(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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Nice Work de David Lodge : jeu de société ou jeu d'écriture ?

Marie-Françoise Cachin (Université Paris 7)

Quand le roman de David Lodge, Nice Work, fut traduit en français (premier roman de l'auteur jamais publié en France), il parut sous le titre Jeu de Société.

Choix judicieux pour rendre l'expression "nice work" qui figure en plusieurs endroits à l'intérieur de l'oeuvre et qui a l'avantage de mettre immédiatement en relief, d'une part le thème central, à savoir la confrontation de deux milieux socioculturels différents, d'autre part, le caractère ludique avec lequel celui-ci est traité.

Ce roman au succès indéniable, en Angleterre comme en France, mérite qu'on y porte plus d'attention que n'en méritent a priori les "best-sellers." Car il fait partie de ce type de littérature dont David Lodge se déclare adepte et qu'il appelle "layered fiction," entendant par là des textes qui, selon lui, présentent l'avantage de "make sense and give satisfaction even on the surface level, while there are other levels of implication and reference that are there to be discovered by those who have the interest or motivation to do so (1)." Les anglicistes que nous sommes font indéniablement partie de ce public cultivé auquel ses livres sont destinés, de ces lecteurs intéressés ou motivés à même d'en découvrir les strates sous-jacentes. Dans Nice Work, elles sont facilement décelables car ce roman porte clairement l'empreinte de ce qui est connu comme le "condition of England novel." Trois des principaux tenants du roman social victorien, Charles Dickens, Elizabeth Gaskell et Charlotte Brontë, sont manifestement présents dans l'oeuvre de David Lodge dont chacune des six parties comporte en exergue une citation tirée de Hard Times, ou de North and South ou de Shirley. Deux citations supplémentaires, l'une provenant de Felix Holt the Radical de George Eliot, l'autre de Sybil or the Two Nations de Disraeli, figurent en tête du roman et confirment si besoin était le modèle auquel fait référence.

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1. Haffenden, J. Novelists in Interview. London : Methuen, 1985. 160.
* Les références des citations de Nice Work indiquées entre parenthèses renvoient à l'édition Penguin.

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Parus entre 1845 et 1866, les cinq romans industriels victoriens mentionnés présentent des caractéristiques communes que nous rappellerons brièvement. De manière plus ou moins explicite, ils mettent en évidence l'existence, en Grande-Bretagne, de "deux nations" et leur intrigue s'articule autour de deux groupes de personnages, l'in représentant la classe possédante à la tête de l'industrie, l'autre le monde des travailleurs dont sont décrites les conditions de vie difficiles. Dans Shirley, Sybil, North and South et Felix Holt the Radical, l'intrigue s'articule autour d'une crise sociale particulièrement aiguë, prenant la forme d'une grève ou d'une émeute, grâce à laquelle, si l'on peut dire, une certaine prise de conscience s'effectue chez les maîtres de l'industrie comme chez les ouvriers dont l'attitude les uns à l'égard des autres évolue alors vers plus de compréhension et de tolérance. Notons au passage que les femmes jouent un rôle essentiel dans cette évolution.

C'est sans doute de North and South d'Elizabeth Gaskell que Nice Work s'inspire le plus, comme Lodge lui-même le confirme en déclarant que "Nice Work reenacts some of the opposites in Mrs Gaskell's North and South. L'influence de ce roman se manifeste dans Nice Work sur différents plans.

North and South présente une double opposition : la première, d'ordre culturel, entre d'une part le monde rural du sud de l'Angleterre que l'héroïne, Margaret Hale, est contrainte de quitter et, d'autre part, la société industrielle du nord du pays que la jeune fille découvre en venant habiter la ville de Milton, "a manufacturing town in Darkshire." La seconde opposition, entre le monde des "masters," incarné par John Thornton, et celui des ouvriers, est d'ordre social. Transposant cette situation de l'époque victorienne à l'époque contemporaine, David Lodge choisit, de cette manière, de confronter deux groupes socioculturels, celui de l'industrie incarné par Vic Wilcox, patron de la société de

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fonderie Pringle's and Co, et celui de l'Université représenté par Robyn Penrose, enseignante de littérature anglaise à l'Université de Rummidge, envoyée comme "shadow" auprès de Vic Wilcox dans le cadre de "l'année de l'industrie" afin de découvrir et de mieux comprendre le fonctionnement d'une entreprise. Et comme Elizabeth Gaskell, Lodge introduit une seconde opposition, entre d'un côté les dirigeants, de l'autre les ouvriers de la fonderie.

