(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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Le mimologisme de Ted Hughes

Joanny Moulin (Université de Lille 3)

L'analyse de la pratique poétique de Ted Hughes exemplifie sa recherche de ce que Mallarmé aurait nommé une langue rémunérée, ou bien, dans les termes de Bonnefoy, une libération de l'aliénation linguistique. C'est-à-dire que cette pratique pose comme un idéal une langue qui demeurerait dans un rapport franc au réel, et dont une langue animale serait le prototype. Jusqu'à présent, cette tendance, si elle est nette, n'en demeure pas moins diffuse dans la lettre, le fond et l'esprit d'une poésie dont l'obscurité n'a rien d'exceptionnel et dont la langue demeure dans les canons d'un anglais contemporain courant. Les remarques théoriques dont ces faits sont étayés sont elles aussi assez dispersées, et on croit remarquer qu'elles sont hésitantes, prononcées entre la plume théorique de Hughes, et celles de Bonnefoy, de Breton, de T.S. Eliot ou même de Mallarmé. C'est sans doute que la personne de Hughes s'inscrit dans un rapport très particulier au langage, une voix très profondément authentique, et très fondamentalement introvertie et taciturne. Hughes n'a rien d'un beau parleur. Et la recherche, à laquelle il s'est livré consciemment - pour Orghast, avec Peter Brook - sur les fondations du langage, s'est faite en dehors du corpus principal de sa poésie, qui est à la fois le point de départ et l'aboutissement, l'instigatrice et la légataire de cette autre voie expérimentale. Et le mimologisme est précisément ce désir que les mots ne fassent qu'un avec les choses.

Langue animale

Lorsqu'on prononce cette banalité que Ted Hughes est inspiré par la nature, on ne réalise pas toujours tout à fait la portée réelle de ce propos. La nature, en effet, inspire le poète un peu à la manière dont saint Michel inspirait Jeanne d'Arc : c'est qu'elle lui parle. Mais il y a

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cette différence, pourtant, que la nature est une Pythie terriblement obscure. Il semble qu'avant même l'écriture des poèmes, hors texte, pour ainsi dire, le poète écoute et entende les voix de la nature. Mais peut-être cette antériorité n'est-elle qu'une impression, peut-être l'écriture est-elle en elle-même une pratique heuristique, une manière d'écoute de ce qu'elle situe hors langage.

Il apparaîtra que ces sons ou ces textes naturels sont, pour ainsi dire, omniprésents, aptes à surgir partout. Mais les cris de certains animaux semblent pourtant plus particulièrement propres à être investis d'un sens supposé. Et ce sont principalement des oiseaux dont les chants s'avèrent inspirants. C'est peut-être à cause de la complexité et de la mélodie particulières de leurs chants, mais sans doute n'est-ce pas étranger à l'insistance sur la rime "birds/words," et la comparaison faite entre oiseaux et mots, repérables dans Prometheus on his Crag.

Ainsi l'alouette de "Skylarks" (Wodwo 168-171) se retrouve au détour de plusieurs poèmes, comme "Where The Mothers" (Remains of Elmet 10), ou encore dans "The lark sizzles in my ear" où l'alouette est comparée à la mèche d'une bombe, et imaginée prophète: 'Over the lark's crested tongue / Under the lark's crested head / A prophecy" (Gaudete 178-9). Un autre oiseau mérite d'être mentionné pour sa fonction assez semblable; le courlis. On le rencontre, furtivement, dans "The Horses" (The Hawk in the Rain 16), puis plusieurs poèmes lui sont consacrés dans Remains of Elmet : "Long Scream" (p. 26), "Curlew in April" (p. 28), "Curlew Lift" (p. 29). Ce sont, pour Hughes, des oiseaux dont la voix transperce et pénètre la réalité, comme s'ils étaient les possesseurs privilégiés d'un langage "voyant," d'une langue animale qui, toute entière signifié, saurait dire les choses tout de go, d'un geste qui d'ailleurs est comparé à une dévoration : "Lancing their voices / Through the skin of this light / Drinking the nameless and naked Through trembling bills" (Remains of Elmet 29).

Pour exemple il faut encore mentionner le cri du corbeau, qui est le sujet d'un des plus beaux poèmes brefs de Ted Hughes. Il s'agit de "Dawn's Rose" (Crow 59), un texte techniquement proche du haïku, cette sorte de poème de peu de mots dont Bonnefoy dit joliment qu'il "cherche à retrouver l'immédiat au sein même de la parole qui par nature abolit, d'entrée de jeu, l'immédiat" (p. 142).

