Rue du Coq d'Or Not that quarrels were the only thing that happened there - but still, we seldom got through the morning without at least one ouburst of this description.

Le passé de la fiction étant bel et bien notre avenir (13), il fallait pour Orwell repousser les limites de la pensée rationnelle. Après avoir tiré plusieurs fois, dans "Shooting an Elephant," sur l'éléphant qui ne voulait pas mourir (CEJL I, 272), le narrateur était obligé d'emmener ses lecteurs jusqu'à l'intérieur de la conscience intemporelle de la bête pour que du reportage on débouche sur une pensée supérieure en passant par la fiction :

An enormous senility seemed to have settled upon him. One could have imagined him thousands of years old [...] He was dying, very slowly and in great agony, but in some world remote from me where not even a bullet could damage him further.

Le cheminement fiction, allégorie, dictions, pensée rationnelle était pour Orwell la forme en surface de la culture occidentale qui veut que l'humanisme ait produit, pour survivre, une pensée politique aux tendances autoritaires et un individu profondément tourné vers lui-même, absent pour et à l'autre dans une société gouvernée par l'absurde, où il se voit coupé irrémédiablement de son monde intérieur. "Shooting" se terminait par un quiproquo attestant le manque de communication et la force présidant à tous les rapports entre les hommes: "I often wondered whether any of the others grasped that I had [shot the elephant] solely to avoid looking like a fool" (CEJL I, 272). Tandis que dans "The Spike," Orwell s'attardait assez longuement sur un "tramp" d'essence "supérieure" (il était menuisier avant la déchéance) capable d'élaborer un discours logique pour décrire les dysfonctionnements de la société jusqu'au moment où certaines circonstances attestaient sa propre aliénation, ses propres contradictions (CEJL I, 64) :

He spoke of his own case - six months at the public charge for want of three pounds' worth of tools. It was idiotic, he said.

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13. Idée développée par Danièle Sallenave dans Le Don des Morts. Paris : Gallimard, 1991.

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Then I told him about the wastage of food in the workhouse kitchen, and what I thought of it. And at that he changed his tune immediately. I saw that I had awakened the pew-renter who sleeps in every English workman.

Dans son Orwell (14), Raymond Williams analysait le paradoxe suivant: bien que généreux, Orwell n'était pas capable d'appréhender totalement l'existence de l'autre, et ses personnages n'avaient que des rapports éphémères, limités, voire fallacieux. Mais, expliquait Williams, ces rapports étaient caractéristiques d'une certaine époque, "a period marked by the certainty, even dogma, that this, now, are what all relationships are like." C'est pourquoi, concluait Williams, pour comprendre ce paradoxe, il aurait fallu des concepts dépassant la conscience et la structure sociale de son époque [89]. Ce qui revient à dire que pour lire Orwell en tant qu'authentique créateur, il faut constamment aller au-delà des imites de l'histoire en crise à l'intérieur desquelles il avait choisi d'inscrire son oeuvre. Si, comme Northrop Frye (15), on lit Animal Farm comme une pure et simple allégorie ("a satire on Russian Communism"), on tourne en rond, on évacue la portée subversive du texte en tant qu'écriture et on débouche fatalement sur un jugement négatif parce que l'approche est exclusivement politique :

It is an account of the bogging down of Utopian aspirations in the quicksand of human nature which could have been written by a contemporary [American humorist] about one of the cooperative communities attempted in America during the last century.

En revanche, si, comme Graham Greene (16), on dépasse le schéma de la simple correspondance allégorique, on peut alors opposer la "vision personnelle" problématique qu'implique tout écriture littéraire aux compromis, aux conciliations de tout discours socio-politique. La première démarche débouche sur une lecture "enfantine" de l'oeuvre. La seconde voit dans Animal Farm un "cri de désespoir (17)" avec une légèreté de surface voulue par les lois du genre recouvrant à peine un univers où l'instance narrative fait

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14. Londres : Fontana, 1971.
15. Canadian Forum, décembre 1946. 211-2.
16. Evening Standard, 10 août 1945.
17. Expression de Stephen Greenblatt in Three Modern Satirists: Waugh, Orwell and Huxley, New Haven : Yale University Press, 1965. 64.