Dans North and South comme dans Nice Work, les deux principaux personnages féminins sont placés dans une situation identique de découverte d'un monde qu'elles ignorent et l'une comme l'autre ont a priori les mêmes réactions d'hostilité envers les deux hommes auxquels elles sont confrontées et qui incarnent à leurs yeux l'exploitation de la classe ouvrière. Toutes deux sont semblablement choquées par les conditions de vie et de travail des ouvriers et manifestent à leur égard la même sympathie apitoyée qui amène Margaret Hale à venir en aide à l'ouvrier Higgins et à sa famille, et Robyn Penrose à tenter de défendre le Pakistanais Danny Ram menacé de licenciement.

Une certaine similarité entre les deux livres, mais aussi avec les autres romans sociaux, apparaît sur le plan des relations personnelles. Après s'être dans un premier temps confrontés et affrontés, les deux protagonistes de la plupart de ces romans finissent par se rapprocher, et le plus souvent la jeune femme, dont l'hostilité à l'égard du héros masculin s'est estompée, joue le rôle de la Providence en sauvant celui-ci des difficultés financières dans lesquelles il se débat. David Lodge a recours, pur terminer son livre, à ce type de coup de théâtre. Tout comme à la fin de North ans South, Margaret Hale, ayant opportunément hérité d'une somme importante, est à même de venir au secours de John Thornton qui a dû vendre son entreprise et se retrouve sans emploi ni ressources, dans Nice Work, Robyn Penrose, de manière plus inattendue, hérite tout aussi opportunément d'un oncle, ce qui lui permet de proposer à Vic Wilcox, qui vient de perdre son poste chez Pringle's, de monter une nouvelle affaire.

Si Nice Work porte indéniablement, dans sa structure et dans son intrigue, les traces du roman d'Elizabeth Gaskell, on peut également y repérer au niveau de l'écriture d'autres échos du roman social victorien. La description de certains quartiers industriels de Rummidge évoque immanquablement les termes dans lesquels les romanciers victoriens mentionnés dénonçaient la laideur et la misère des villes industrielles, le Coketown de Hard Times ou le Milton de North and South. Le vocabulaire utilisé par Lodge qui parle du "pall of smoke" ou encore du "film of coaldust and smoke" qui enveloppe le quartier de

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Rummidge nommé "the dark country," ou les images auxquelles il a recours pour décrire la fonderie perçue comme un véritable enfer par la jeune universitaire, semblent provenir directement des visions apocalyptiques données par ces auteurs de romans sociaux :

The air reeked with the sulphurous, resinous smell, and a fine drizzle of black dust fell on their heads from the roof. Here and there the open doors of furnaces glowed a dangerous red, and in the far corner of the building what looked like a stream of molten lava trickled down a curved channel from roof to floor [...]

To Robyn's eyes it resembled nothing so much as a medieval painting of hell - though it was hard to say whether the workers looked more like devils or the damned ? (NW 127-8)

D'autres éléments dans l'écriture portent la marque d'un époque antérieure. Ainsi l'intrusion flagrante du narrateur au début du chapitre 2 de la première partie: "And there, for the time being, let us have Vic Wilcox, while we travel back an hour in time, a few miles in space, to meet a very different character" (NW 39). Ainsi également le choix de noms emblématiques pour les deux personnages principaux: celui de Victor Wilcox (WILL-COX) suggère la victoire, la volonté et le rôle de capitaine "cox" pour "cockswain") du patron de Pringle's, image figurant d'ailleurs plusieurs fois dans le texte, en particulier de manière ironique dans le premier chapitre: "he feels like the captain of a sleeping ship, alone at the helm, steering his oblivious crew through dangerous seas" (NW 14); et le nom de Robyn Penrose (PEN-ROSE) suggère son aspect physique par l'allusion au "red robin" (faisant référence à sa chevelure rousse) et l'image de la rose, ainsi que son métier grâce aux mot "pen." Lodge dit d'ailleurs clairement, à propos précisément d'un personnage de North and South nommé Boucher: "proper names in fiction are of course never neutral: they always signify, if it is only ordinariness (2)." Et ce n'est donc sûrement pas par hasard non plus que la secrétaire de Wilcox s'appelle Shirley...