D'autres animaux jouent un rôle comparable, comme les moutons de "Sheep" (Moortown 59-61), ou les loups de "The Howling of Wolves" (Wodwo 178). Les mouches de mai de "Saint's Island" (Flowers and Insects 26-31) participent elles aussi d'une conception

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naturaliste du langage, ou d'une idée de langue naturelle, elles sont les mots du lough : "And there they go. The Lough's words to the world. / This is what it thinks," et selon une conception énergétique, voire matérialiste du langage que développe Hughes, elles sont des électrons poétiques ("Poetic electrons"), circulant dans l'air et la matière.

Il importe pour l'instant de noter que cela n'est pas seulement une remarque qu'on ne peut manquer de faire à la lecture des poèmes, mais aussi une notion attestée par Hughes, d'un point de vue théorique, et en des termes qui méritent qu'on s'y arrête :

Some animals and birds express this being pure and without effort, and then you hear the whole desolate final actuality of existence in a voice, a tone. There we really recognize a spirit, a truth under all the truths. Far beyond human words. (Faas 190)

Les textes théoriques de Ted Hughes méritent d'être lus de près tout autant que ceux de ses poèmes. Ainsi, le poète dit entendre dans ces chants d'animaux un sens, le plus plein, le plus total ou le plus riche qui soit ("that takes account of everything and gives everything its meaning"). Mais il faut mettre le doigt sur ce qui est le point essentiel de ce discours théorique: c'est une mise en rapport de la vérité ("truth"), avec le manque ("missing," "incommunicado"). Ce que Bonnefoy appelle l'aliénation linguistique est bel et bien au centre de cette tirade. Et la vérité dont Hughes parle ici (et il s'agit bien de la vérité, la vérité fondamentale, celle qui est à la fondation de toutes les vérités, "the luminous spirit... a truth under all the truths"), c'est cette vérité qui est soeur de jouissance (Lacan. Le séminaire, XVII 76). C'est-à-dire, somme toute, rien d'autre que ce que dit Hughes quand il prétend que la vérité, celle que la civilisation occidentale ignore ou veut ignorer, est du côté de la mystique et non du côté de la science et des discours que maîtrise la raison. C'est dire que la vérité est du côté du réel, dont participent les dieux (Le séminaire, XI 45), du côté de ces régions où vole le chaman. C'est la même vision orientée, la même visée axiologique qui lui fait tourner sa pratique poétique vers la parole plutôt que le discours, vers l'ailleurs ("out there" [Faas 201]) plutôt que vers la domesticité ("gentility" [Alvarez 25]), et qui lui fait situer "la vérité comme en dehors du discours" (Lacan. Le séminaire, XVII 76), "truth... Far beyond human words."

Ainsi, toute la nature, et non pas seulement le règne animal, est pour Hughes le lieu où se manifestent des paroles, qui pourtant demeurent incompréhensibles. Toute la nature dont, en tant qu'être humain, il participe, est pour le poète le champ de présence (comme on parle de

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champ d'énergie) d'un sens plein, littéralement métaphysique, puisqu'il n'est pas articulé par le langage. La nature parle une langue animale, c'est-à-dire qu'elle est animée d'une âme, mais aussi que la langue qu'elle parle n'est pas la langage humain, dont l'inadéquation permet l'articulation. Comme à Delphes ou à Cumes les prêtres interprétaient les cris et les paroles incohérentes de la Sibylle, oracle d'Apollon, de même le poète écoute, entend, et interprète, au moins en partie, par ses chants, l'oracle d'une divinité: "the oracle of the earth" ("A Wind Flashes the Grass" [Wodwo 29]).

Certes, il y a là encore des lieux privilégiés. Ainsi, l'arbre, peut-être parce qu'il est le témoin sonore et visuel du vent, métaphore morte, si l'on peut dire, de l'esprit ou de l'inspiration: dans Remains of Elmet, l'arbre conducteur d'éclair est prêtre saisi d'aphasie, prophète au cri silencieux ("Tree," 47). On retrouve ce même mutisme du végétal dans "A Tree" (63), qui était sensible déjà dans "Fern" (Wodwo 28): à l'instar de Prométhée, l'arbre est tout près de la limite du langage, mais en-deçà. Le rocher parle aussi, ou plutôt, chante, et c'est peut-être l'oracle le plus proche de la terre, son larynx, en quelque sorte: "The cantor / The rock, / Sings" ("The Big Animal Of Rock" [Remains of Elmet 44]). Bref, c'est toute la surface terrestre qu'habite l'humain, qui relaie le chant du monde, le Verbe de l'univers qu'évoque un poème étonnant, "The Word That Space Breathes" (Remains of Elmet 117), où le Verbe immanent, qu'exprime le monde, est décrit comme une sorte de révélation permanente, quoique toujours imminente.