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difficilement verser le récit vers la fable pour enfants parce que l'auteur est d'abord soucieux de décrire une humanité qui a perdu tous ses repères: les victimes de la tyrannie sont toujours peu ou prou consentantes, la vaillance et la générosité sont mises au service des causes les plus abjectes et, surtout, le destin des victimes est aussi inexorable, "mathématique" que le style de l'auteur et la manière dont il conduit l'intrigue.

Mais le fait est qu'une bonne partie de la critique a nié son droit à jouer et se jouer des genres. Cet auteur aimait créer des oeuvres à deux bords avec un tranchant de violence dû à l'urgent besoin de dire quelque chose aux limites de la subversion du langage et du référent, et avec le tranchant de dire à l'état pur, là où se lit la jouissance (ou parfois, ce dont il n'était pas forcément conscient, la perte). Un John Wain a écrit que l'oeuvre d'Orwell passera à la postérité davantage pour les idées que pour la maîtrise de l'auteur, oubliant que des idées sont généralement datées alors qu'une écriture peut être éternelle. George Woodcock (18), par ailleurs très inspiré dans The Crystal Spirit, critiquera le flou de ses voies d'écriture :

The unsureness of his grip on aesthetic theory, one of those realms of abstract thought in which he felt least happy [...] (19)

Et il ne comprendra peut-être pas que l'imprécision apparente de ses motivations esthétiques :

perception of beauty in the external world, [...] pleasure in the impact of one sound on another [...]. Desire to share an experience which one feels is valuable and ought not to be missed (CEJL I, 26)

constituait l'un des éléments du masque d'un auteur qui avait privilégié la surface des choses pour mieux signifier qu'en ces temps fracassés où il vivait, le monde apparent, celui des petits plaisirs, était le dernier espace de liberté qui restait à l'homme.

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18. Wain, John. "George Orwell." Essays on Literature and Ideas. Londres : Macmillan, 1963. 181.
19. Londres: Fourth Estate, 1984 (nouvelle édition). 230. Mais Woodcock s'en prendra dans le même temps aux "literary mandarins" pour qui Orwell n'était qu'un "writer of monumental imperfections." (229).

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Ce qui distingue à nos yeux Orwell de nombre de ses contemporains est sa réussite à articuler et à fondre son je de journaliste-essayiste et son je de romancier-narrateur en un "character" d'écriture tel que l'avait bien repéré Raymond Williams. Et c'est là que, bizarrement, la critique l'a le plus vertement tancé, partant du principe qu'on ne saurait mélanger les torchons de la fiction avec les serviettes du documentaire, alors que pour Orwell il n'y avait aucune frontière esthétique et ontologique entre ces activités (20). George Woodcock [173] verra avec raison dans la démarche d'Orwell celle d'un moraliste dans la lignée des Camus ou des Swift, davantage porté vers la parabole que vers le roman réaliste. De fait, si l'on s'en tient à Nineteen Eighty-four, texte dont le genre est malaisé à définir mais dont on peut dire qu'Orwell a remarquablement su y combiner une structure allégorique à un substrat psychologique réaliste, on voit bien qu'après avoir posé un certain nombre de repères référentiels, l'utilisation méthodique de l'imaginaire et des rêves par l'auteur finit par imposer une lecture qui n'est plus simplement politique, non parce que le référent est transgressé, mais justement en ce que les rêves et l'imaginaire ramènent au référent, l'onirisme étant assurément une mise en abyme de ce référent (21) : Winston Smith sacrifie Julia en imagination et ensuite croit qu'il a commis un crime abominable; il se débat avec ses rêves dès qu'il entreprend la rédaction de son journal, il rêve le "Golden Country," il entend en rêve une voix lui annoncer "we shall meet in the place where there is no darkness," il fait un rêve dans lequel le presse-papiers, censé symboliser son monde intérieur, s'étend aux limites de l'infini etc. (22). Winston est un rêveur prisonnier d'un cauchemar (Woodcock 174), pour la bonne raison que la vision du monde de l'après-guerre que veut nous transmettre Orwell combine un ordre qui semble familier parce que construit par l'homme, à de monstrueuses dislocations qui lui échappent. D'où, avant-guerre, mais dans la crainte du cataclysme, la très forte empathie entre Orwell et son personnage narrateur de Coming Up For Air. Le voyage de George Bowling était une quête du monde de l'enfance mais aussi une manifestation quasi permanente de son aptitude à s'émerveiller parce qu'il était de nouveau en contact avec la nature [164] :