Mais l'utilisation assez évidente que fait Lodge du roman social victorien ne se limite pas à de simples résonances intertextuelles. Non content de transposer son modèle à l'époque contemporaine, l'écrivain le détourne pour l'entraîner dans une nouvelle voie, ou plutôt pour le chanter d'une autre voix, sur un autre ton, définition première de l'exercice parodique (3). Le jeu de société devient jeu d'écriture et plus encore de réécriture.

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2. Lodge, David. After Baktin : Essays on Fiction and Criticism. Londres : Routledge, 1990. 103.
3. Cf. Genette, Gérard. Palimpsestes : la Littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982. 17.

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La principale des modifications, inhérente à la notion même de parodie, consiste à passer du mode sérieux, sinon tragique, et foncièrement moral du roman social victorien dont le sujet ne prêtait guère à rire, à un mode comique.

Au niveau de l'intrigue, on peut en donner pour exemple le renversement de situation inattendu qui fait que Vic Wilcox, après avoir accueilli Robyn Penrose dans son entreprise, devient à son tour "shadow," découvre le monde universitaire et le travail des enseignants. Mais en nous montrant Vic Wilcox sur les bancs de l'Université, s'efforçant non sans peine de comprendre la différence entre métaphore et métonymie, l'écrivain place l'industriel en situation d'ignorance et d'infériorité par rapport à Robyn Penrose et le tourne en ridicule.

Cette dérision à l'égard du "héros," impensable dans un roman victorien, qui fait du maître un élève, s'exerce également au niveau de ses relations personnelles avec la jeune femme et atteint son comble lors de la brève aventure sexuelle que vivent Robyn et Vic quand ils se rendent ensemble à Francfort chez des fournisseurs de Pringle's. Tout dans cet épisode met en évidence le renversement des rôles sexuels traditionnels, ressenti non sans jubilation par la jeune femme: "she is in control. Perhaps she feels a certain sense of triumph at her conquest: the captain of industry at the feet of the feminist literary critic - a pleasing tableau" (NW 289). La scène relatée dans l'un des plus courts chapitres du roman nous montre un Vic Wilcox transformé en amoureux transi tandis que Robyn s'efforce de la ramener à la réalité, si l'on peut dire, en lui exposant ses théories sur l'amour et la sexualité. On est loin de l'idylle platonique qui se développe entre une Margaret Hale et un John Thornton, ou entre une Sibyl et un Egremont, et qui finit comme il se doit par un mariage, surtout quand, à la fin du chapitre, Vic, impatient, demande à Robyn de cesser ses discours et qu'elle répond: "All right... Bur I prefer to be on top." (NW 293)

L'utilisation de la grève fournit à Lodge une autre occasion de détourner son modèle victorien. Dans les romans sociaux, la grève est un événement grave, un moment de crise, une mise en évidence des conditions de vie pénibles des ouvriers, mais aussi des difficultés auxquelles peuvent se trouver confrontés les patrons de l'industrie eux-mêmes. Or, si Margaret Hale dans North and South intervient pour faire cesser la grève, à l'inverse, Robyn Penrose en déclenche involontairement une en prévenant Danny Ram qu'il est menacé de licenciement. L'attitude compatissante et fondamentalement chrétienne de Margaret Hale à l'égard des ouvriers et des chômeurs est liée à sa perception très vive des souffrances et de la misère qu'ils endurent. L'impression ressentie par Robyn Penrose devant les ouvriers qui travaillent dans la chaleur et le bruit vient

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essentiellement de ses préoccupations intellectuelles et de ce fait sa vision déshumanise les hommes au travail :

her heart swelled with the recognition of the spectacle's powerful symbolism. He was the noble savage, the Negro in chains, the archetype of exploited humanity, quintessential victim of the capitalist-imperialist-industrial system.
(NW 133)

Le langage que Lodge met ici dans la bouche de son héroïne est un élément essentiel du jeu d'écriture auquel se livre l'auteur. Le personnage de Robyn Penrose constitue d'ailleurs l'axe principal de la transposition parodique. En transformant Margaret Hale, fille de pasteur sincèrement choquée et préoccupée par les maux de la société auxquels elle se trouve confrontée à Milton en une universitaire féministe, lacanienne et qui plus est spécialiste du roman victorien, David Lodge joue et se joue du roman social victorien. Et il joue sur plusieurs tableaux.