Une chose est troublante en effet, c'est que cette révélation ne se fait jamais tout à fait. "Hughes'poems are fragments of a revelation that never quite takes place" (Kramer 337). Tous ces poèmes, en effet, évoquent, situent, célèbrent le contact avec la vérité absente, mais jamais ne fulgurent au point de prophétiser. La chose est tellement vraie qu'il est possible de repérer dans certains poèmes comme une tristesse devant le fait que cet état des choses demeure obstinément "incommunicado" (Faas 190). Ainsi, "The Hollowing of Wolves" (Wodwo 178) est un poème à la fois émerveillé et merveilleux où se fait entendre une pointe de pessimisme. Dans une version détournée de l'idée maîtresse du "Second Coming" de Yeats (210-211), le premier cri d'un nouveau-né (et non pas ce geste déjà civilisé, et déjà scandé, qu'est le balancement d'un berceau), le lie à cette vérité que l'homme partage avec l'animal, et appelle les loups: "The crying of a baby, in this forest of starving silences, / Brings the wolves running." On retrouve là, en fait, cette idée chère à Ted Hughes, exprimée sans doute le mieux dans le premier poème de "Seven dungeon songs" (Moortown 123-8), et qui semble tendre à refonder la civilisation, comme la Rome mythique, sans doute, sur la bête. Mais dans ce poème, le pessimisme réside dans le constat que les loups sont, d'une autre manière,

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aliénés: "The Howling of Wolves / Is without world." Le loup, lui, ne sait pas sa jouissance, ne sait pas, à l'inverse de Prométhée, "quelle chance il a de ne être humain" (Moortown 88) :

The earth is under its tongue,
A dead weight of darkness, trying to see through its eyes.
The wolf is living for the earth.
But the wolf is small, it comprehends little.

Présence-au-monde faite d'urgence et de nécessité, voilà tout ce que manifeste réellement le hurlement des loups; ils sont là. Leur cri, qui pourtant fait vibrer l'humain jusqu'au plus profond de sa mémoire, est indicible: "The wind sweeps through and the hunched wolf shivers. / It howls you cannot say whether out of agony or joy." La poésie de langue animale, ce qu'on pourrait appeler la poésie "faunologique" de Ted Hughes, est la poésie d'une parousie, c'est-à-dire d'un nouvel avènement de la vérité toute entière, mais cette poésie-là est inouïe, à tous le sens que ce mot, de par son étymologie, comporte.

La rêverie dont le poète investit la langue elle-même, cependant, ne s'arrête pas là. Mais pour ce qui est des paroles de langue animale, il arrive que, ici et là, on puisse les entendre un peu.

Ursprache

Si la recherche d'une langue sans aliénation s'amorce dans ses poèmes les plus connus, elle prend un tour radical dans l'entreprise très problématique et beaucoup moins connue de la langue Orghast. Ted Hughes linguiste expérimental, Ted Hughes ouvrier de littérature potentielle oeuvre, de conserve avec Peter Brook, à la préparation des textes de deux pièces de théâtre, dans le cadre des travaux de l'International Centre for Theatre Research : Seneca's Oedipus semble être une sorte de coup d'essai. Jusque là, il n'y a rien à remarquer qu'une redite des trouvailles modernistes. Le bond en avant qu'opère Hughes, c'est Orghast. Pour cette nouvelle pièce expérimentale de Peter Brook, c'est l'anglais lui-même, cette langue chère à Mallarmé, qui la trouvait bien plus proche d'une langue sans défaut que la nôtre, on le jette aux orties :

English was hopeless. It could never have come near it. He [Hughes] had taken

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English to a bare, bald and imageless extreme already in Oedipus. The new syllables he now began to invent, the first vocabulary of Orghast, were a language purged of the haphazard associations of English, which continually tries to supplant experience and truth with the mechanisms of its own autonomous life. (Smith 42-3)