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20. Lire à ce sujet Gensane, Bernard. Politique de l'écriture etc. 381-455.
21. Lire Gensane, Bernard. "De Coming Up For Air à Nineteen Eighty-Four : quelle écriture et qu'écrire face au danger." Les Années Trente, novembre 1983 et "Nineteen Eighty-Four ou le refus motivé de la transgression du réel." Annales du GERB. Bordeaux III, 1990.
22. On peut structurer Nineteen Eighty-Four simplement par les rêves. Les deus premières parties mettent en scène la quête de son moi par Winston. Pour se libérer de ses rêves, le héros atteint le "Golden Country." La troisième partie marque l'anéantissement du moi de Winston au fur et à mesure que le "Golden Country" disparaît.

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Why don't people instead of the idiocies they do spend their time on, just walk round looking at things? [...] You could spend a life-time watching [newts] [...]. And all the while the sort of feeling of wonder, the peculiar flame inside you.

Croire en la surface des choses, dans la matérialité des objets, dans les informations sans importance (CEJL I, 28) pouvait être élevé pour Orwell, dans la perspective de la compréhension du monde, au niveau du mythe, parce que tant que l'homme est en contact avec la matière réelle ses sens sont inaliénables. On comprend le monde parce qu'on est capable d'observer des tritons dans une rivière. Mais la surface de l'eau cache bien des apparences: la réalité des faits ne se laisse approcher que de manière biaisée, et c'est de ce zigzag que naît la conscience de l'autre: "It's only because chaps are coughing their lungs out in mines and girls are hammering at typewriters that anyone ever has time to pick a flower," constate Bowling [164]. Pour véhiculer ce cheminement volontariste mais heurté vers les choses et les êtres, Orwell a forgé un style en apparence diaphane comme une vitre mais, comme l'a bien vu George Woodcock, plus opalescent qu'il ne l'aurait souhaité :

[...] in aspiring to make his prose pure and transparent, he wrote with an appearance of simplicity which concealed the protean complexity that often characterized his thoughts and arguments. [50]

Il est vrai qu'une proposition comme "I have never been able to dislike Hitler," dans toute sa simplicité syntaxique et son évidence syntagmatique est plus trouble qu'il n'y paraît, surtout quand on note qu'elle est suivie d'un "there is something deeply appealing about him." C'est que pour arriver à la conclusion que tout underdog aurait pu être Hitler, il faut d'abord poser son je au dessus du niveau des êtres moyens puis, après quelques termes concessifs ("the fact is," "rather," "there is little doubt") et quelques considérations élevées non nécessairement attestées par l'histoire ("One feels, as with Napoleon, that he is fighting against destiny, that he can't win, and yet that he somehow deserves to."), retomber au niveau du commun des mortels et de la simplicité de leur langage, mais en fait en s'exprimant soi-même :

Hitler [...] knows that human beings don't only want comfort, safety, short working hours, hygiene, birth-control and, in general, common sense. They also want struggle and self-sacrifice [...]. (CEJL II, 28)

Les personnages les plus proches d'Orwell sont toujours des portraits réfléchis par des