L'appartenance de Robyn Penrose à l'Université rend encore plus frappant l'écart culturel qui sépare Vic Wilcox et la jeune femme, illustré par leur différence de langage. Leurs problèmes de communication sont tels qu'ils sont obligés d'expliquer et d'expliciter continuellement pour l'autre ce qu'ils disent dans un jargon propre à leurs professions respectives. Robyn a quelque mal à comprendre les termes techniques et les sigles utilisés par Vic Wilcox (on notera au passage la délectation avec laquelle Lodge joue avec les sigles tout au long du roman) mais il est pour le moins aussi difficile pour le directeur de Pringle's de saisir le sens exact des propos de la jeune femme. Le dialogue au cours duquel Robyn analyse pour Vic les publicités pour cigarettes fournit un exemple presque caricatural de leurs difficultés à communiquer :

'The Marlboro ad doesn't disturb that naive faith in the stability of the realistically plausible - between smoking that particular brand and the healthy, heroic outdoor life of the cowboy. Buy the cigarette and you buy the life-style, or the fantasy of living it'.
'Rubbish!' said Wilcox. 'I have the country and the open air. I'm scared to go into a field wit a cow in it'.
'Well then, maybe it's the solitariness of the cowboy in the ads that appeals to you. Self-reliant, independent, very macho'.
'I've never heard such a lot of balls in all my life,' said Vic Wilcox. (NW 223-4)

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Le contraste entre le vocabulaire utilisé par l'un et par l'autre, reflet du milieu socioculturel dont ils sont issus, sert l'intention satirique de l'auteur et c'est un procédé auquel il a souvent, peut-être même trop souvent recours.

Plus habile et d'un effet parodique plus subtil est le jeu auquel se livre David Lodge en faisant de Robyn Penrose une spécialiste de ces romans sociaux qui lui servent de modèle. Cette astuce lui permet, sur le plan e l'intrigue, de justifier l'envoi de la jeune universitaire chez Pringle's et d'opposer la connaissance, toute livresque et intellectualisée que peut avoir Robyn du monde industriel, à la réalité de la vie d'une entreprise telle qu'elle est vécue tant par les cadres que par les ouvriers. Mais surtout ce choix lui permet de fascinants effets de miroir. Les commentaires et les interprétations que donne Robyn de ce type de romans n'ont a priori rien de très original :

In the 1840s and 1850s, says Robyn, a number of novels were published in England which have a certain family resemblance [...]. In their own time they were often called "Condition of England Novels," because they addressed themselves directly to the state of the nation. They are novels in which the main characters debate topical social and economic issues. (NW 72-3)

Mais ce cours sert en fait le dessein parodique de David Lodge en permettant au lecteur - qui ne s'en rendra compte que progressivement et a posteriori - de découvrir ou de redécouvrir le genre littéraire que l'auteur soumet au jeu de son écriture. Ainsi en est-il d'autres remarques apparemment banales de Robyn sur la fin des romans sociaux qui préfigure la fin que Lodge donnera à son propre livre :

Unable to contemplate a political solution to the social problems they described in their fiction, the industial novelists could only offer narrative soutions to the personal dilemmas of their characters. And these narrative solutions are invariably negative or evasive. [...] In short, all the Victorian novelists could offer as a solution to the problems of industrial capitalism were: a legacy, a marriage, emigration or death. (NW 82-3)

Ce n'est qu'un peu plus tard que la manipulation ludique à laquelle David Lodge soumet Robyn Penrose se produira, la spécialiste avéré du roman industriel victorien se trouvant contrainte d'assumer complémentairement la fonction d'héroïne de ce qui apparaîtra alors une réécriture de ce type de littérature. En sauvant Vic Wilcox de la misère, elle devient malgré elle, dans le miroir que lui tend l'auteur, le reflet déformé, modernisé et

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intellectualisé d'une Shirley ou d'une Margaret Hale dont elle partage d'ailleurs le tempérament passionné et énergique.

La présence des multiples allusions, ressemblances et références à des oeuvres antérieures n'a donc pour fonction essentielle que de rappeler sans cesse au lecteur le modèle sur lequel Lodge bâtit son roman. Car si l'on regarde de près les citations placées en exergue des différentes parties, on s'aperçoit que certaines d'entre elles trouvent leur pertinence davantage par rapport au déroulement du récit que par rapport aux problèmes de société qui préoccupaient E. Gaskell ou Ch. Brontë. La citation de Hard Times au début de la troisième partie - "People mutht be amuthed. They can't be alwayth a learning, nor yet they can't be alwayth a working. They an't made for it" (NW 151) - ne sert qu'à introduire les chapitres relatant le week-end de Robyn et de Vic. L'extrait de Shirley qui figure en exergue de la dernière partie sert avant tout à annoncer que le roman se termine: "The story is told. I think I now see the judicious reader putting on his spectacles to look for the moral. It would be an insult to his sagacity to offer directions. I only say, God speed him in the quest!" (NW 319)