La démarche est à proprement parles révolutionnaire: la langue existante, en l'occurrence la langue anglaise, est jugée inepte ("hopeless"), on la dépose pour la remplacer par une langue créée de toutes pièces. Un peu comme Crow voulait faire table rase de toute la tradition littéraire, et partait, au degré zéro, de la seule idée d'un style "super-laid," Orghast accélère l'épuration et guillotine la langue-mère. Certes, on n'atteint pas l'idéal, en linguistique non plus qu'en politique, du jour au lendemain, et il est aisé de comprendre que cela demande un certain temps d'effort à un poète britannique, fût-il Ted Hughes, pour se débarrasser de ses habitudes les plus fondamentales. Car le dessein de Hughes en ce qui concerne l'Orghast n'est pas de régénérer la langue anglaise, mais d'en sortir d'abord pour ensuite retrouver, ou tenter de fonder un langue juste. Or, ce n'est rien d'autre que la tentative de retrouver une langue animale parfaite de toute éternité, qui ne se fige pas dans la syntaxe: "That will not chill into syntax" (Gaudete 176). Il faut trouver une langue sans arbitraire du signe, sans aliénation linguistique, une langue libérée de tous ce qui a trait à sa dimension discursive, et qui masque la vérité et le réel de l'expérience. Le théâtre semble offrir la possibilité d'une langue pleinement auditive, un peu à la manière dont Wagner voyait dans l'opéra la possibilité d'une Totalkunstwerk où le théâtre s'alliait à la musique et à la poésie, ou bien comme Artaud projetait un "théâtre de la cruauté" qui aurait uni tous les arts pour saisir les sens d'un auditeur dans une totale immédiateté. Le rapport de cette langue à la musique est indubitable, comme Hughes l'indique dans les propos que rapporte Stoppard: "I was interested in the possibilities of a language of tones and sounds, without specific conceptual or perceptual meanings, long before, but for drama not for poetry." Pourtant, il ne s'agit pas de faire de la musique. Ce qui compte avant tout, c'est le sens. L'Orghast est, en quelque sorte, un anti-langage, dont les mots n'expriment pas le sens ("such a language needs a body of precise but unexpected meaning behind it"): ils sont leur sens, ils font corps avec. L'Orghast est, pour ainsi dire, l'envers de la musique ("anti-music" [Smith 78]), car si la musique est pur signifiant, l'Orghast est pur signifié: "Music alone has not enough for the company. Every line of the Orghast has a translatable meaning. 'I didn't want to write nonsense,' said Ted Hughes" (Orghast 238).

L'idée part de la croyance en un fond linguistique commun à l'humanité toute entière. C'est la vieille idée des universaux. L'Orghast est cette Ursprache, cette langue fondamentale et

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originaire, capable d'impartir du sens, ou en tout cas certains états mentaux, "basic mental states" (Stoppard) à un auditoire, quelle que soit sa nationalité ou sa langue maternelle. La création de l'Orghast part du sens brut, extralinguistique, et extraite des profondeurs silencieuses, cérébrales ou viscérales, ce qui est censé être son prolongement linguistique: "The good words," dit Hughes à Stoppard, "are the words you invent immediately - blind - your mind completely fixed on the thing or state you want to express." Il est à noter que l'on retrouve à ce niveau la préférence de l'auditif sur le visuel: les meilleurs mots seraient conçus dans un état de cécité mentale, "invented blind." Comme si une certaine imagination, la mise en images mentales, qui est déjà une représentation, était une première schize : cela, précisément, qu'on veut éviter.

On aimerait être à même d'avoir accès à la majeure partie, sinon la totalité, du travail de Hughes en la matière, mais, sans doute pour des raisons qui se devinent déjà, on n'en glane que des bribes, rapportées par des observateurs. Voici un des rares passages qui procurent de telles informations, choisi pour sa relative richesse en nombre d'exemples :

[Other] roots were gr (eat), ull (swallow) and kr (devour), and it is not difficult to share in the sense of equivalence between the change of root and the change of "mental state" in three different kinds of eating. Urg was death, uss light, bruss strength, and gra fire. (Stoppard)

Jusqu'ici, en effet, il n'est pas trop difficile de suivre. Il s'agit d'un lexique, d'une liste de racines sémantiques, ou tout au moins de racines phoniques correspondant à des états mentaux, qui sont autant d'éléments discrets. Les choses, cependant, se compliquent très vite, lorsqu'on est amené à tirer les conséquences logiques du fait que ce ne sont là que des racines. Il va donc falloir les conjuguer, les assembler selon un axe syntagmatique, bref, les figer dans une syntaxe. "Some of these are good, others not so good. Afterwards, the words I invented blind turned out to be compounds of the first roots I established" (Stoppard). L'Orghast évolue donc, de manière somme toute logique, rationnelle, à partir d'une telle combinaison, comme l'indique la citation suivante, qui est une des autres sources d'information importantes quant à la grammaire, au sens large, de l'Orghast :