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miroirs convexes ou concaves (23). Pourtant, la distance - souvent ironique - d'Orwell par rapport à ses personnages a été sous-évaluée. On l'a parfois pris pour un piètre élaborateur d'instances narratives. Parce qu'une des devises d'Orwell était "Let the meaning choose the word," Williams [35] a pu écrire, à tort, que l'auteur "usually describes his own feelings so accurately that surface analysis is hardly ever necessary [since] he seems to say very clearly what he means." Or la distance d'Orwell par rapport à ce dont il parlait, dans la fiction comme dans la diction, témoignait, par delà une réserve personnelle, de la prise en compte de l'existence de la conscience sociale de l'écrivain, paramètre capital qu'il reprochait à nombre de ses confrères d'ignorer au sens le plus fort: "a purely aesthetic attitude towards life [is] impossible" (CEJL IV, 464). En d'autres termes, aucune page d'Orwell n'est censée nous livrer Blair. Plus l'époque est politique, pensait-il, plus un créateur doit diviser sa vie en compartiments (CEJL IV, 469). Sinon, il ne restera à l'écrivain que la misérable alternative: s'enfermer dans une tour d'ivoire ou céder aux exigences idéologiques d'un parti politique ou, pire encore, d'in groupe social. "Je suis d'abord écrivain," disait Orwell, et comme tout écrivain, j'aspire surtout ç ne pas être impliqué par la politique. Mais, aujourd'hui, cela reviendrait à demander à un petit épicier de préserver son indépendance face aux chaînes à succursales multiples (CEJL I, 373). Que faire dans le monde "rétréci" (CEJL I, 548) du 20° siècle, où l'existence de la littérature risque d'être à tout moment "empêchée par la société" ? D'abord, ne pas se voiler la face : même Ulysses "could not have been written by someone who was merely dabbling with word-patterns" (CEJL I, 557). C'est baigner dans l'irréalité de croire que l'on puisse échapper au processus historique, jouer du violon quand Rome brûle, donner l'impression que, comme les personnages du Greco, on peut vivre dans des ventres de baleines (CEJL I, 571). Quand les temps sont troubles et violents, le créateur doit, au nom d'une certaine morale, exprimer une cohérence. La chute de la maison Usher, disait Orwell, aurait pu avoir été écrite par un fou. Et pourtant, rien ne sonne faux dans ce texte parce qu'il est "true within a certain framework" et qu'il "keeps the rules of its own peculiar world, like a Japanese picture" (CEJL I, 573).

Dans un essai non publié de 1940 et très discutable d'un point de vue linguistique ("New Words"), Orwell expose que l'usage des mots pour un écrivain ressortit très profondément à la morale. Ainsi, un poète peut difficilement faire autrement que de pervertir les mots dont il dispose :

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23. Voir Gensane, Bernard. Politique de l'écriture etc. 393-410.

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a writer who seems to twist words out of their meaning (e.g. Gerard Manley Hopkins) is really [...] making a desperate attempt to use them straightforwardly. Whereas a writer who seems to have no trick whatever, for instance the old ballad writer, is making an especially subtle flank-attack [...]. (CEJL II, 20)

Il n'y a d'art, selon Orwell, que par le flou du langage, ce qui signifie que la portée ontologique du créateur réside autant dans le message que dans le médium. Pourquoi la politique s'est-elle engouffrée aussi facilement dans la littérature des années trente? Parce que de 1890 à 1930 l'Angleterre a connu l'âge d'or du capitalisme et que les artistes n'ont pas questionné les valeurs fossilisées d'une culture dominante qui se pensait immuable. Mais face aux dangers totalitaires les écrivains ont perdu leur sang-froid et se sont crus obligés de politiser la littérature :

What books were about seemed so urgently important that the way they were written seemed almost insignificant. (CEJL II, 152)

Orwell a donc constamment cherché sa voie entre l'art pour l'art et l'art (ou l'absence de l'art) au service de la politique et de la morale. Cheminement périlleux qui n'évita pas les contradictions. Par exemple, dans une allocution radiophonique consacrée à la manière réductrice dont Tolstoï lisait Shakespeare, Orwell soutenait à la fois qu'on ne peut jamais séparer l'art de la propagande et que "bad thoughts and bad morals could be good literature" (CEJL II, 157).