Le roman social victorien n'est pas seulement l'hypotexte sur lequel Lodge édifie son hypertexte. Il sert également; il sert surtout de prétexte à ces jeux d'écriture auxquels l'auteur s'est toujours adonné dans sa production romanesque. A commencer par le recours à une structure binaire à laquelle le modèle choisi se prête tout naturellement et dans laquelle l'écrivain ne cache pas qu'il se sent particulièrement à l'aise: "I tend to balance things against each other; my novels tend towards binary structures - with, for example, opposite characters (4)." Cette structure binaire intervient non seulement sans l'opposition des deux personnages principaux et des milieux qu'ils représentent, mais aussi dans la technique narrative. Lodge joue autant que faire se peut du mode alternatif, tantôt au niveau des chapitres (le premier décrit ma matinée de Vic Wilcox, le deuxième celle de Robyn Penrose), tantôt à l'intérieur d'un même chapitre, comme le chapitre 3 de la première partie, consacré aux occupations de Robyn, de Vic, de Marjorie, sa femme, entrain de faire des courses avec leur fille Sandra, où le regard se déplace alternativement sur chacun de ces personnage.

Jeu d'écriture, jeu sur les mots, par exemple celui auquel Lodge soumet le terme de "shadow," mot-clé de l'histoire. Pour Robyn Penrose essayant d'analyser ses réactions par rapport au rôle de "shadow" qu'elle est en train de jouer chez Pringle's, le mot est interprété,

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4. Haffenden. 152.

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par déformation professionnelle, pourrait-on dire, comme un terme littéraire: "A shadow was a kind of double, a dopplegänger, but it was herself she duplicated at Pringle's, not Wilcox," puis, quelques lignes plus bas seulement, elle l'utilise dans un sens beaucoup plus banal: "Of course, to the people who worked at Pringle's, the reverse was true: the University and all it stood for was in shadow - alien, inscrutable, vaguely threatening" (NW 216). Ailleurs, Lodge lui donne une connotation maléfique assez banale en notant que Robyn ressent la présence de Vic "like a shadow falling over her" (NW 301). Ailleurs encore, il le fait apparaître dans une citation de Tennyson choisie de manière tout à fait pertinente par Vic Wilcox dont les connaissances littéraire se sont enrichies :

'In my life was a picture, she that clasped my neck had flown.
I was left within the shadow, sitting on the wreck alone'.
'That's rather beautiful', said Robyn, after a pause.
'I thought it was rather appropriate'. (NW 356)

Dans ce contexte, on peut déplorer que Lodge n'ait pas gardé le premier titre envisagé par lui pour son livre: "Shadow work." Ce titre aurait eu l'avantage d'évoquer non seulement la mission de Robyn Penrose à Pringle's mais aussi le travail fait par l'écrivain sur le modèle littéraire choisi car Nice Work est à certains égards "the shadow" du roman social victorien.

Il est bien d'autres aspects de ces jeux d'écriture dans le roman de Lodge, que ce soit au niveau du vocabulaire et dans l'utilisation de comparaisons comiques ou dans les variations de points de vue, les paragraphes présentants en continuité, sans aller systématiquement à la ligne, le dialogue entre Robyn et Vic, ponctué par des "she siad," "he said," sans oublier les allusions aux romans précédents de l'auteur avec la présence de Changing Places et Small World.

Mais ce qui prédomine dans Nice Work, ce qui donne à ce roman sa qualité spécifique, c'est le jeu d'écriture central réalisé à partir du roman social victorien et qui place David Lodge dans la cohorte de ces écrivains britanniques contemporains dont la liste ne cesse de s'allonger : Jean Rhys, John Fowles, Peter Ackroyd, Sue Roe, Margaret Foster, Emma Tennant, Antonia Byatt, qui chacun à leur manière s'appuient sur les textes littéraires anglais du 19o siècle, s'en inspirent, les reprennent, les continuent ou les pastichent pour construire leurs propres romans.

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Sur ce plan, l'originalité de David Lodge dans Nice Work est d'avoir pratiqué son jeu favori de transposition parodique non pas sur une oeuvre en particulier, mais sur ce qui peut être considéré comme un genre. L'exercice de style est réussi et l'on a envie pour conclure de parodier l'auteur à notre tour en disant: "Nice work, David Lodge!"

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)