The word Orghast itself was the product of two roots, ORG and GHAST, which Hughes had offered as sounds for "life, being," and "spirit, flame" respectively. ORGHAST, then, was the name for the fire of being, the fire at the beginning,

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the fire at the centre, and so, metaphorically, sun. Closely related were GRA, "phsysical fire," and ASTA, "ice." (Smith 50-51)

Or, ce court passage est riche en enseignements, ou tout au moins soulève-t-il certaines questions cruciales. Mais sans chercher les solutions les plus érudites, il est quelque peu difficile de se retenir d'examiner l'étymologie du mot "Orghast" avec pour toute arme le seul bon sens. La racine ghast vient tout droit du premier dictionnaire anglais qui se respecte, où elle donne les mots "ghost" et "gast." Il s'agit de la racine du vieil anglais, venant, paraît-il, du vieux frison, et dont le sens fondamental est l'esprit ("spirit"). L'association de l'esprit à la flamme est probablement, en effet, aussi vieille que l'humanité. Quant à l'autre racine, org, on la trouve dans le verbe grec orgân, bouillonner d'ardeur, et son rapport à la vie (et métonymiquement à l'être) n'est pas véritablement chose nouvelle. En anglais ordinaire comme en français, l'orgie n'est rien d'autre que ce rite secret où s'accomplissent les fonctions les plus vitales de l'humanité. Enfin, le composé de ces deux racines, Orghast, est fortement semblable aux mots anglais d'origine grecque "orgiastic" et "orgasm." Ce dernier mot est d'un intérêt tout particulier, puisqu'il désigne la jouissance sexuelle, qui est un mode fort répandu de tentative d'accès au réel. Et cet accès au réel, ou à la vérité en tant que qu'elle est "far beyond human words," c'est bien ce à quoi tend tout ce travail sur une langue libre, c'est bien la raison d'être de l'Orghast. "Orghast," en fin de compte, serait un équivalent hellénique du très latin "gaudete." L'anglais, après tout, n'est peut-être jamais très loin. Et peut-être est-il plus difficile dans la pratique qu'il n'y paraît en rêve, de se départir de "nos manières de penser grecques et judéo-chrétiennes corrompues" (Faas 46).

Mais que l'on retourne à l'analyse de ce même texte par lequel Smith rend cursivement compte de quelques points essentiels de la grammaire de l'Orghast. Mais une autre donnée rend la question plus étrange :

Another close relationship existed between HOAN, "light," and the forms of the verb "to be." "You can't say 'is' without saying 'light'," Hughes observed. It was one of the clearest examples of his intension to create an organic language, in which abstractions could not breed more abstractions, but were always returned to the physical root. (Smith 51)

Ainsi, l'être et la lumière sont une seule et même chose: hoan. Mais ce qui est troublant, c'est que l'autre racine pouvant désigner la lumière, uss, est aussi la racine de "femme de lumière," ce qui crée une contiguïté être/lumière/femme. Et si l'on rapproche cela du sens,

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pour le moins étendu, d' "orghast," on obtient, métonymiquement (plutôt que métaphoriquement), la chaîne de contiguïté suivante: feu = commencement = être = centre = soleil = lumière = femme. Il semble donc bien que la tendance générale soit à une inflation de l'aire sémantique des mots de l'Orghast, comme si la discrétion des mots désignant des "états mentaux" était elle-même problématique. Sans qu'on parle jamais de l'existence de règle d'agencement syntagmatique des mots entre eux, leur discrétion même, leur pluralité s'avère contraire au principe de l'Orghast. C'est comme si l'Orghast, à son état le plus pur, était un seul mot, désignant ce "luminous spirit (maybe it is a crowd of spirits)," cet esprit lumineux en lequel Hughes voit la vérité des vérités, "a truth under all the truths" (Faas 190). L'Orghast semble donc bien avoir pour principal mode de développement la métonymie, et plus exactement cette forme particulière de métonymie qu'est la synecdoque, et qui est définie par la relation d'inclusion. En effet, les mots et les états mentaux d'Orghast tendent à s'inclure les uns dans les autres, comme pour tenter de tout dire. Ce phénomène serait en accord avec l'aphorisme: "Everything is inheriting everything" ("Root, Stem, Leaf" [Selected Poems 1957-1981. 76-77]).