Dans une lettre souvent citée de 1933 à son amie Brenda Salkeld (CEJL I, 150-4), Orwell exposait, par le biais d'une analyse de la voie auctorielle de Joyce dans Ulysses, sa conception du roman et des choix du créateur. Joyce, disait Orwell, s'efforce de représenter les événements et les pensées tels qu'ils arrivent dans la vie et non dans le fiction. Il soulignait la manière dont l'écrivain irlandais embrassait quantité de genres pour les parodier, mais surtout, il appréciait que Joyce eût pu créer avec Bloom "an ordinary uncultivated man described from within by someone who can also stand outside him and see him from another angle." Mais cette forme d'engagement de l'écrivain dans son écriture était bizarrement compatible avec une conception de l'écriture comme celle que Flaubert avait pu poursuivre avec Madame Bovary :

What a novel normally sets out to do [...] is to produce good writing, which can exist almost in vacuo and independent of subject.

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Quelques années plus tard, avec "Inside the Whale," Orwell changera complètement d'avis, postulant, à partir d'une relecture de A.E. Housman, un de ses écrivains d'enfance préférés, qu'aucun livre n'est jamais neutre parce que "some tendency or other is always discernible [...] even if it does no more than determine the form and the choice of imagery."

Orwell a toujours été un poète rentré. Sa production fut modeste et de qualité moyenne, ce qui ne l'empêcha pas de commenter des oeuvres poétiques à maintes reprises. Entre autres circonstances, ce qui frôlait le surréalisme, sur les ondes courtes du service indien de la BBC, à l'attention de quelques dizaines d'autochtones assurément surpris par tant d'éclectisme radiophonique. Par exemple, en mai 1941, il analyse "Felix Randal," poème "difficile" de Gerard Manley Hopkins, auteur dont il rappelle en préambule à ses auditeurs qu'il fut aussi un prêtre catholique romain (CEJL II, 157-61). Il explique comment le poète a réussi, en combinant des sons et des images, à hisser la vie banale d'un maréchal-ferrant au niveau de la tragédie. Mais il prend bien d'établir le lien de cause à effet suivant :

That tragic effect simply cannot simply exist in the void, on the strength of a certain combination of syllables. One cannot regard a poem as simply a pattern of words on paper, like a sort of mosaic. This poem is moving because of its sound, its musical qualities, but it is also moving because of an emotional content which could not be there if Hopkins's philosophy and beliefs were different from what they were. (24)

Mais c'est peut-être dans un article sur Yeats de 1943 (CEJL II, 311-17) qu'Orwell chercha le plus longuement - et sans vraiment trouver - le rapport entre inclination politique et écriture. Sans qu'il puisse parvenir à dire clairement comment et pourquoi, il semble que pour Orwell il existait une écriture de gauche et une écriture de droite. Un impérialiste tory ne pourrait pas écrire comme Bernard Shaw, affirme-t-il. Et, pour ce qui est de Yeats,

there must be some kind of connexion between his wayward, even tortured, style of writing and his rather sinister vision of life.

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24. Dans sa correspondance, Hopkins se montra clairement anti-impérialiste. Un poème comme "God's Grandeur" exprime nettement son dégoût de certains aspects matérialistes de la société anglaise.

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Yeats était un réactionnaire, partisan d'un ordre très autoritaire, fasciste avant Mussolini, mais en ce qu'il était un rejet appauvri d'une aristocratie sur le déclin. Il convenait de relier son goût pour l'occultisme à son refus du progrès et à la croyance que ce qui a existé existera de nouveau. Mais Orwell n'expliquait pas le lien pour lui patent entre la philosophie obscurantiste du poète et un style qu'il qualifiait de bizarre, vieillot. Il estimait ce lien mécanique, impliquant que Yeats aurait été au fond de lui-même un "Fasciste" puis un poète, refusant qu'une vision poétique du monde ait pu s'intégrer à un schéma politique fasciste. Bien qu'ayant sûrement raison selon son point de vue, Orwell était confronté, avec Yeats, à une sérieuse difficulté parce qu'il ne parvenait plus à dissocier le contenu de la forme, l'expression artistique des idées. User régulièrement de termes archaïques, affectés, n'impliquant pas forcément une vision du monde fascisante.