Smith rapporte, d'après les notes de Hughes, que le développement de l'Orghast se fit en trois niveaux, "iconique," "indexal," "symbolique." Le troisième niveau, le niveau "symbolique," le plus problématique en l'occurrence, est défini comme celui auquel les mots n'ont d'autre relation que conventionnelle avec les choses: "a symbol (the vast majority of most normal words, for instance) has no relationship to the object or action it represents other than by convention." Si l'on veut tenter de cerner un tant soit peu de quoi l'on parle, il faut se rendre à l'évidence que ces trois niveaux ne sont pas discrets. Il est démontrable, d'après le texte de Smith, qu'il n'y a pas entre eux de différence de nature, mais de degré. La question est cruciale: c'est celle du symbolique, qui est la dimension fondamentale du langage. Elle peut se résumer ainsi: les mots et les choses, cela fait deux, quoi qu'on en ait. Mais il y a une troisième dimension qui est celle de la loi qu'on se donne en établissant la convention d'un rapport entre tels mots et telles choses. La différence entre les trois niveaux "iconique," "indexal" et "symbolique," est une différence de degré de ressemblance, de degré mimologique entre les mots et les choses. Or, e symbolique est là, dès l'instant même où le poète cherche la meilleure "invention aveugle" pour représenter un "état mental donné." L'écart est irréductible, et cet écart, c'est l'aliénation linguistique. Il est présent dans le tout premier projet de l'Orghast, dans l'idée même.

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Pourtant, des acteurs ont parlé l'Orghast, Orghast a été jouée une fois au moins. L'Orghast est devenu la langue d'échange d'acteurs n'ayant d'autre langue commune, Hughes dit s'être mis à s'exprimer en Orghast, un télégramme fut même rédigé dans cette langue, ce qui prouve au moins qu'une forme écrite en exista, et que ce fut une manière de langue vivante. Mais là, de l'aveu même du poète (Smith 115), c'était le commencement de la fin: l'Orghast se dénaturait, l'Orghast s'éloignait de son idéal. L'Orghast, selon l'expression de Hughes, se fermait:"The closing-up process set in." En d'autre termes, l'aliénation linguistique s'installait, visible, indéniable. Alors Ted Hughes, auteur de ce régicide expérimental de la langue anglaise, se faisait le Robespierre des mots pour que sa révolution reste pure: "I had to keep giving the words an extra wrench to distort them, keep them open." Dès qu'un nouveau mot était convaincu d'arbitraire, de relever du conventionnel, il était éliminé: "it was soon clear, he thought, when a new word was arbitrary, and usually it was dorpped" (Smith 114). Et ainsi, de purges en épurations, l'Orghast en vint à ne consister qu'en un vocabulaire fort réduit, que Smith estime à quelques deux mille mots, dont cinquante seulement, selon Hughes, étaient du véritable Orghast. Cela, tant et si bien qu'à la longue, vers la fin de la pièce, il devint difficile de donner à tous les acteurs un rôle suffisamment consistant en Orghast. (p. 134)

En somme, il semble bien que l'Orghast n'ait jamais existé que dans un état d'imperfection. Cette langue n'a jamais véritablement existé en tant que telle, mais seulement comme création hautement artificielle, seulement dans la ou les situations de la pièce, seulement pour le temps qu'elle dura, et a prix d'une réécriture permanente. Cet état instable d'imperfection dans lequel l'Orghast exista un peu, se définit d'être un état d'ouverture. Orghast est une langue "ouverte," en cela qu'aucune des deux articulations qui forment le langage humain n'est autorisé à s'y faire pleinement. Plutôt que la langue régénérée qu'elle se proposait d'être, l'Orghast est une partition dramaturgique, "a dramatic score."

La langue animale qui se dessinait à l'un des horizons de la pratique poétique de Ted Hughes, c'est donc l'idéal de l'Orghast, l'idéal d'une langue pleine qui serait comme l'envers de la musique et accéderait immédiatement au sens. C'est une énormité, à y bien penser, que l'entreprise de la réalisation de ce rêve ait jamais existé. Mais quel que soit le destin de cette révolution-là, et même si elle se fit en dehors du corpus principal de l'oeuvre de Ted Hughes, elle ne peut que jeter une lumière importante sur le reste de l'oeuvre. L'étude montre que l'objet de l'expérience Orghast est la libération de l'aliénation linguistique, la réduction de la fracture entre les mots et les choses, l'abolition de l'arbitraire du signe: "Such arbitrariness, assuming prior knowledge in an audience, is precisely one of the

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barriers which the Centre wants to break down, or tunnel under" (Smith 44). Or, au plus fort de l'expérience, et jusque dans l'idée qui la fonde, l'idée d'un langage sans faille symbolique de la signification s'avère être une aporie. Peter Brook l'a très bien compris, qui en est finalement arrivé à voir dans l'Orghast une confrontation à l'impossible: "In tackling Orghast we are tackling the impossible" (Smith 134).