D'août 1941 à novembre 1943, Orwell exerce donc des fonctions de producteur et de concepteur au service indien de la BBC, la compagnie étant rattachée au Ministère de l'Information. Plus que jamais, il perçoit l'invasion de la littérature, de la création par la politique dans une guerre entreprise par la Grande-Bretagne à l'ombre de la propagande ennemie et de la sienne. Sans ses interventions comme dans celles commanditées à d'autres, Orwell va tenter de mettre rigueur et qualité au service de la cause de son pays en guerre. Il traverse alors une phase, que le contexte et sa situation personnelle expliquent largement, où il estime qu'un créateur doit nécessairement exprimer une vision politique des choses. Un débat radiodiffusé avec Desmond Hawkins montre bien dans quelle impasse il se trouve alors (CEJL II, 54-61). Il ne s'imagine pas capable d'écrire sur le peuple par méconnaissance de la classe ouvrière, et il n'envisage pas de littérature ouvrière de qualité tant que le prolétariat n'aura pas pris le pouvoir. On ne saurait fonder une littérature sur l'odeur des éviers à moins de sombrer rapidement dans le stéréotype, raille-t-il. Mais ce qui le perturbe au plus haut point est le nivellement, l'uniformisation qu'engendrent les moyens de communication de masse, voire simplement la littérature populaire :

Mass produced literature and amusements [determine social status at a glance]. Radio programmes are necessarily the same for everybody. Films, though often extremely reactionary in their implied outlook, have to appeal to a public of millions and therefore have to avoid stirring up class antagonisms. (CEJL III,39)

La BBC émascule les créateurs, pense Orwell, car elle a transformé la création en produits usinés à la chaîne. Il est très difficile à l'écrivain de ne pas devenir soit "a spare-time amateur" soit "an official." La contradiction est insurmontable.

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Parce qu'il ment, parce qu'il est pervers, malhonnête et narcissique, Dali finit par donner, dans sa Vie secrète, une image très fidèle de lui-même, de ses "défaites" en tant qu'individu. Orwell pense que ce peintre, qu'il tient pour un authentique génie, est un danger social en ce qu'il a repoussé les limites de l'indécence et de la folie. Orwell juge Dali "indésirable" et estime qu'un société est malade quand elle suscite de tels artistes. Une fois encore, Orwell nous semble dans l'impasse car il établit des corrélations directes, mécanistes, entre la personne morale du créateur, son oeuvre et l'image qu'il donne de lui. Il ne peut donc voir les tableaux de Dali comme il convient la peinture, l'art ne sont pour lui que des miroirs de l'âme. Il tient donc l'étrangeté et l'insoumission esthétiques de Dali pour une nuisible mascarade et ne peut comprendre, lui le sympathisant des marginaux sociaux, qu'au-delà de la névrose Dali avait su créer un monde marginal où le spectateur pourrait se purifier comme lui-même. Orwell s'était purifié ou racheté au contact du sordide des bas-fonds. Et il ne peut admettre, lui le futur metteur en scène des cauchemars de chocolat et de rats de Winston Smith, que Dali pouvait peindre les secrets, les obsessions et les désirs inassouvis.

Orwell aimait beaucoup un dessin de Punch paru dans les années vingt mettant en scène une dame demandant à son neveu: "Que feras-tu plus tard, mon enfant? " "I'll write," répondait le gosse. "What about?" s'enquerrait la tante. "My dear Auntie," rétorquait le neveu, "you don't write about something, you just write!" (CEJL I, 557) Contrairement à Flaubert (25), Orwell estimait que l'acte littéraire ne pouvait pas supposer l'effacement complet de l'auteur, qu'il n'existait pas de vérité externe, objective des choses, et que la chimie transmutant la réalité ne relevait pas du mystère mais du créateur dans ses choix responsables.

Le tour de force d'Orwell aura été de faire croire à l'évidence de son oeuvre et de sa personne alors qu'il a toujours écrit en décalage par rapport à son discours, par rapport à lui-même, et aussi par rapport à "Orwell," cette persona qu'il avait si bien su construire et préserver de ses contradictions personnelles et des bourrasques de l'entre-deux guerres.

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25. Correspondance, Oeuvres Complètes. Paris : Club de l'Honnête Homme, 1971. 428.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)