Mimologisme

La recherche d'une langue dont les mots seraient directement connectés aux choses, qui constitue l'aventure de l'Orghast, participe d'une opinion, voire d'une croyance du poète, qui ne se limite pas à cette expérience théâtrale. On en trouve les traces diffuses dans toute son oeuvre où, si elle ne se présente plus sous le forme d'une grande idée révolutionnaire, elle fait office de ferment, pour ainsi dire réformateur, de la langue. Les meilleurs mots, pour Hughes, sont ceux qui parlent directement aux sens: "Words which belong directly to one of the five senses" (p. 17).

Le premier terme qui vient alors à l'esprit est celui d'onomatopée, car "les onomatopées sont des vocables qui imitent certains sons de la vie concrète" (Suhamy 91). Et c'est bien le terme qu'utilise Smith pour décrire le procédé par lequel Hughes inventait les mots d'Orghast: "Sounds to represent physical actions could be found onomatopoeically" (p. 43). Pourtant, Gérard Genette, qui a étudié la question in extenso, propose cette mise au point :

Stricto sensu, l'onomatopée est donc un mot forgé par imitation d'un bruit extérieur (y compris les cris d'animaux), le mimologisme un mot forgé par imitation d'un cri, ou plus généralement d'un "bruit vocal" humain. (Genette 165)

Le concept de mimologisme est avancé par Genette au prix d'un néologisme, le mot ne se trouvant pas dans les dictionnaires les plus courants de la langue française (mimologie, au sens courant, signifie tout autre chose). La nécessité de créer un terme découle en partie de la rigidité des définitions existantes, et c'est bien l'intention déclarée de l'auteur des Mimologiques de trouver un terme d'acceptation générique :

Conformément ou presque à la tradition rhétorique, et sans excès d'étanchéité dans la nomenclature, nous appellerons mimologie ce type de relation

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mimologique la rêverie qu'elle enchante, mimologisme le fait de langage où elle s'exerce ou est censée s'exercer, et, par glissement métonymique, le discours qui l'assume et la doctrine qui l'investit. (Genette 9)

Convenons donc d'adopter ce mot-là pour désigner l'ensemble de cette relation qu'entretient Ted Hughes au langage, et qui en fait un émule de Cratyle qui, interlocuteur de Socrate dans l'un des textes de Platon, prêta son nom à la doctrine mimologique qu'il soutenait : le cratylisme.

La démonstration de l'importance des manifestations diffuses de cette conception du langage n'est plus à faire. Il suffit de reprendre la lecture de n'importe quel poème de Ted Hughes pour en entendre la preuve. Pourtant, si l'on parcourt un peu systématiquement ses poèmes, quelques cas extrêmes, somme toute assez rares, apparaissent dans des textes qui ne sont pas nécessairement les meilleurs. L'une des rares occasions d'onomatopée vraie (au sens de Genette), apparaît par exemple dans 'The Wound" (Wodwo 104-146), où le soldat Ripley, dans le délire d'une de ses répliques, donne un exemple de mimologisme obsédant: "Boots in grass, grass, grass. Grass, grass, grass - sound of man moving alive over the open earth, grass, grass, grass!" (107-8) Mais, de façon plus jolie, le mimologisme sait, chez Hughes, s'intégrer au texte avec beaucoup de subtilité. Témoins, ces quelques mots qui décrivent des chants d'oiseaux: "Lightning again / Tosses the kitchen, the birds bustle their voices / Squibby-damp, echoless, but not daunted / Out in the nodding, dripping, filckering, blue garden" ("He Gets Up in Dark Dawn" [Season Songs 18-9]). C'est toute la phrase qui semble entreprendre là de mimer le contexte d'un instant d'orage, et cela culmine dans ce "Squibby-damp," qui semble d'autant plus ressemblant que son sens est bousculé par l'effet de surprise que crée la comparaison de voix d'oiseaux à des pétards mouillés. Mais l'effet n'est pas isolé, il participe de tout un travail du texte, avec concaténation d'adjectifs en apposition, mot composé, consonances diverses, effets de rythme, métaphores, etc.

Voici un autre exemple où le mimologisme naît non pas de quelques mots isolés, mais de leurs consonances conjuguées, dans un poème qui veut peindre un tableau naturel :

Grass in a mesh of all flowers floundering
Sizzling leaves and blossoms bombing
Nestlings hissing and groggy-legged insects

And the trees
Stagger, they stronger

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Brace their boles and biceps under
The load of gift. And the hills float
Light as bubble glass
On the smoke-blue evening
("April Birthday" [Season Songs 25-6])

On retrouve le paradoxe que c'est lorsqu'elle se veut la plus référentielle, et donc la plus transparente, que cette langue poétique s'opacifie, et enfle sa dimension de signifiant, s'éloignant ainsi des choses par le désir-même de s'en rapprocher. Mais le point qu'il faut marquer ici, c'est qu'il en va du mimologisme des textes de Hughes comme de la métaphore: il est diffus, et pénètre chaque lettre du poème au point de paraître, par une sorte d'effet de camouflage, naturel au langage. S'il faut trouver un mot pour désigner avec quelque précision la nature du mimologisme tel qu'il s'exprime le plus couramment chez Ted Hughes, celui qui convient sans doute le mieux est celui d'harmonisme. "On appelle harmonisme une combinaison de sonorités choisies, mariées, modulées avec des intentions suggestives" (Suhamy 92). Mais il faut ajouter à cela qu'harmonisme n'implique pas nécessairement agencement harmonieux de sons et, semblable en cela au moins aux oeuvres de ses contemporains musiciens, celles de Hughes incluent dans leurs harmonismes la dissonance.

On rencontre là un fait qui, pour être par certains côtés admirable, est loin d'être l'apanage de Ted Hughes, comme on a parfois tendance à la laisser entendre. Certes, il y a de quoi se laisser séduire: cela semble être un peu magique. Mais c'est le pouvoir des poètes. C'est l'alchimie du verbe. C'est Seamus Heaney, possédé de sa langue maternelle, c'est d'Arthur Rimbaud, la bouche pleine de voyelles aux essences latentes, c'est Stéphane Mallarmé, qui s'émerveille d'entendre parfois les mots "exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure" (p. 364)

Cependant, si l'originalité de Ted Hughes n'est pas dans son mimologisme en tant que tel, elle réside pour une bonne part dans l'importance qu'il lui accorde. la chose prend des dimensions qui dépassent sans conteste la stylistique et même la théorie du langage, pour devenir une philosophie, une croyance ayant des implications quasi religieuses.

Ainsi, le langage a-t-il pour Hughes une profondeur inexplorée. Le langage, dans ses tréfonds, sait les choses, puisqu'il ne fait qu'un avec elles. Or, l'idée n'est pas folle selon laquelle l'inconscient touche au réel. Car enfin, si "le redoutable inconnu au-delà de la ligne,

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c'est ce que, en l'homme, nous appelons l'inconscient, c'est-à-dire la mémoire de ce qu'il oublie" (Lacan, Le séminaire VII 272), il se peut bien qu'il touche à l'origine, puisque la science doit bien avouer que l'homme oublie ses origines. La langue garderait alors, avec celle du grec et du latin, la mémoire des premiers cris de nos ancêtres. Telle est la pensée de Hughes en la matière, et il se peut bien que la poésie, plus que tout autre usage du langage, soit propre à laisser entendre, à son insu, des bribes de ces lointains souvenirs. Mais le passage qui, par les sons et les rythmes, relie les mots aux choses, relie la pensée de l'homme au monde, par le détroit de son corps, c'est un passage fort étroit, en une région où les cartes sont douteuses ("The Doubtful Charts of Skin" [Cave Birds 26]). Pourtant cela ne place pas le poète en porte-à-faux dans son époque, bien au contraire. C'est peut-être bien là, à l'époque moderne, une quadrature du cercle pour les pessimistes, et pour les autres un passage du Nord-Ouest.

BIBLIOGRAPHIE

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   - Selected Poems 1957-1981. Londres : Faber, 1982.
   - Seneca's Oedipus [1968]. Londres : Faber, 1969.
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   - Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.
   - Le séminaire livre XVII : L'envers de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1991 [1970].
Mallarmé, Stéphane. Oeuvres complètes. Paris : Pléiade, 1989 [1945].
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Vaughan, Henri. "Silex scintillans: Sacred Poems and Private Ejaculations." The Complete Poems. Hamondsworth : Penguin, 1983. 135-313.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)